dimanche 28 novembre 2010

L'histoire vue comme une science morale


L’HISTOIRE VUE COMME UNE SCIENCE MORALE

La question que me posaient les grandes personnes, lorsqu’elles apprenaient que je m’intéressais à l’histoire, la question, toujours la même, était: «À quoi ça sert savoir l’histoire?», ou l’une de ses quelconques variantes. Bien sûr, les grandes personnes savent à quoi servent les médecins, les ingénieurs, les financiers, les hommes d’État. Leur poser la question apparaîtrait stupide tant il est évident ce qu’ils font et quelles contributions ils apportent à la société. Mais, s’intéresser à l’histoire, pourquoi? Cela m’arrivait fréquemment lorsque j’étais enfant, et bien sûr, je ne savais pas quoi répondre. Mes parents, sans doute un peu désespérés et toujours déçus, souriaient en pensant qu’il vallait mieux s’intéresser à l’histoire qu’à faire des mauvais coups. Et moi, je ne savais vraiment pas que répondre.

William Faulkner envoya un message à Albert Camus lorsqu’il apprit qu’il serait récipiendaire du prix Nobel de littérature. Rédigé en français, le romancier américain le félicitait: «On salue l’âme qui constamment se cherche et se demande». La quête historienne ne serait-elle aussi, qu’une quëte où une âme, constamment, se cherche et se demande, sublimée dans une «en-quête» historique des origines (de soi), ce qui satisfairait à l’hypothèse freudienne? Plutôt que de s’interroger sur lui-même, en lui-même, le chercheur en histoire serait quelqu’un qui chercherait dans le passé des peuples, dans le passé des autres, ce qu’il ne veut pas ou ne peut pas chercher ou ne veut pas trouver en lui? Mais cette réponse est sans objet car elle peut s’adresser à tous. Médecins, ingénieurs, financiers, hommes d’État, tous le font précisément pour ne pas avoir à affronter leurs vieux démons, alors pourquoi l’adresser particulièrement à l’historien? Pourquoi y trouver la justification de la quête historienne? La planète du sublimé est une planète sans réponse.

Le philosophe italien Benedetto Croce affirmait que «toute histoire est une histoire contemporaine». Sans doute. Le relativisme historique est, toutefois, une idéologie plutôt qu’une évidence de sagesse. Si la réponse était aussi évidente, les grandes personnes ne poseraient pas cette question, comme elles ne la posent pas au médecin ni à l’ingénieur. Et les gens seraient déçus de retrouver trop copier/coller leur monde contemporain dans la description des événements et des personnages du passé. Il y a un exotisme historique comme il y en a un géographique. Si les «clubs Med» du Temps n’existent pas encore, c’est une question de limite du temps physique et non d’intérêt de divertissement. Aussi, n’attenderons-nous pas des historiens-touristiques tracer des programmes de «voyages dans le temps» avec forfait au Palais de Versailles ou à la Cité interdite. La planète de l’exotisme historique est un Luna Park.

L’histoire sert à cultiver et à affermir la mémoire. Réponse la plus souvent entendue. Rien de tel que de donner un tas de dates chronologiques et d’événements importants pour consolider la mémoire. On y fabrique une sorte de mini-théâtre de la mémoire comme en avait élaboré un Giordano Bruno. Notre visualisation s’imagine une scène centrale et deux scènes latérales. À gauche, on commence par l’histoire nationale, les dates d’exploration ou de fondation des premiers établissements, les dates épiques qui suivirent jusqu’à l’installation de l’État perçu comme une première institution nationale (à portée unitaire), les événements religieux, économiques, culturels, etc. qui l’accompagnent. Suivent les régimes successifs, les hommes d’État illustres, les victoires et les défaites militaires, les guerres civiles et les guerres étrangères. Sur la scène latérale droite, on part avec les dates les plus reculées qui défilent jusqu’à une date/césure. Première date/césure si on peut, l'incontournable, le passage du comput géologique au comput anthropologique, la chronologie historique. Les premières traces humaines selon la période (paléolithique, néolithique, etc.), le peuplement sédentaire, la fondation des grandes civilisations, la succession des grands empires, les grands événements de portée mondiale. Les grands systèmes économiques, les grandes périodes culturelles. Bref, le tissu humain dans lequel sont appelés à s’inscrire les éléments retenus de la scène latérale gauche. L’histoire universelle. Enfin, sur la grande scène de l'actualité apparaissent les événements et les personnages les plus récents, les dates les plus détaillées (journées, mois, années), les entremêlements entre les événements des deux scènes latérales qui défilent jusqu’à ce que, le temps passant, ils aillent rejoindre l’une ou l’autre des scènes latérales et perdent de leurs précisions. Cette scène, c’est la grande scène du Théâtre du Monde, pour reprendre le titre de la pièce de Calderón, car elle contient l’histoire contemporaine, jugée la plus importante, celle dont les échos se font entendre encore régulièrement, quotidiennement, définissant l’état social dans lequel nous vivons. Les temps, ici, s’y donnent rendez-vous. Ce théâtre de la mémoire prend toute la scolarité pour s’ériger car il est plus difficile à visualiser que le théâtre géographique, qui s’adresse à la dimension de l’espace, moins abstraite et moins longue à acquérir par la psychologie de l’enfant. Seulement, cet exercice mnémotechnique est insignifiant car il n’explique ni ne fait comprendre ce que l’enfant apprend, conditionné par des méthodes souvent catéchistiques. L’enfant n’y gardera que mépris et ennui de cette histoire-mémoire qui n’existe que pour la mort. La planète de la mnémotechnie est un endroit où on y attrape le psittacisme.

Pour un historien américain, Dwight Hoover, «Les historiens font office de théologiens laïcs expliquant aux hommes les voies suivies par la société». Me voilà clerc. La cravate devrait remplacer le collet romain, mais voilà, je vais généralement gorge nue. Je me souviens de l’inconfort instinctif que j’avais quand, après ma graduation au doctorat, les professeurs de l’université m’appelait «Docteur». Pour moi, un docteur restait quand même quelqu’un qui soignait les gens et travaillait à leur sauver la vie. Un homme utile quoi, ce que je n’avais pas l'impression d'être. En quoi, ce que je faisais, ce que j’aimais, pouvait-il correspondre à ce titre? Évidemment, ici, il faut se ramener aux cycles initiatiques des professions au Moyen Âge. Le docte est le savant universel, alors que le maître ne maîtrise que sa discipline et que le bachelier en est à l’apprentissage de la connaissance et du métier. Voilà pourquoi il est facile de dresser l’équation historien = théologien. Nous voici expliquant aux hommes non plus les voies impénétrables de la divinité, mais celles, incomprises, des hommes en société. Mais l’économiste à côté; le politologue de l’autre, le sociologue en avant et le psychologue en arrière: tous veulent et prétendent expliquer et faire comprendre la vie des hommes en société! De plus, ils sont équipés d’appareils sophistiqués dont les historiens, depuis un demi-siècle sont jaloux et ne cessent de leur emprunter: statistiques, graphiques, appareils à mesurer, courbes schématiques, notions théoriques abstraites et applications concrètes. C’est l’ère des sciences humaines où l’histoire n’est plus que le «laboratoire». Depuis M. Hoover, le théologien a été rétrogradé au niveau du laborantin. Pourtant, ce prestige que nous avons perdu n’était qu’illusoire. Comme des Cassandres, les historiens n’ont jamais pu prévenir ni un coup d’État, ni une guerre et encore moins une révolution. De même, avec tout leur attirail, les économistes n’ont pu prévenir la crise financière et économique de 2008; les politologues ne peuvent analyser avec plus de prescience les sondages et les scrutins qui font passer des tiers partis soudainement à l’opposition officielle, comme ce fut le cas au Québec en 2006; les sociologues ne peuvent pas davantage, avec leurs colonnes de statistiques, prévoir le comportement du Socius devant une conjoncture imprévue et les psychologues se limitent généralement à traduire les leçons du behaviorisme en comblant les traumas et les manques par des objets transitionnels futiles qui remplacent l’ancien stoïcisme qui faisait les hommes aptes à confronter la condition tragique de leur existence. Nounours contre gravitas. Décidément, la planète des sciences humaines ressemble de plus en plus à une foire d’empoignes.

Mais tous ces arrêts ne répondent toujours pas à la question des grandes personnes: à quoi peut bien servir de connaître l’histoire? Un psychanalyste, M. Besançon, écrivait que l’histoire est comme un rêve, c’est donc dire un désir refoulé. Elle servirait ainsi, par la sélection des événements et des personnages retenus par les historiens, à sublimer les rêves collectifs (la grandeur? la gloire? la paix?), donc des désirs, mais pourquoi ces désirs collectifs seraient-ils refoulés s’ils sont partagés par l’ensemble du Socius? Meissonnier peignant Napoléon à la tête de la Grande Armée s’engageant dans les steppes de Russie. Le statuaire gothique de Philippe le Bel le représentant avec sa couronne, est-ce bien là une réplique de la couronne originale qu’il aurait placé, sur son lit de mort, entre les mains de son fils, le Hutin, en lui disant: «Tenez, Louis, pesez ce que c’est que d’être roi de France»? C’est alors que les rêves peuvent se transformer en cauchemar et les désirs en angoisses. N’est-ce pas ce qui arrive à Stephan Daedalus lorsqu’il soupire que «l’histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller»? N’est-ce pas plutôt ce que ressent profondément Joyce l’Irlandais? Joyce le cosmopolite, dans cette Entre-deux-Guerres où, lui aussi, avant Camus, se cherchait et se demandait? Peut-on. Doit-on se satisfaire de cette réponse? Alors abandonnons-là cette quête et laissons les Walter Scott, les Alexandre Dumas, les Fenimore Cooper, les films historiques: Péplum, films de chevalerie, de cape et d’épée, de western, de films de guerres; d’intrigues sordides et de complots véreux où l’histoire servira toujours de décor d’arrière-fond afin d’y brosser la «couleur locale» pour le héros, toujours le même, en transit. L’histoire, une planète nommée Hollywood?

Décidément, l’Histoire est le soleil d’un sytème bien perturbé. Dessiné un mouton en le mettant dans une boîte, c’est une réponse que seul Saint-Ex. pouvait trouver pour satisfaire la curiosité du Petit Prince. Mais pour les grandes personnes, ça ne suffit pas. L’histoire ne se met pas en bouteille. Le temps oui, clepsydre ou sablier, Time in the bottle chantait Jim Croce (1972):

If I could save time in a bottle
The first thing that I'd like to do
Is to save every day

Till Eternity passes away
Just to spend them with you
Lien
If I could make days last forever
If words could make wishes come true
I'd save every day like a treasure and then,
Again, I would spend them with you


But there never seems to be enough time
To do the things you want to do
Once you find them
I've looked around enough to know
That you're the one I want to go
Through time with

If I had a box just for wishes
And dreams that had never come true
The box would be empty
Except for the memory
Of how they were answered by you


But there never seems to be enough time
To do the things you want to do
Once you find them
I've looked around enough to know
That you're the one I want to go
Through time with

Lorsque cette chanson atteignit le hit des palmarès, en décembre 1973, Croce était mort depuis trois mois, à la suite de l’écrasement de l’avion qui le transportait après le tournage d’un film. Non, les hommes ne disposent jamais assez de temps pour faire ce qu’ils ont à faire. Et les sociétés? les collectivités? en disposent-elles vraiment autant? L’histoire, science du (des) temps? Être et Temps? Nos petits Dasein insignifiants, s’agitant, caracolant, s’exaspérant dans un monde matériel qui leur résiste, qui les défie, qui les épate… Elle ne nous apprend rien sinon ce que nous savons déjà. History is a needless knowledge. L’un de ces «savoirs inutiles» dont parlait Michel Foucault. Ce qui ne l’a pas empêché de faire l’histoire de la sexualité. L’histoire de la clinique. L’histoire de la prison. De vraies histoires? J’hésite. Foucault ne parle vraiment que de ce qu’il veut parler, et ça concerne davantage la philosophie du sujet que le cours qui entraîne le sujet à travers les méandres et les remous, les abysses et les maëlstroms de l’existence. D’autres historiens, d’autres historiennes, ont fait mieux. Mais sans le défi qu’il leurs avait lancé, ils ne l’auraient sûrement pas fait. La planète de verre habitée par les philosophes aux grandes aspirations et aux petits moyens ne donnera jamais plus que ce que le sens commun si vanté par Descartes a déjà donné aux grandes personnes. Non, l’histoire, ça sert à rien. Et c’est la conclusion que je lisais à travers les traits de ceux qui venaient à peine de me poser la question. Et, traduisant leur expression faciale, je répondais. Ça sert à rien. Ou à pas grand chose. Mais j’aime ça.

Puis, je suis devenu une grande personne à mon tour. Et c’était à mon tour de poser la question. Non pas à un enfant, certes. Je ne tenais pas à jouer à ce jeu sadique de le mettre en boîte - à la manière du mouton. Je l’adressai à mon directeur de mémoire de maîtrise, Michel Grenon, qui eut l’honnêteté de me répondre. L’histoire est une science morale. Et c’est bien ce que je pensais. Finis l’histoire science sociale ou l’histoire science humaine, car, malgré les profits que nous pouvons tirer des appareils et des savoir-faire des disciplines connexes, l’histoire n’est pas leur laboratoire passif, comme une pièce où on vient faire sauter les cornues et fêler les béchers. Et l’épistémologie fonctionnaliste ayant transformée ces sciences en sciences asociales et inhumaines - déshydratant les connaissances dans l’âme ou l’esprit humain -, l’histoire pouvait toujours réinjecter de la vie dans ces artères sclérosées par l’accumulation d’informations archivistiques sous-utilisées.

Mais l’histoire science morale, qu’est-ce que cela veut dire? D’abord, la connaissance historique ne nous indiquera jamais comment mener notre vie. Elle n’est pas un livre de recettes à appliquer au jour le jour, la planète du sublimé nous a montré qu’il était vain de déguiser nos pensées et nos actions en les recouvrant d’un précédent. Il ne s’agit pas de l’étude des comportements moraux dans le passé en vue de l’action actuelle ou future: on a vu que les historiens qui jouaient aux Cassandres tenaient kiosques sur la planète Luna Park. L’actualité ne s’inspire même pas de l’histoire immédiate et préfère maintenir sa marche folle, comme l’appelait Barbara Tuchman, plutôt que d’essayer de redresser la conduite commune. Et la mémoire? Ah l’incontournable «devoir de mémoire»! Mais elle n’a pas besoin de l’histoire la mémoire! Elle n’en veut pas même! L’histoire est l’antithèse de la mémoire. Elle oblige à porter un regard critique, un regard moral, que les yeux de la mémoire ne peuvent soutenir. Le psittacisme est une maladie qui cultive l’oubli parce qu’il n’y a pas de critique à adresser à l’oubli. On nie, et puis voilà tout! On babille toujours plus fort pour ne pas entendre, pour ne pas savoir. On se berce sur des airs nostalgiques qui satisfont notre psycho-sociodrame. La science morale comme cliente des sciences asociales et inhumaines? Laissons-là aussi la foire d’empoignes. Une science morale chargée d’orienter le choix artistique dans l’histoire selon les valeurs reconnues véhiculées généralement par les manuels scolaires? Les vertus cardinales? Mais en tant que science morales, l’histoire ne cesse de démontrer que le succès historique est l’hommage que le vice rend à la vertu. Nous sommes toujours à l’heure du crépuscule des dieux, et les héros meurent poignardés ou tirés de sang-froid sans la moindre émotion de la part de l’assassin. C’est le mal, la souffrance, la mort que l’histoire met en scène. Pas le triomphe du bien sur le mal, de la volonté sur l’imbécilité. Planète Hollywood? Science morale qui ne dit pas son nom: science de l’éducation au mal appliquée. Renversement de la science morale en science de l’immoral? Enfin, la planète de verre habitée par les philosophes s’est détournée depuis longtemps d’un quelconque intérêt pour dégager une utilité à cette connaissance que Descartes détestait parce qu’elle échappait à ce qui fait le triomphe de la philosophie: la méthode rationnelle. Le comportement humain échappe à toute emprise méthodique. Il dérape, s’échappe, erre, se rebelle, se réforme, se révolte finalement. Revient au point de départ: regrette, vit des remords, souffre de culpabilité. Puis, ça recommence, toujours aussi incohérent. Bruit et fureur racontée par un fou? C’est la conclusion des philosophes qui se sont tournés vers leurs dadas de l’heure: l’épistémologie, la philosophie analytique, la sémiotique. Bref, toute philosophie qui a exclue le savoir historique de ses apanages.

Il faut donc définir l’histoire science morale en dehors des coordonnées jusqu’ici abordées et qui sont les lieux communs des définitions de l’utilité d’une connaissance, d’un savoir. La science morale reste ce qu’elle est: la connaissance des facultés de juger et de choisir et l'observation des comportements de la Psyché humaine, et à plus forte raison s’il s’agit de la Psyché d’un Socius. Comme les individus, les collectivités sont confrontées à opérer des jugements et à faire des choix entre des options qui se présentent à elles suite à des événements d’une certaine ampleur et qui ne sont pas toujours contournables. Quand il faut y aller, parce qu’il faut y aller. Ces choix finissent par structurer des comportements. Non pas des comportements téléguidés, comme le suppose la psychologie behavioriste, mais des choix motivés entre les pulsions profondes qui animent les collectivités et les libertés qu’elles sont en mesure d’explorer. Ces comportements peuvent être sains comme ils peuvent être pathologiques. La taille de ces collectivités ne modifie en rien cette alternative. Petites ou grandes, les collectivités, qu’elles soient une commune ou une civilisation, pour établir un comportement harmonieux, doivent s’adapter aux contraintes que le principe de réalité impose dans l’inconscient des groupes, de même qu’elles peuvent subir des traumas qui entraîneront des réactions, des choix pathologiques: homicides de masse, psychoses collectives, névroses introverties ou extraverties (hystéries collectives), hypersymbolisation d’institutions sociales, hypertrophie ou hypotrophie de valeurs sociales, etc. Certes, Michel Grenon ne pensait pas à tout cela lorsqu’il me fit sa réponse. Mais trente après, il faut bien donner un contenu à une réponse qui n’en était peut-être une que pour la forme.

Comme pour les bulletins d’information, la connaissance historique apparaît - et je dis bien apparaît - utile lorsque tout va mal. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, et ils ne font pas les manchettes des téléjournaux de 18 heure. Mais les états de comportements harmonieux sont plutôt rares et les historiens cherchent dans la dysfonction les moments où l’humanité livre le plus profond d’elle-même. Les choix pathologiques proviennent généralement de défis traumatisants qui sont venus rompre l’harmonie établie, l’auto-détermination, pour employer l’expression que Toynbee leur donnait. Les révolutions violentes, les guerres civiles, les guerres internationales sont autant d’homicides de masse qui, bien avant le concept de guerre totale, cherchaient à détruire toutes résistances d’adversaires tenus responsables de la rupture d’équilibre.

Les psychoses collectives, comme les psychoses individuelles, marquent une rupture entre la reproduction exacte du monde extérieur et l’élaboration psychique intérieure de la culture du groupe. L’angoisse paranoïde occidentale, la psychose maniaco-dépressive qui fait alterner, dans l’histoire chinoise, de courtes périodes d’intenses développements suivies de longues périodes de dépressions apathiques qui ont conduit à l’état lamentable sous les Mandchous au XIXe siècle, en sont des exemples. Il n’y a pas jusqu’à la schizophrénie même qui s’attaque aux collectivités. Comme les psychoses collectives ne peuvent pas être des psychoses organiques, elles ne peuvent se définir que comme psychoses fonctionnelles. Aussi la schizophrénie porte-t-elle mal son nom dans les cas collectifs, pourtant certains comportements collectifs correspondent aux descriptions cliniques classiques. L’hébéphrénie apparaît dans les sociétés africaines et l’Inde post-britannique, le poids des impérialismes ayant déstructuré toute harmonie de ces sociétés, elles ont du mal à renouer avec une structuration qui restaurerait cette harmonie, aussi se sont-elles «laissées aller». La dysfonction entre l’intellect et l’affect, le repli sur soi, la dépendance affective, l’anesthésie de l’intellect donnent cette image fausse de «grands enfants» qui n’attendent que les autres pour les restructurer, leur redonner l’harmonie, nettoyer leurs fanges et réaclimater leur intellect à leur affect. La catatonie également, plus sévère que la psychose maniaco-dépressive, atteint généralement des collectivités plus restreintes. Massada, les Templiers, les Aztèques après la conquête de Tenochtitlàn par Cortez, Jonestown… tous ces cas nous montrent des groupes s’activant à une résistance, puis, subitement plongés dans un état catatonique, se laissent aller à l’option inéluctable: leur disparition totale. L’alternance de périodes d’excitation et de stupeur se retrouve donc fréquemment dans les sectes messianiques ou millénaristes, les états de fièvre obsidionale, les guerres civiles. L’autocratie russe passa le XIXe siècle à s’agiter militairement et diplomatiquement pour s’imposer à une Europe qui rejetait son mode idéologique de gouvernement de sorte qu’à partir de 1905, lorsque la révolution pointa le nez, elle resta frappée de stupeur jusqu’à ce que Nicolas II et toute sa famille périssent fusillés à coups de revolvers dans une cave enfouie d’une maison perdue à la limite de la Sibérie. Toute une caste qui avait dominé durant les trois derniers siècles la Russie pétrovienne se trouvait frappée de stupeur devant un peuple qu’elle croyait avoir définitivement maté par sa police et qui se levait abruptement contre elle. Le tour que prit l’agonie de l’ex-U.R.S.S. reproduisit un symptome semblable. La dernière menace de guerre froide - la fameuse guerre des étoiles du président Reagan - la frappa de stupeur et le colosse aux pieds d’argile s’effondra.

Les états névrotiques, bien que moins spectaculaires dans leurs effets, sont toutefois plus courants. Certaines de ces névroses peuvent être dites introverties, car elles se résument à un «spectacle» que la société se donne à elle-même; elles sont dites extraverties lorsque ce «spectacle» s’adressent aux autres. Dans un cas comme dans l’autre, elles s’apparentent à une hystérie collective. Comme dans la psychanalyse individuelle, il est possible d’identifier les cas de névroses hystériques et phobiques. Dans le cas des névroses hystériques, les collectivités exposent une image d’elle-même positive à laquelle elles adhèrent tout en refoulant, au plus profond d’elles, inconsciemment, les images négatives. À ce titre, presque toutes les collectivités, comme les humains, sont névrosées. La collectivité québécoise est un excellent cas-type de névrose hystérique introvertie dans la mesure où elle ne cesse d’extérioriser à elle-même une «bonne image de soi» tout en refoulant, à la limite de l’angoisse paranoïde, la haine de soi et les «mauvais imagos» d’elle-même. Le cas des Empires occidentaux de la fin du XIXe siècle, par contre, présentait une névrose hystérique en présentant la mission civilisatrice comme l’image de nations généreuses exportant leur image de soi positive à l’ensemble du monde, refoulant les intérêts hypocrites et profiteurs qui les motivaient profondément et fort consciemment. Le cas du roi Léopold II de Belgique est celui d'un véritable hystérique extravertie, cachant sous les apparences de philanthropie une immense exploitation esclavagiste au Congo où se pratiquaient les mutilations physiques dans les entreprises de récolte de caoutchouc sur les indigènes qui ne ramenaient pas assez du précieux latex.

À l’opposée, la névrose phobique vie de cibles menaçantes, réelles ou imaginaires, qui l’entretiennent. L’angoisse paranoïde occidentale s’est nourrie des angoisses phobiques de différentes nations: la peur de l’Allemagne d’avoir à affronter simultanément deux adversaires sur chacun de ses flancs (le célèbre plan Schlieffen) orienta le comportement diplomatique de Bismarck durant vingt ans, laissant la table mise pour l’éclatement de la Grande Guerre. La province d’Ontario, au Canada, redoutant l’invasion franco-catholique vers les provinces de l’Ouest, provoqua la sécession, puis la guerre civile au Manitoba à deux reprises. Par contre, on retrouve des comportements contra-phobiques correspondants dans l’Allemagne de Frédéric II, qui, pour réunir le Brandebourg natal et les autres territoires de son royaume morcelé, n’hésita pas à s’engager contre des coalitions constituées d'ennemis supérieurs en force et en nombre. De même, l’Ontario, en se faisant le cœur du Canada, a réussi à y inscrire la capitale nationale (plutôt que de supposer la création d’un territoire neutre qui serait l’équivalent du district de Columbia où est située la capitale, Washington) et à profiter de l’intégration de ses principales cités dans l’économie des grands lacs avec les villes américaines sœurs. Elle entreprenait ainsi un développement qui en fit, durant tout le XXe siècle, la province exceptionnelle du pays: hyperindustrialisée, urbaine, financière, exportatrice, avec un pôle d’attraction démographique à nul autre pareille au Canada. Ni l’Allemagne de Bismarck, ni celle de Frédéric pas plus que l’Ontario des XIXe et XXe siècles étaient des puissances supérieures à leurs voisins immédiats, mais le fait d’exposer, en «spectacle» leur témérité et leur audace fit en sorte que les autres puissances apprirent à les redouter sans oser les confronter. Elles projetaient ainsi leurs phobies sur les autres. Désormais, ni l’Allemagne ni l’Ontario (dont l’une de ses grandes villes fut longtemps appelée Berlin avant de devenir Windsor) n’auraient peur désormais, mais les autres trembleraient devant leur puissance! Entre l’hystérie et la phobie, ces deux entités géographiques, l’une nationale, l’autre provinciale ont fini par accroître leurs richesses sans résoudre, pour autant, leurs angoisses phobiques.

Les névroses traumatiques surviennent après un choc traumatique qu’il faut perlaborer, c’est-à-dire trouver une solution culturelle pour y surmonter les effets du trauma. Ainsi, la conquête de l’Écosse fut suivie d’une révolution culturelle qui devait se répandre dans l’ensemble de la civilisation occidentale au XVIIIe siècle: en économie, en techniques industrielles, en littérature, en philosophie, les Écossais répandirent leurs idées et leurs inventions partout dans le monde et purent ainsi assimiler le choc de passer à l’intérieur du Royaume-Uni dominé par l’Angleterre. Mais les perlaborations ne sont pas toujours aussi généreuses et universelles. Certaines sont, à l’inverse, perverses et visent à refermer les victimes sur leur trauma, tout comme fit le clergé catholique québécois aux lendemains des violentes répressions des insurrections de 1837-1838, lorsqu’il s’annexa le discours national et l’investit de puritanisme et de contrôle moral des membres de la société. Le fascisme italien, de même, est issue des ratés du Risorgimento du XIXe siècle qui furent consacrées par l’incurie parlementaire et les défaites militaires et diplomatiques de la Grande Guerre. L’État fasciste de Mussolini et ses projets impérialistes apparurent comme la perlaboration par laquelle les Italiens surmonteraient les crises entraînées par l’unification italienne et son entrée comme puissance mondiale alors que sa démocratie était incomplète et son libéralisme encore satellisé par des puissances comme la Grande-Bretagne et la France.

La névrose narcissique est la névrose des grands États, des grands Empires. Elle consiste à user de soi-même comme référent universel. Rome, la Papauté hildebrandienne, la Chine des Han, l’Empire britannique, la France monarchique puis républicaine, enfin les États-Unis ont tous utilisés de solipsismes pour considérer que le reste de l’humanité devait s’organiser autour de leur puissance et de leurs valeurs.

Enfin, la névrose obsessionnelle est la plus répandue dans la mesure où elle infiltre les cultures et tend à les ritualiser, y inhibant les affects par un procédé subtitutif intellectuel. Ainsi, les religions sont des névroses universelles, dans la mesure où Freud les considérant comme obsessionnelles, étaient étendues à des collectivités entières. D’où la force des religions est moins le contenu théologique que les rites cultuels, itératifs et inhibitifs qui en constituent la pratique. Les idéologies prêtent souvent à devenir des lieux de névroses universelles: le nationalisme, le socialisme, le communisme, le fascisme, etc. ont été vécus selon des rites collectifs chargés d’inhiber les affects dans des opérations itératives: cérémonies, serments, oppositions manichéennes entre bons et mauvais imagos, devoir de mémoire, etc. L’aspect dogmatique des religions, doxologique des idéologies entraîne une intolérance qui suscite la mise en œuvre d’Inquisitions et de tribunaux d’exception. Du catholicisme romain au diamat stalinien, il est moins important de savoir le contenu exact de la doctrine que de la répéter conformément aux mots d’ordre et de toujours céder devant ses diktats plutôt que même songer à leur résister. Dans toutes formes de despotisme et de totalitarisme, la névrose universelle joue son rôle de déficience affective face à l’intellectualisation de l’Éros. L’Islam radical, l’hindouisme intégral, le fondamentalisme biblique américain sont des lieux de concentration de névroses universelles qui éclatent en violences désordonnées et ciblées (aussi suicidaires que sadiques) contre des fantasmes phobiques extérieurs. Ils sont en perpétuels djihad et poursuivent des croisades abandonnées depuis le Moyen Âge par les puissances occidentales pour qui, le marché des idéologies apparaît plus profitable afin de consolider leurs sociétés de consommation capitalistes.

LienD’autres troubles du comportement collectif méritent qu’on s’y arrête. L’hypersymbolisation pourrait être associée à une forme ou une autre de névroses ou de psychoses. Lorsqu’elle concerne des institutions sociales, elle vise à en faire autre chose que des outils de gouvernance et de développement pour projeter sur elles des symboles personnels, familliaux, toujours infantiles. La Nation considérée comme une figure maternelle (bonne et/ou mauvaise), l’État comme figure paternelle (bonne et/ou mauvaise), le Peuple comme figure infantile (bon et/ou mauvais), la Confession religieuse (également une autre figure maternelle), les institutions périphériques: l’Armée, le Clergé, la Bureaucratie, etc. Tous sont des institutions sociales qui vivent, souvent consciemment, de l’aura projetée sur elles par les individus du groupe et qui réintrojectent cette aura dans le but de mieux maîtriser leur domination sur les membres de la collectivité. L’hypertrophie ou l'hypotrophie de valeurs sociales appartiennent surtout au niveau idéologique. Certaines valeurs sont hypertrophiées durant les étapes charnières d’une histoire. On connaît la place que la vertu tenait comme principe chez Robespierre: «Périssent les colonies plutôt qu’un principe». Déjà, chez Rousseau, l’idée de vertu dépassait ce que la religion chrétienne tenait comme nécessaire mais pas suffisant dans le comportement du chrétien en vue de sa rédemption. Avec Robespierre, la vertu devenait nécessaire et suffisante pour faire un bon et honnête citoyen-patriote. Comme la vertu est une «vertu» plutôt rare, sa guerre aux fripons et aux concussionnaires le conduisit à l’étape ultime de son propre sacrifice. À l’opposée, certaines valeurs sont hypotrophiées, telle l’entraide, la charité et la coopération dans le capitalisme. La charité est vue comme une entrave à la force de travail des individus; l’entraide comme une trahison des modes de production et la coopération comme une antithèse à la compétition, seul moteur du progrès du développement économique. La race est généralement une valeur hypertrophiée au cours de l’histoire contemporaine, tandis que la citoyenneté l’était dans l’Antiquité romaine. La générosité est une valeur hypotrophiée en temps de guerre, où c’est le chacun pour soi dans les conditions les plus difficiles du conflit, tandis que la notion du travail est hypotrophiée par celle du salariat qui promet un montant d’argent pour un temps de production d’objets manufacturés pour le marché. L’investissement financier, par contre, est hypertrophié dans la société actuelle où le financement vise moins à développer la production qu’à nourrir la spéculation et le transit des valeurs sur le marché.

Les collectivités ne sont pas à l’abri des perversions dites infantiles qui finissent par s’extérioriser à travers des canaux culturels et se répandre au niveau des valeurs parmi les sociétés atteintes de psychoses voire de névroses fonctionnelles. L’exhibitionnisme apparaît dans les cas de névroses narcissiques comme on l’a vu plus haut. Le voyeurisme est souvent présent dans des petites sociétés minorisées qui regardent aller les plus grandes collectivités. La xénophobie comme phobie et le chauvinisme comme contre-phobie se manifestent également dans les cas de névroses phobiques. Le sadisme est souvent le lot des puissances dominantes: es ravages en Westphalie sous Louis XIV, la destruction de Carthage par Scipion Émilien, le pilonement au napalm du Vietnam par les armées aéronavales des États-Unis, les terreurs hitlériennes et staliniennes sont autant d’expressions sadiques d’une collectivité qui dépassent le seul charisme de chefs eux-mêmes perturbés dans leur esprit. Le masochisme se développe dans des sociétés hypotrophiées, enfermées dans leur territoire et qui se ferme aux autres. La culture japonaise est pleine de rites masochistes ou le sepuku, avec son rituel cérémonial, est l’expression la plus forte. Au temps du Shogunat des Tokugawa jusqu’au spectaculaire suicide de Yukio Mishima, la légende des 47 ronins a véhiculé cette perversion justifiée par un code d’honneur stricte aristocratique et militaire diffusé dans l’ensemble de la société. Replié également sur lui-même, le Québec nationaliste-clérical de 1850-1960 a préféré plutôt jouir d’un masochisme moral que physique, bien que les exisgences de containment psycho-sexuel aient été assez fortes pour établir une pression à l’origine d’une dysfonction à la fois sociale et individuelle parmi ses membres. L’oblation à la figure divine projetée sur les autorités patronales, politiques et cléricales a maintenu un assujettissement sans nom sur les Québécois pour plus d’un siècle. L’inhibition des affects a créé une société inexpressive sauve à travers un code figuratif et littéraire formel vite asceptisé. Les «dissidents» de la culture dominante n’avaient plus qu’à aller se faire voir ailleurs, à Paris ou à New York.

Les psychopathologies et les sociopathologies des civilisations et des cultures sont des objets encore mal définies, mal analysées, même en recourant à l’attirail offert par les différentes sciences sociales et sciences humaines. Il est impossible de ne pas y recourir, mais l’histoire garde sa propre identité dans la mesure où ce n’est pas elle qui est à leur service mais bien elles qui sont au sien. Pourquoi? Parce que l’histoire est une connaissance de synthèse, autrement, elle ne pourrait être une science morale. Alors qu’il est difficile de retenir les sciences po., l’économie, la sociologie et la psychologie pour des sciences morales tant leurs buts, leurs méthodes et leurs résultats demeurent partiels et n’engagent qu’un angle de vision face au comportement des collectivités, l’histoire, elle, ne perd pas sa vocation généraliste. Plutôt que de s’en plaindre, elle s’en vante: l’histoire totale de Braudel. Ce n’est pas là une hypertrophie de sa fonction sociale, mais bien la juste mesure que tout ce qui est humain ne doit pas être étranger à l’historien, et que le champ de l’humanité est immense. À l’heure planétaire où va se réaliser la prédiction mcluhanienne du village-global, la connaissance historique est la seule qui peut étudier les comportements collectifs dans leur ensemble. Sa perspective restera toutefois modeste, considérant les limites de la connaissance et de la conscience. Il s’agit de savoir, de comprendre et de prendre note… Le reste, il faut l’abandonner au mystère de l’histoire.

Étudier le comportement des collectivités selon des méthodes issues de la psychologie collective permet à l’histoire considérée comme science morale d’être présentée objectivement comme autre chose qu’un «savoir inutile» et autre chose qu’une Cassandre aux prédictions jamais crûes. Comme les sciences du comportement individuel, elle permet de scruter le malaise et l’harmonie, l’équilibre et les dysfonctions des collectivités qui se traduisent toujours par des effets sur les individus et membres qui les constituent. Faire «parler l’Histoire», c’est enquêter l’enquêteur afin de bien saisir la règle de trois qui s’établit entre le passé historique, le récit historial et le philosophe analyste⌛

Montréal
27 novembre 2010

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