lundi 10 janvier 2011

Civilisations: mode d'enquête - L'Historicité: la poétique du temps

Roue de la Fortune romaine


CIVILISATIONS: MODE D’ENQUÊTE

Table des Matières:
Introduction
Historicité 
poétique de l'espace
poétique du temps
poétique de l'intrigue

poétique du corps de l'Histoire



Poétique du temps

La poétique du temps, c’est avant tout la poétique de la durée. Comme tout bon roman ou tout bon film, et même comme toute bonne thèse, il y a une introduction, un développement et une conclusion. Là aussi, vision mécaniciste et vision organiciste se disputent la poétique du temps. Côté mécaniciste, nous retrouvons la bonne vieille histoire cyclique, celle étudiée par Mircea Éliade sous le titre de mythe de l’éternel retour. Issue des profondeurs de la préhistoire, elle domine la plupart des civilisations qui ne voient que les effets mécaniques de la nature. Les mythes d’origine indo-européenne représentent le temps comme une roue à travers laquelle l’humanité franchit autant d’étapes qu’il y a de rayons pour revenir au point de départ. Là encore, nous retrouvons le swatiska comme symbole de cet éternel recommencement des temps, toujours identiques à eux-mêmes. Temps des vaches grasses, temps des vaches maigres pour reprendre la prophétie décryptée par Joseph au Pharaon. Dans la civilisation indienne, rappelle Éliade, «le karma garantit que tout ce qui se produit dans le monde a lieu en conformité avec la loi immuable de la cause et de l’effet». (14) On ne saurait mieux illustrer la loi mécanique à la base de cette conception du temps et de la durée. La dialectique cause/effet se retrouve également dans la civilisation hellénique. Le célèbre mot d’Hérodote: «l’Égypte don du Nil», reproduit cette même mécanique. La théorie des climats, fondée par Hippocrate et qui sera reprise plus tard par Montesquieu, fait descendre les types ethniques des milieux naturels; avec Aristote, cette thèse entrera dans la physiognonomie jusqu’au XIXe siècle de notre ère.

Cette vision mécaniciste produit des Weltanschauung qui tendent à fixer l’interprétation du cours du monde. La mythologie se substitut à l’histoire, honnie comme irruption de l’irrégulier dans le parcours normal des cycles. Le mouvement devient ainsi menaçant car porteur d’impromptus, de contingences, de conjonctures, heureuses ou malheureuses, mais plus souvent malheureuses du fait de leur seule manifestation. On en trouve un exemple célèbre avec le Qohélet, l’Ecclésiaste de notre Bible avec son affirmation définitive: «Un âge va, un âge vient, et la terre tient toujours. Le soleil se lève, et le soleil s’en va; il se hâte vers son lieu, et là il se lève. Le vent part au midi, et tourne au nord; il tourne et il tourne; et le vent reprend son parcours. Tous les fleuves marchent vers la mer, et la mer ne se remplit pas; et les fleuves continuent à marcher vers leur terme. Tout est ennuyeux. Personne ne peut dire que les yeux n’ont pas assez vu, ou les oreilles entendu leur content. Ce qui fut, cela sera; ce qui s’est fait se refera; et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Soit quelque chose dont on dise: Tiens! c’est neuf! cela fut déjà dans le passé. Seulement, il ne reste pas de souvenir d’autrefois; pas plus qu’après, il n’y aura de mémoire pour l’avenir.» (Qo 1-11) Ces versets mélancoliques, bien des sages les reprendront tout au long des époques de l’histoire juive et de l’histoire chrétienne, mais véritables versets sataniques, assassins de la pensée historienne. Cette dialectique primitive semble partager par toutes les civilisations de première génération. Elle tient sur un constat d’une conscience historique primitive, sur une observation des mouvements desquels on attend qu’ils bouleversent la vie, même pour le pire, l’ennui de la vie quotidienne mais qu’on retrouve, après, identique comme avant. À ce titre, la mesure du temps ne compte pas. Les cycles sont répétitifs et les durées qui séparent un rayon de l’autre de la grande roue du temps varient selon la richesse des mythologies. Ainsi, la mythologie indienne calcule en milliers d’années des cycles cosmiques que les Védas, les livres saints de l’Hindouisme, enseignent aux croyants: «La spéculation indienne, écrit encore Éliade, amplifie et orchestre les rythmes qui commandent la périodicité des créations et des destructions cosmiques. L’unité de mesure du cycle le plus petit est le yuga, l’“âge”. Un yuga est précédé et suivi d’une “aurore” et d’un “crépuscule” qui relient les “âges” entre eux. Un cycle complet ou mahâyuga se compose de quatre “âges” d’inégale durée, le plus long apparaissant au début du cycle et le plus court à sa conclusion. C’est ainsi que le premier “âge”, le krita-yuga, dure 4 000 ans, plus 400 ans d’“aurore” et autant de “crépuscule”; viennent ensuite tretâ-yuga, de 3 000 ans, dvâpara-yuga de 2 000 ans et kali-yuga de 1 000 ans (plus les “aurores” et “crépuscules” correspondants, bien entendu). Par suite un mahâyuga dure 12 000 ans (Manu, I, 69 sq.; Mahâbhârata, III, 12, 826)». (15) Il arrive que chaque yuga s’achève dans une catastrophe cosmique qui inaugure un «âge des Ténèbres».

Les travaux et les jours, le poème d’Hésiode (-VIIIe/-VIIe siècle av. J.C.), fait succéder ainsi les âges d’or, d’argent et de bronze. Comme la religion hébraïque qui situe le Paradis à l’origine du monde et l’apocalypse à la fin, chez Hésiode, nul messie ne viendra rédimer le monde condamné. Un nouvel âge d’or émergera des ténèbres comme les yuga indiens. Les anthropologues ont raison d’y voir l’inspiration dans les cycles de la vie. L’homme naît, se développe et meurt. En développant ce point, on en arrivera bien à la conception organiciste de l’Histoire. Au-delà de la mort, il est difficile d’imaginer une existence qui soit différente de celle vécue sur terre, d’où les doctrines de métaphsycose (de réincarnations) indienne ou de Pythagore (v. -580 ~ -500); du moins espère-t-on que le mal sera banni du shéol et des enfers et que les morts y vivront en paix et en béatitude. Une telle vision mécaniciste n’a pas besoin de développer une littérature historiographique. Les événements qui causent les malheurs humains ne valent que par la signification qu’ils tiennent, toujours la même: la faute, la culpabilité, le péché, l’orgueil qui défie la Fortuna. Rien, ici n’«efface le péché du monde». Les mêmes causes produisent les mêmes effets et le mal engendre un mal encore pire, d’où une décroissance, un déclin, une thermodynamique froide. Les dieux font des hommes les jouets de leurs caprices et n’ont pour les viles créatures que mépris et dédains. Les hommes ne sont pas aimés ni même considérés dans les récits mythiques, sauf s’ils peuvent servir d’instruments, à leur insu, comme le troyen Pâris, dans les causes du déclenchement de la guerre de Troie. Adam, le premier homme de la Genèse, est l’enjeu de Dieu et du serpent, le Diable: Yahweh lui impose un commandement afin de maintenir l’âge dans sa félicité perpétuelle, à l’abri de l’Histoire et des souffrances. Mais Ève, la compagne d’Adam, subit la fascination du serpent - et la tentation d’accéder au pouvoir divin - qui s’offre à travers le fruit défendu. La faute des «premiers parents» (la procréation comme singerie de la création divine) fracasse le commandement divin. L’Histoire fauche le Paradis et seule une Terre Promise «où coule le lait et le miel» (la Palestine) sera signe de la réconciliation entre Dieu et son Peuple Élu. Depuis, les israélites attendent toujours la venue de ce Messie qui se chargera de la faute d’Adam et qui mènera le peuple à sa destination obligée. Ainsi, la boucle ouverte par la faute d’Adam sera-t-elle refermée.

Paradoxalement, c’est cette attente du Messie juif qui a donné l’occasion à la culture sémite de la civilisation syrienne de créer la sensation de la durée, plus spécifiquement, un «sens de l’unité» dans le temps: une durée commune qui distingue des autres durées, cycliques ou linéaires. À l’intérieur, les Hébreux se sont mis à surveiller minutieusement le cours de la vie du Peuple Élu et leurs rabbins à interpréter chaque geste, chaque mouvement qui pouvait prédire l’imminence de la venue du Messie et du départ pour la Terre promise, ou sa libération des «chaînes de l’esclavage»; aussi, parmi les textes colligés à la veille de la déportation de l’élite juive vers Babylone, une fois que les armées de Nabuchodonozor II eurent envahies et dominées la Judée, et détruit le premier Temple, les récits historiques, et, en particulier «Le Livre des Rois», complètent-ils la Genèse et l’Exode comme livres historiques racontant les faits et gestes du peuple vaincu. Ainsi naît la mémoire en tant que tradition, attitude que les lendemains de la Shoah ont ressuscitée comme rapport des Juifs au temps. Une précieuse ébauche d’historiographie se dégagea ainsi de l’exercice de sauver l’essentiel de la culture juive, mais elle eut comme contre-effet de bloquer l’historiographie à ces récits fondateurs, comme si tout qui avait à se produire s’était produit entre les temps d’Abraham, de Moïse et du roi David. Dès que les livres de Josué, de Samuel, des rois et les autres livres historiques de la Bible firent autorité et reconnus par le canon qui les fixèrent définitivement au synode de Yabné (Jamnia) en Palestine, vers 100 de notre ère, près de trente ans après la destruction du second Temple par les Romains, le cours de l’historiographie juive s’interrompit. Tout le paradoxe du comportement hébraïque repose dans ces deux faits: alors que la destruction du Premier Temple entraîna la collection des textes historiques juifs, la destruction du Second Temple en fixa et en arrêta le développement. «Aussi une chose a-t-elle d’abord frappé le plus grand nombre: après avoir établi le canon, les Juifs cessèrent pratiquement d’écrire de l’histoire. Flavius Josèphe trace, de ce point de vue, la ligne de partage des eaux. Josèphe rédigea, dans un exil romain qui ne lui pesait guère, entre 75 et 79 environ de notre ère et après la destruction du second Temple, sa Guerre des Juifs contre Rome; puis il entreprit une somme minutieuse de l’histoire de son peuple dans les Antiquités judaïques. Cette dernière œuvre fut publiée en 93-94, soit quelques années avant que les rabbins ne tiennent synode à Yabné. La coïncidence veut que ces événements soient presque contemporains. Nous savons aujourd’hui que chez les Juifs l’avenir appartenait aux rabbins, pas à Josèphe. Son œuvre n’eut aucune postérité parmi les Juifs, et il fallut attendre presque quinze siècles avant qu’un autre Juif ne se déclarât lui-même véritablement historien. À croire que les veines du genre historique s’étaient brutalement épuisés.» (16) Pour nous, qui interrogeons en historiens ces temps lointains, nous pouvons mieux nous repérer dans les époques les plus reculées de la haute Antiquité proche-orientale.

Jusqu’à présent, nous nous en sommes tenus à la vision mécaniciste de l’Histoire. Côté conception organiciste, il va falloir attendre l’élaboration d’un vision linéaire qui refuse la répétition pour l’unicité de la durée historique. Celle-ci ne romprera jamais d’avec la vision cyclique tant il y a de la mécanique dans l’organisme humain (de la physique, de la chimie aussi), mais il s’agira de concevoir que les êtres qui sont soumis à ces rythmes n’appartiennent plus à des objets inanimés mais bien à des organismes vivants: les humains. Pour tous, sans exception, il y a eu un commencement et il y aura une fin, sans répétition. Le christianisme, puis l’idée de progrès développés en Occident, surtout à partir du XVIIIe siècle européen vont jouer sur cette durée singulière et non plus universelle. La spécification individuelle de l’âme chez l’homme (et chez la femme) rend toute réincarnation impossible, et la Résurrection est promise pour ouvrir sur un monde extra-historique. Les Livres Saints du judaïsme sont mis à contribution, mais leurs interprétations en seront fortement modifiés. La Genèse est bien le récit de la création du monde. Lui substituer les découvertes paléontologiques puis paléoanthropologiques ne change rien à l’affaire. Il y avait un temps où rien n’existait, puis un Big Bang accompagna la fission du noyau de l’unique atome primoridial. Puis l’univers entra en expansion. Sur une petite planète insignifiante d’un système solaire insignifiant apparut la vie. Une succession de phyla se remplacèrent selon les ères géologiques jusqu’à produire la merveille des merveilles du monde vivant: l’hominidé! Il en sera ainsi jusqu’à l’Apocalypse. Ou bien Dieu fera justice aux siens, ou bien la terre retournera au néant. Comme le système organique d’un individu, l’humanité n’aura fait que passer. Que la métaphysique qui ait présidé à la création du monde soit surnaturelle ou seulement naturelle (les lois de la physique nucléaire, de l’évolution, le transformisme ou même le fixisme des espèces à la Cuvier), la durée prend ici une importance qu’elle ne possède pas dans la vision cyclique. Une Weltanschauung nouvelle s’édifie. Les vieilles significations mythologiques ne tiennent plus devant l’irruption de l’Histoire, même si on continue à considérer celle-ci comme une suite de malheurs: guerres, révolutions, guerres civiles, réactions, etc. Chaque événement peut prendre une identité face à la durée: celle de césure dans la mesure où il y a une rupture entre l’avant-événement et l’après, ce qui équivaut à répéter la phénoménologie de la création du monde (le néant avant, la nature après le Big Bang); ou l’événement ne fait que relancer ou renforcer la continuité. L’important, c’est que l’après se substitue à l’avant. Ainsi, l’histoire des mentalités telle que développée par l’École des Annales vise à démontrer que les grands événements de la courte durée ont souvent eu moins d’influence que les historiens leurs en avaient préalablement prêtée. Ainsi, le christianisme n’aurait pas chassé le paganisme antique avant le XVIe siècle européen; le très long Moyen Âge de Jacques Le Goff commence aux Grandes Invasions qui épuisèrent l’Antiquité tardive en mettant à bas l’Empire romain et s’étirerait jusqu’au milieu du XIXe siècle dans certaines régions de l’Europe rurale; la tyrannie stalinienne aurait, de même, reconduit le despotisme de l’Autocratie tsariste; Mao Tsé-Toung accomplirait le projet déjà entrevue par l’empereur unificateur du IIIe siècle av. J.-C. Qin shi huangdi; l’échec des décolonisations serait dû à la permance des traditions ancestrales africaines ou asiatiques, etc. Les discussions historiographiques tournent généralement autour de ce rapport entre l’événement (bref) et la (longue) durée, celle des structures. Nous aurons à revenir sur l’importance de ces durées dans la poétique du temps. Contentons-nous, pour le moment, de le fait que des interprétations, longtemps tenues pour intouchables, ont basculé, et continuent toujours de basculer à partir de l’analyse pour laquelle nous optons et le type d’enquête que nous nous fixons de mener à bien. Le choix des historiens est donc double: épistémologiquement, il s’agit de poser la durée comme problématique de l’enquête: oui ou non l’événement historique fait-il rupture ou poursuit-il dans une continuité à peine ébranlée une tendance lourde; philosophiquement, il s’agit d’opter pour une conception de l’histoire linéaire où la lenteur des progrès se mesure aux échappées de la décadence. Mais, derrière la conception organiciste veille toujours la conception cyclique du temps tant nous nous apercevons que la conception du temps demeure essentiellement mécanique. L’événement historique apparaît comme un enrayage ou un embrayage de la durée temporelle. En ce sens, nous nous dégageons à peine d”un niveau de conscience historique très primaire.

Il va de soi que tous les individus, tous les groupes humains et toutes les civilisations ne partagent pas une même relation avec leur espace-temps. On ne peut nier qu'il y a des niveaux de conscience, même en ce qui a trait aux temps vécus. D'abord, il y a celui de la tenancière du dépaneur ou du garagiste du coin: «C'est toujours la même chose.. Les politiciens sont tous les mêmes». C'est le mythe de l'éternel-retour, le «rien de neuf sous le soleil» de l'Ecclésiaste. Ou c'est encore le progrès, ou la décadence. On court après le temps qui augmente sa vitesse, ou, comme Venise, on se sent entraîné sous les eaux, comme dans l'île de la Fée d'Edgar Poe. Un second niveau se développe avec une certaine participation aux affaires du monde. De spectateur engagé, on devient militant, nationaliste ou socialiste (conscience nationale ou conscience sociale); on devient féministe (libération et égalité des sexes), etc. Un troisième niveau de conscience historique est atteint lorsque l'esprit créateur, l'imaginaire, entreprend un dialogue avec la connaissance du passé. On en retrouve la trace dans les romans historiques de Walter Scott et de Fenimore Cooper: la couleur locale recréée. Le cinéma, la télévision collaborent à exploiter ce niveau. Ils produisent de la fiction et non une reproduction du réel, c'est-à-dire la vérité telle que nous la concevons en épistémologie. C'est le niveau, également, de l'histoire-spectacle, ces groupes de folklore locaux qui re-créent l'histoire régionale. Ce sont les monuments patrimoniaux. Ces clubs privés qui re-créent des combats militaires avec costumes étincelants, chevaux harnachés et poudre à canon d’époque. Toutes ces phases du perfectionnement de la conscience historique s’appuient sur une poétique du temps passé marquée par l’intervention volontaire de l’homme. Nous allons nous arrêter un moment sur ces deux dernières étapes: celle de la participation aux affaires du monde (le spectateur engagé, le militant, et le dialogue de l’imaginaire avec le temps.

Car chacune de ces étapes de la conscience historique enregistre une élévation de conscience à l’intérieur d’une conception organiciste de l’histoire. Éternel-retour comme durée linéaire sont le terreau sans lequel les autres étapes de la conscience historique ne pourraient s’ériger. Ainsi, le spectateur engagé s’inscrit-il dans une volonté de maintenir le cours du développement historique entre l’événement et la durée, la rupture et la continuité. S’il part d’une vision cyclique, son but sera généralement de retarder le processus inéluctable du basculement inexorable. Personnage tragique, ce spectateur voudra empêcher le yuga prévu, celui qui fait accomplir l’humanité un pas de plus vers l’âge crépusculaire, de se réaliser et donner ainsi à la société de se ressaisir. Après avoir mobilisé les foules indiennes vers la libération du poids du British Räj, Gandhi voulu éviter la partition entre la majorité hindouiste et la minorité musulmane qui vivaient côte à côte depuis l’époque de la domination des Mogols. La partition fut un enjeu tout aussi important pour lui que l’émancipation de la tutelle politique anglaise. D’une façon d’ailleurs très mécanique, la première dépendait comme effet de la seconde qui en portait le potentiel: «”L’Inde a obtenu sa situation élevée à l’Est en raison de son message de paix.” Après quoi, la foule forma la haie pour le laisser se rendre à un ashram situé à huit milles en dehors de la ville. Tout le long de la route, des Indiens touchaient la poussière avant et après son passage». (17) Gandhi se trouvait d’accord avec les forces d’occupation britanniques. Le futur territoire national ne pouvait être partagé sur la base des distinctions entre les deux grandes religions du sub-continent indien. Son adversaire, le leader musulman Jinnah supposait la partition avant même le départ des Britanniques: «Gandhi accepta sans contrepartie le principe de la démarcation et du plébiscite, mais aurait voulu que, si le plébiscite rendait inévitable la “partition”, celle-ci n’ait lieu qu’après la cession du pouvoir par les Britanniques. Il espérait que, après le départ des Anglais, les deux communautés sauraient faire les concessions nécessaires et que la division du pays s’avérerait inutile. C’est précisément ce que craignait Jinnah. Ne voulant prendre aucun risque de ce côté, il exigeait la division préalablement à l’indépendance, et refusa toute idée de traités entre les deux pays comme étant incompatible avec la souveraineté des États. La perspective de ces deux États fondés sur l’appartenance religieuse et n’ayant en commun “que leur inimitié” effrayait Gandhi, qui, tout en comprenant que les deux communautés aspiraient à leur autonomie culturelle et économique, aurait souhaité un minimum de conventions mutuelles destinées à prévenir la course des armements et surtout un conflit entre les deux États». (18) L’on sait que c’est précisément ce qui devait arriver: l’indépendance puis la partition de l’Inde, la montée des armements des deux États rivaux qui finirent par se doter de l’arme nucléaire. «Le 16 octobre 1949, à New-York, le premier ministre Nehrou déclarait qu’il aurait lutté jusqu’au bout contre l’établissement du Pakistan, s’il avait prévu les affreux résultats qui en découleraient. Peut-être Gandhi les avait-il prévus par intuition. La division de l’Inde a causé la mort de centaines de milliers d’Indiens. Elle a obligé quinze millions de réfugiés à abandonner douloureusement leurs foyers pour s’en aller au loin dans l’inconnu. Elle a provoqué la guerre dans le Cachemire. Elle a causé des pertes gigantesques à toutes les régions du pays. Elle a alimenté un mécontentement religieux et nationaliste permanent qui renferme des possibilités désastreuses». (19) Les mécanismes de la partition, une fois la main de l’autorité impériale britannique levée, étaient mis en marche et, comme le veut la thèse des cycles des yuga, rien ne pouvait plus les arrêter. L’indépendance était un événement qui devait, aux yeux de Gandhi, assurer la continuité de la coexistence entre les fidèles des deux religions. L’événement se transforma en trauma lorsque la partition devint réalité. Le yuga avait tourné et ce qui devait être une consolidation historique pour ce spectateur engagé qu’était Gandhi devint le cauchemar de deux populations aux mêmes origines ethniques mais divisées par les aléas des intérêts économiques, politiques et religieux. Mais Gandhi n’était plus là pour voir ça, son assassinat faisant événement-charnière de l’Éternel Retour.

À l’opposé, si le spectateur engagé qui conçoit le temps historique à l’image d’un organisme suivant une progression continue de son évolution, une diachronique linéaire, ses efforts viseront à faire évoluer le développement progressif. Sa vision qualitative d’un développement mésadapté, dysfonctionnel, le poussera à rectifier, soit par des réformes, soit par des actions révolutionnaires, le cours de la durée historique. Depuis que le progrès fait partie du bagage idéologique des Occidentaux, nombreux et de tous pays proviennent les réformistes et les révolutionnaires qui ont voulu mettre la main à la pâte pour perfectionner ce qui était perfectible. On pouvait, comme Jean-Jacques Rousseau, ne pas croire à la perfectibilité humaine. «L’homme est né libre, et partout il est dans les chaînes». Ce constat qui inaugure son célèbre Contrat social dit que la liberté est innée à l’homme et qu’elle lui a été usurpée par les forces de domination; aux citoyens de récupérer ce qui lui a été usurpé par les autorités établies. Il n’y a pas de palingénésie chez Rousseau, contrairement, plus tard, chez les Jacobins qui se revendiqueront de son enseignement. Pour les autres philosophes, en particulier les partisans des nouvelles thèses libérales, il y a perfectibilité humaine dans la mesure où l’éducation peut tirer un esprit rustre vers l’illumination intellectuelle. Condorcet, qui fut secrétaire à la fois de Voltaire et de Rousseau, a toujours penché du côté de Voltaire et des Encyclopédistes, aussi, travailla-t-il, durant la Révolution française, à établir un système d’enseignement qui assurerait la réussite de ce qui deviendra son Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain (1794). Ici, le progrès n’est pas marqué par des réformes constitutionnelles ni par des révolutions politiques, mais par le développement, le raffinement des arts et des sciences. L’optimisme de cet homme fuyant la mort aux trousses va même jusqu’à penser que l’homme, un jour, grâce aux progrès scientifiques, parviendra à abolir la mort même! Intellectuel de cabinet, hésitant à s’engager dans les événements politiques qui secouaient son temps, Condorcet décida de plonger dans l’arène politique et fut finalement élu à la Convention. D’esprit modéré, il siégea parmi les Girondins, ce qui causa sa perte le jour où les Montagnards firent cerner la Convention et arrêter les députés associés à Brissot, Vergniaud et Guadet. Condorcet, qui n’était pas considéré comme une menace politique fut cependant enveloppé dans le groupe. C’est à travers son programme sur la réforme de l’enseignement en France et de l’éducation des nouveaux citoyens libres que l’action de Condorcet est resté «spectaculaire». Ici, Condorcet prévoyait une durée plus ou moins longue, une succession de réformes bourgeoises, libérales et démocratiques (il était partisan du droit de vote des femmes), de sorte que, malgré sa mort brutale, son influence se fit sentir tout au long du XIXe siècle et fit de lui l’un des premiers «scientistes» tant sa foi (religieuse) dans le progrès était remarquable. Même si sa vision du temps historique resta mécaniciste jusqu’au bout, Condorcet s’était dégagé de la dialectique de la rupture et de la continuité. Aussi Condorcet, à l’image de ce que sera Raymond Aron au XIXe siècle, illustre-t-il l’image idéale du spectateur engagé mais sûrement pas du militant.

Car si l’Histoire est profondément humaine, engage les individus dans leur société, érige la civilisation comme l’accomplissement de l’humanité, il faut bien qu’à un moment ou un autre, il participe activement de cette Histoire. Si la morale activiste de l’Histoire est un acquis remontant, précisément, au temps de la Révolution française, le cours du temps n’a pas attendu les Marat, les Danton et les Robespierre pour produire des individus et des groupes spéciaux qui se jugeaient dignes d’influer sur le cours de l’Histoire. On l’a vu avec Gandhi. Même inséré dans une croyance cyclique du temps, Gandhi était suffisamment occidentalisé pour comprendre que le destin des hommes provenait de leurs choix. Si le choix était bon, les Indiens obtenaient l’Indépendance; si le choix était mauvais, ils retournaient dans le chaos de la guerre et de la partition. Pour Gandhi, résister à l’inexorable mouvement du yuga dépassait les paramètres de l’action politique. C’était un véritable défi lancé à l’ordre du cosmos et la préparation spirituelle plus que l’organisation politique relevait de sa stratégie idéologique. À l’intérieur des cycles de l’Éternel Retour, il y a des hommes qui, comme Gandhi, s’échinent à jouer les intermédiaires, les truchements entre la métaphysique et le sublunaire. Mais un penseur, un philosophe allemand, Friedrich Nietzsche a cru qu’un «surhomme» pouvait se hisser au-dessus du crépuscule des dieux. Pour son Zarathoustra, l’homme n’est qu’un pont entre l’animal et le surhomme. Ce surhomme est un milite, c’est à-dire un militaire, un volontaire, un guerrier, un héros qui défie les conditions innées de son existence. Il ne se contente pas de la position du spectateur engagé qui regarde tout en essayant, du mieux de ses capacités, de changer ou de maintenir l’ordre des choses. Il se dresse, comme un Prométhée, comme un Lucifer, devant l’ordre même du monde. «Je giflerais le soleil s’il m’insultait» déclare le capitaine Achab dans le Moby Dick de Melville. «Ôte-toi devant mon soleil!» aurait lancé le philosophe Diogène à Alexandre le Grand venu tout exprès pour le rencontrer et qui se tenait debout, planté là, devant lui. Alexandre, divinité évhémériste s’il en fût, qui, dans la foulée d’Apollon, représente le soleil, la raison, la conquête; Achab, roi déchu, amputé, vindicatif, poursuit la lune (Lilith) incarnée par cette baleine blanche à la peau crevassée par les coups de harpons, et finira accroché à son flanc, faisant signe à son navire et à son équipage de l’accompagner dans la mort. La littérature, mieux que l’histoire peut-être, sait rendre compte de ces figures démesurées.
Comment être un surhomme dans une conception cyclique du temps historique? On a cité le nom d’Alexandre, mais on pourrait aussi citer Jules César. Alexandre et César apparaissent tous deux au moment où s’établit un état de «temps de troubles» - pour faire référence à un épisode célèbre de l’histoire russe -, qu’Arnold Toynbee qualifie de moments cruciaux de perte de l’auto-détermination des civilisations. Alexandre, héritié d’un roi barbare extérieur à l’Hellade, la Macédoine, lance la Grèce, après les troubles démagogiques qui ont suivi la Guerre du Péloponnèse, dans la conquête de l’Asie. Il se rendra aux frontières de l’Indus, s’emparant tour à tour de la Perse, de l’empire Assyro-babylonien, des civilisations syrienne et égytienne. Dans chaque cas, des opérations de métissages suivront au niveau religieux (le culte de Sérapis en Égypte) ou artistique (l’art gréco-bouddhiste en Inde) À sa mort, ses généraux, les Diadoques, se partageront son monde, et le tiendront jusqu’à la décomposition finale de leurs royaumes respectifs, qui passeront pour la plupart entre les mains des Romains. Ce qui différencie ainsi Alexandre de ses généraux et successeurs qui se partagèrent ses conquêtes, c’est qu’Alexandre était véritablement un surhomme. Il ne faisait pas que s’engager dans l’Histoire, il voulait la mener, l’unifier sous son sceptre en y portant les caractères culturels de la civilisation hellénique à travers tout le continent asiatique. Seule la mort en vint à bout. Ses généraux, par contre, ne furent que des hommes, des spectateurs engagés certes puisqu’ils se coiffèrent des couronnes royales en Égypte, à Babylone, à Athènes, mais ils ne purent conserver que durant un siècle cet empire qui s’était érigé en dix ans.

Si la carrière de Jules César est moins exceptionnelle - César ne conquit lui-même que l’Italie et la Gaule -, c’est qu’elle se concentra sur la pacification de la «révolution romaine». Succédant à Marius et Sylla, deux dictateurs, participant au premier triumvirat avec Pompée et Crassus en vue de résoudre les conflits qui, depuis l’époque des Gracques, opposaient patriciens et plébéiens au cœur même de Rome, l’action de César fut de dominer les partis et les mettre au pas. Après la mort de Crassus, Pompée et César restèrent face à face dans une rivalité fratricide. Pompée avait avec lui la complicité de Cléopâtre, dernière descendante de la dynastie des Lagides, héritière du diadoque d’Égypte. César avait mis la Gaule à sa main. Il devint véritablement le surhomme le jour où il franchit le Rubicon et poussa jusqu’à Rome, obligeant Pompée à s’enfuir pour rejoindre Cléopâtre. Poursuivit par César, Pompée finit par être tué tandis que Cléopâtre parvint à séduire César et sauver sa vie pour quelques années encore, le temps que César soit assassiné par Cassius et Brutus et que le second triumvirat se divise, et qu’Octave Auguste, le fils adoptif de César, mette tout l’ancien empire des diadoques sous sa coupe. Certes, la Fortuna joua pour César comme pour Alexandre. La durée de leur règne respectif fut assez courte mais assez marquante pour donner une taille démesurée à leur personnalité. Ces entreprises survécurent différemment. Les Lagides et les Séleucides se métissèrent avec les civilisations conquises, l’égyptienne, l’assyro-babylonienne et la perse. Ils se morcellèrent et ne purent réaliser le rêve d’imperium d”Alexandre. À l’opposé, César étendit la puissance romaine sur une Italie déjà hellénisée par les cités de la Grande Grèce déjà acquise, et les peuples transalpins, les Gaulois, d’origine indo-européenne. Par sa guerre contre Pompée, il se trouva engagé vers la conquête de l’Orient. Tout cela se serait propablement effondré à son tour si, après son assassinat, le jeune Octave n’avait repris la conquête bien en main. La Grèce tout entière était déjà tombée en 168 av. J.-C. à Pydna, tandis qu’à Actium (31 av. J.-C.) la puissante flotte égyptienne était défaite par la flotte romaine. L’Égypte fut enfin conquis et Cléopâtre, afin d’éviter d’être promenée comme trophée lors du Triomphe d’Octave Auguste se suicida. Puis, avec la colonisation de l’Afrique du Nord, l’ancienne Carthage, la conquête des Germains, le franchissement du détroit, c’est-à-dire la Manche, pour accéder chez les Bretons de la future Angleterre sous la dynastie julio-claudienne, les Romains ajoutèrent à l’imperium amorcé par César. Outre les peuples barbares proches, la Romanité ne s’engagea pas immédiatement dans la conquête d’autres civilisations mieux structurées en États. L’expansion romaine assurait la diffusion de la civilisation hellénique. À l’héritage grecque, la rhétorique latine d’un Cicéron et d’un Quintillius, l’historiographie d’un Tite-Live et d’un Tacite, l’architecture des grands cirques et des longs aqueducs, les ingénieurs auteurs des tracés de route, la flotte impériale, apportèrent une continuité indispensable aux projets d’expansion de la République. Avec Trajan (175 de notre ère), Rome regarda vers l’Asie intérieure, vers Ctésiphon, la nouvelle capitale de la civilisation iranienne qui, bientôt, se trouva en mesure de résister à l’invasion hellénique sous la coupe de la nouvelle dynastie des Sassanide. Comme pour l’empire d’Alexandre, celui des Césars se fractura, sa partie occidentale passant sous la coupe des barbares goths venus du nord-est, tandis que sa partie centrale, avec Constantinople comme seconde et nouvelle Rome, résista, formant une nouvelle civilisation où la culture grecque retrouva sa prédominance sur la culture latine: Byzance.

Les surhommes passent comme des météores, et comme des météores, ils sont sensés entraînés avec eux de grands malheurs. Ils foudroient les peuples, les traversent, les renversent, les affament, les mutilent, les tuent, réduisant en prolétaires ceux qui survivent, d’où l’idée que «les survivants envieront le sort des morts». La grandeur de leurs exploits contraste avec la durée éphémère d’où l’impression de «courte durée» qu’ils donnent à leurs actions dans l’histoire, alors que les traditions, les coutumes, les institutions travaillent lentement pour modeler les civilisations.

Ces surhommes pourtant étaient de grands créateurs, même avant d’avoir entrepris la conquête de l’Asie comme Alexandre, ou franchit le Rubicon comme César. Très tôt, des hagiographes se sont attachés à leur personne, transcrivant leurs mots d’ordre, leurs confidences, leurs rêves, détaillant leur vie avec ses vices et ses vertus. Les deux modèles du Moyen Âge occidental resteront Alexandre et César. La légende seule a finit par compter au niveau de la «longue durée» inscrite parmi des faits qui ne cessaient, d’auteur en auteur, de s’élaborer, de s’enrichir, d’acquérir du merveilleux. De César à Charlemagne (IXe siècle), à Napoléon (XIXe), à Hitler et Staline en passant par tous les Kaisers (Césars) de Prusse et d’Allemagne et les Tsars (Césars) de Russie, l’idée du pouvoir étendu sur le monde œcuménique et la concentration de la puissance dans un seul être, dans une seule capitale, n’ont cessé de fasciner les Occidentaux. L’individualité personnelle s’était acquise, par la légende, une capacité de servir de paratonnerre au «sens de l’unité» dans le temps. La dramaturgie - Shakespeare, Corneille, Racine -, plus tard le roman historique, le cinéma, les séries de la télévision sans oublier les romans-fleuves comme Guerre et Paix de Tolstoï, même en brossant les règles esthétiques de la «couleur locale» privilégiées par les deux maîtres du genre, l’anglo-écossais Walter Scott et l’américain James Fenimore Cooper, ont nourri le mythe du surhomme menant l’Histoire plus que mené par elle. Lorsque Tolstoï décrit l’affrontement titanesque entre Napoléon-le-surhomme et le peuple-russe-en-tant-que-surhomme, il perfectionne le genre et prépare le XXe siècle, où l’on retrouvera moins des surhommes que des dictateurs paranoïaques qui lanceront ces peuples concentrés en masses déchaînés les uns contre les autres à travers des guerres mondiales. Cette conscience historique stimulée à vif, à travers la chair à canon et le courage discipliné par la technique, carbura comme une flamme échappée d’une étincelle: courte mais intense. C’est pour avoir vécu, en tant que spectateur engagé, qu’un Fernand Braudel préférera se tourner vers la «longue durée» afin de mieux démontrer la vanité des ambitions individuelles, même lorsque leurs aspirations en feraient des surhommes, des sauveurs. À eux, il opposera la persistance des activités humaines inscrites dans la géographie, la démographie, les mentalités, les coutumes, bref la quotidienneté des traditions qui se rient des aventures de surhommerie. Les ruptures de la mécanique temporelle, événements traumatiques marquant le passage d’un yuga à un autre marquaient peu, au fond, la vie humaine. Les ruptures devenaient plus rares et les continuités plus fortes.

Alexandre et César n’atteignirent jamais le niveau organiciste de la conscience historique. Ils en restaient au niveau simple, mécaniciste. Ils n’avaient en vue que leur gloire, mais déjà César, contrairement à son prédécesseur, concevait la nécessité de stimuler des partisans. Alexandre appartenait au milieu guerrier et royal macédonien, César à celui de l’ordre sénatorial, des patriciens clients d’une fraction de la plèbe de plus en plus riches. Il lui fallait du soutien financier et des appuis politiques. Sa carrière fut érigée sur une propagande dont le chef-d’œuvre reste son récit pro domo de la Guerre des Gaules. C’est contre les candidats de Pompée qu’il dut lutter et la révolution romaine anticipait de plusieurs siècles ce que seront le militantisme des groupes révolutionnaires du tournant du XIXe siècle. La morale activiste de l’Histoire était le fruit de personnalités romaines qui suivant les exemples des Gracques qui avaient, les premiers, milités pour une juste répartition des accès aux ager publicus. La révolte des esclaves, menée par Spartacus - lui-même propriétaire d’esclaves - et qui devait s’achever par un terrible massacre, procédait du même esprit encore peu conscient de soi. Le militantisme complètait ici le spectateur engagé - ni les Gracques ni Spartacus ne furent des révolutionnaires sociaux - croyant dans la possibilité qu’il est faisable de modifier par sa volonté l’ordre qui préexiste à son destin. L’émancipation de la vision mécaniciste, surtout au XVIIe siècle, à travers les «dilemmes cornéliens», allait multiplier et étendre cette possibilité, non seulement pour les individus, dans la quête des privilèges en les achetant (le commerce des Offices sous l’Ancien Régime) ou par des promotions (les capacités bourgeoises du XIXe siècle), mais par un véritable militantisme érigé sur des aspirations collectives, nationales ou sociales, libérées de l’inexorable roue de la Fortuna.

Mieux qu’un Heidegger, le grand philosophe du temps au XXe siècle reste Fernand Braudel. Étudiant l’Occident entre le XVe et le XVIIIe siècle, il s’est imprégné, probablement malgré lui, de la conception baroque du monde. Il a défini les espaces et les durées comme de vastes circonférences dans l’espace et dans le temps soumis à des contraposto ruptures/continuité chargés de démontrer la lente et longue permanence de la vie des sociétés établies. Immanuel Wallerstein a repris son modèle pour substituer aux civilisations, le concept d’économie-monde. Certes, le «sens de l’unité» comme nous l’avons vu, varie de la localité à la mondialisation. Les frontières naturelles sont des constructions de l’esprit davantage que de la géographie. Maintenant, nous parlons du temps, et c’est le «sens de l’unité» dans le temps que la thèse de Braudel prétend prendre comme «unité intelligible de l’Histoire». Le titre de sa grande étude sur la Méditerranée spécifie «au temps de Philippe II»; son vaste ensemble Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, porte des concepts temporels dans deux de ses sous-titres: «les structures du quotidien» (t. 1) et «Le Temps du monde» (t. 3). Il apparaît donc important de s’arrêter sur les trois durées telles que définit par Braudel et voir comment elles structurent trois représentations du temps ayant chacune leur propre «sens de l’unité».

«La nouvelle histoire économique et sociale, écrit Braudel, met au premier plan de sa recherche l’oscillation cyclique et elle mise sur sa durée: elle s’est prise au mirage, à la réalité aussi des montées et des descentes cycliques des prix. Il y a ainsi, aujourd’hui, à côté du récit (ou du “récitatif” traditionnel), un récitatif de la conjoncture qui met en cause le passé par larges tranches: dizaines, vingtaines ou cinquantaines d’années. Bien au delà de ce second récitatif se situe une histoire de souffle plus soutenu encore, d’ampleur séculaire cette fois: l’histoire de longue, même de très longue durée. La formule, bonne ou mauvaise [… p]eu importent ces formules; en tout cas c’est de l’une à l’autre, d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantané à la longue durée que se situera notre discussion. Non que ces mots soient d’une sûreté absolue. Ainsi le mot événement. Pour ma part, je voudrais le cantonner, l’emprisonner dans la courte durée: l’événement est explosif, “nouvelle sonnante”, comme l’on disait au XVIe siècle. De sa fumée abusive, il emplit la conscience des contemporains, mais il ne dure guère, à peine voit-on sa flamme». (20) Que nous dit Braudel? Comment procède-t-il? Il procède d’abord en définissant le «cycle» médian, qu’il n’appelle pas la moyenne durée, mais qui serait celle des «oscillations». Pour un marxiste d’origine comme l’était Braudel, il n’est pas question ici de supposer qu’il s’en tenait à une conception d’éternel-retour de l’historique, mais il ne pouvait ignorer les cycles de la production économique. Braudel n’atteindra jamais à la conception organiciste de l’Histoire. Comme il appuie quasi exclusivement sur l’histoire économique sa conception du temps, il tire donc sa moyenne durée des statistiques qu’il est possible de mesurer et d’établir à partir de données chiffrées, quantitatives: ainsi en est-il des entrées de comptabilité, le cours des circuits commerciaux, l’évaluation de la productivité, etc. Braudel veut se placer à la limite de la rencontre de la conjoncture et de la structure. La conjoncture, l’événementiel en histoire économique, est moins «flamboyante» que dans la courte durée de l’histoire politique, pour laquelle il manifestera toujours un certain dédain. En histoire économique, l’événement peut être la variation d’un trajet du circuit économique, une crise qui s’étale sur une décennie, une variation climatique temporaire (le «petit âge glaciaire» de la fin du Moyen Âge), une modification des marchés entre producteurs et consommateurs. La «longue durée», c’est l’opposé de ces événements; elle est la structure, la nécessité historique dans sa géographie, sa géologie, sa climatologie, bref, ce qui ne se compte pas en durée temporelle historique mais géologique. La position des continents, des fleuves, des océans, des montagnes façonne la longue durée pour les peuples qui s’y établissent et développent des modes de vie que l’on peut remonter, très souvent inchangés, aux temps néolithiques. À l’autre bout, nous retrouvons la courte durée, vraiment celle des lois, des mesures, des révolutions ou contre-révolutions, qui tentent d’influer sur les mœurs, les mentalités et surtout la production matérielle. Comme des poupées gigognes, les cycles de temps de Braudel s’insèrent donc les unes dans les autres, et c’est à la plus longue des durées qu’il faudrait que désormais les historiens s’attaquent.

Braudel prévoyait les hésitations de ses collègues, aussi essaya-t-il, sitôt exposée, de moduler sa théorie: «Les philosophes nous diraient, sans doute, que c’est vider le mot d’une grosse partie de son sens. Un événement, à la rigueur, peut se charger d’une série de signfiications ou d’accointances. Il porte témoignage parfois sur des mouvements très profonds, et par le jeu factice ou non des “causes” et des “effets” chers aux historiens d’hier, il s’annexe un temps très supérieur à sa propre durée. Extensible à l’infini, il se lie, librement ou non, à toute une chaîne d’événements, de réalités sous-jacente, et impossibles, semble-t-il, à détacher dès lors les uns des autres. Par ce jeu d’additions, Benedetto Croce pouvait prétendre que, dans tout événement, l’histoire entière, l’homme entier s’incorporent et puis se redécouvrent à volonté. À condition, sans doute, d’ajouter à ce fragment ce qu’il ne contient pas au premier abord et donc de savoir ce qu’il est juste - ou non - de lui adjoindre. C’est ce jeu intelligent et dangereux que proposent des réflexions récentes de Jean-Paul Sartre. Alors, disons plus clairement, au lieu d’événementiel: le temps court, à la mesure des individus, de la vie quotidienne, de nos illusions, de nos prises rapides de conscience - le temps par excellence du chroniqueur, du journaliste. Or, remarquons-le, chronique ou journal donnent, à côté des grands événements, dits historiques, les médiocres accidents de la vie ordinaire: un incendie, une catastrophe ferroviaire, le prix du blé, un crime, une représentation théâtrale, une inondation. Chacun comprendra qu’il y ait, ainsi, un temps court de toutes les formes de la vie, économique, social, littéraire, institutionnel, religieux, géographique même (un coup de vent, une tempête), aussi bien que politique». (21)

Alors? Si tous les temps finissent par se confondre, de la longue à la courte durée, que nous apporte la formulation d’une telle thèse? C’est que la science sociale, nous dit Braudel, et à laquelle il voudrait rattacher la connaissance historique, «a presque horreur de l’événement. Non sans raison: le temps court est la plus capricieuse, la plus trompeuse des durées». (22) Le développement ultérieur de l’anthropologie historique allait ramener la vie quotidienne au centre des enquêtes de longue durée, comme si le temps court ne se limitait plus à des explosions d’instantanés, mais bien à une organisation temporelle qui dépasse l’insignifiance attribuée à la chronique. Ainsi donc, le travail des historiens les entraînait vers une définition toute personnelle de la durée. Que doit-on comprendre lorsque l’historien britannique Orlando Figes écrit, dans son histoire de la révolution russe: «Le récit commence dans les années 1890, avec le véritable début de la crise révolutionnaire, et plus précisément en 1891, quand la réaction du peuple russe à la crise de la famine le plaça pour la première fois sur la voie d’une collision avec l’autocratie tsariste. Et notre histoire s’achève en 1924, avec la mort de Lénine, date à laquelle la révolution avait parcouru un cercle complet et où les institutions de base, sinon les pratiques, du régime stalinien étaient déjà en place. Ainsi donné-je à la révolution une durée de vie bien plus longue qu’on ne le fait d’ordinaire. Mais il me semble que, à une ou deux exceptions près, les histoires antérieures de la révolution ont été trop étroitement focalisées sur les événements de 1917, au point de faire paraître l’éventail de ses issues possibles bien plus limité qu’il ne l’a été effectivement. Il n’était nullement écrit que la révolution s’achèverait par une dictature bolchevik, alors même que se pencher sur cette seule année fatidique nous conduirait à cette conclusion». (23) Voici une longue durée qui, dans le système de Braudel, aurait sûrement mérité de figurer comme «moyenne» par rapport à un lent développement économique et sociale de la Russie, selon l’explication marxiste (la longue durée) et l’événement composite (Février-Octobre 1917). Bref, à chaque historien ses mesures de la durée! Après un demi-siècle, les durées de Braudel semblent s’être fondues l’une dans l’autre, s’absorbant, se dissolvant dans une même durée: la durée historique où structures, conjonctures et individualités momentanées se trouvaient mesurées sur un mesurage aléatoire du temps.

Au-delà de sa dérive épistémologique, les trois durées de Braudel font percevoir trois modes du «sens de l’unité» dans le temps, contributeurs à l’élaboration de la conscience historique. Les cycles Kondratiev, appelés à mesurer la périodicité des temps de crises et de relances économiques, ne se détachent pas de la conception cyclique de l’histoire. Mais il suffit qu’un goulot d’étranglement de l’économie débloque, sous l’effet d’un événement tiré de l’histoire des techniques par exemple, pour que l’économie reparte dans une direction imprévue, comme lors de la Révolution industrielle du XIXe siècle. Voilà pourquoi, plutôt que cyclique, les variations temporelles de Braudel reprennent davantage l’image des ricorsi de Giambattista Vico. Certes, Vico, ayant une authentique vision organiciste de l’Histoire, pensait aux cycles culturels plutôt qu’économiques, mais la proximité de Vico et de Braudel est plus que superficielle. La longue durée n’a rien en commun avec l’espace large, continental ou civilisationnel. Elle se concentre davantage dans les lieux localisés. On s’en est aperçu lors des grandes migrations du XIXe-XXe siècles des ruraux vers les grands centres. La nostalgie des montagnes, des prairies, des vertes vallées, des bords de mer, etc, montrait que le «sens de l’unité dans le temps», la poétique du temps propre à la longue durée s’associerait naturellement aux traditions, aux modes de vie spécialisés, à la généalogie. La moyenne durée c’est le patrimoine et la rupture que ne parviendra pas cette fois à restaurer la continuité. L’événement migratoire, saisi dans la courte durée, n’est que l’ouverture vers une nouvelle durée, longue? moyenne?

Comme le supposait Braudel, la moyenne durée, la durée médiane, c’est bien cette oscillation entre la nécessité et la contingence, la structure et les conjonctures: des régimes politiques autant que des modes de production industriels récents, tous deux influencés par les variations technologiques. La technocratie d’État est contemporaine de l’Organisation Scientifique du Travail. Nous aurons, pour mes contemporains nés en 1955, vécus sous le règne d’Élisabeth II d’Angleterre et du Canada. Beaucoup d’entre nous serons morts lorsque la vieille reine lèvera le flag. Certes, Élisabeth fait partie d’une dynastie comme nous appartenons à une généalogie, mais son règne aura été celui, de Churchill à Blair, un fragment médian de l’histoire d’Angleterre capable de couvrir un demi-siècle. La longue durée insulaire de la Grande-Bretagne n’aura guère changé entre-temps - la Grande-Bretagne restera toujours un archipel séparé par un étroit bras de mer du continent européen - et bien des événements flamboyants se seront déroulés sous son règne, mais, somme toute, sa durée aura été d’une honorable longueur apte à en faire une véritable durée médiane de l’histoire, même si aucun de ses gestes, aucune de ses volontés n’a inspiré l’Histoire: l’Angleterre au temps d’Élisabeth II, comme il y en eut une aux temps d’Élisabeth Ire et de Victoria. Au delà du «sens de l’unité» dans l’espace, la poétique du temps sera ici un règne, un régime, une succession de gouvernements, d’événements plus tragiques qu’heureux. Sous son règne, l’Angleterre se sera acclimatée essentiellement de deux tendances politiques: l’État providence avec les gouvernements travaillistes alternant avec les politiques et ultra-libérales avec les conservateurs. Dans le domaine du disque, la jeune Élisabeth écoutait des disques 78 tours; la vieille, des lecteurs au laser et ses petits enfants des MP3. La déclinante Grande-Bretagne, de plus en plus un satellite des États-Unis, aura pourtant connue une révolution culturelle dans les années 1960, symptôme de son déclin, l’époque des Beattles, des films de James Bond, des séries télés tels Avengers et Thunderbirds. Nous ne sommes certes pas là dans la longue durée, mais nous ne sommes pas non plus dans la courte.

Enfin qu’est la courte durée sinon, bien entendu, les événements marquants, bénéfiques ou maléfiques, traumatiques toujours, qui demandent à chacun l’adaptation à de nouvelles situations. Qui aura vécu les attentats du 11 septembre 2001, même pour ne les avoir vus en direct qu’à la télévision, pourrait ne pas considérer ces événements comme marquants dans sa propre vie? Il en avait été de même avec l’assassinat du président Kennedy. Et que dire du temps des deux guerres mondiales, du règne de Napoléon Ier et de la marche de la Grande Armée dans toute l’Europe? Si tous ces événements de courte durée n’ont pas transformé le monde de manière irréversible, s’ils ont affectés davantage la durée médiane que la longue durée au niveau objectif, il n’en va pas de même au niveau subjectif. La psychologie est sans doute plus sensible aux événements de la courte durée et la sociologie aux structures de la longue. Pourtant, ces événements troublent profondément la conscience des traditions et des transferts générationnels, ce que reconnaissait honnêtement Braudel. Les personnages historiques, qu’importe leur insignifiance réelle, demeurent des symboles d’une époque, d’un temps. Le temps de Hitler, celui de De Gaulle, celui de Reagan, etc. Tout cela consolide la conscience historique moins en tant que conscience de la durée que conscience de l’immanence. Ici, la poétique du temps est celle d’une date, d’un individu, d’une éclipse relativement courte à l’échelle du temps historique, et combien impensable à l’échelle du temps géologique (le mythe du fameux chaînon manquant). C’est bien l’événement qui, ici, crée «le sens de l’unité»: nous qui avons été dans les tranchées pendant quatre ans; nous qui sommes débarqués en Normandie; nous qui avons vu les tours du World Trade Center, te souviens-tu…?

La poétique du temps s’élabore donc sur la multiplicité des durées et aucune hiérarchie à la Braudel ne suffit à privilégier une durée sur l’autre. Elle les mêle joyeusement. Le philosophe Jean Pucelle distinguait déjà le temps biologique du temps psychologique et du temps social. Le temps de la vie humaine, la perception que nous tirons de la durée selon nos états d’âme, tantôt fébriles et qui accélèrent, tantôt mélancoliques et qui s’étirent interminablement, enfin le temps des régimes sociaux: du travail, de la participation aux institutions, des rites de vie, des successions de régimes, de modes, etc. Il n’y a pas succession des temps, les ricorsi s’entremêlent et sont bientôt happés par la simultanéité. Les durées, si différentes soient-elles, se conjuguent à travers la vie des individus comme des collectivités. Il n’y a donc pas une poétique du temps plus simple qu’une poétique de l’espace. Le «sens de l’unité» dans le temps participe de la conscience qui unifit les durées, les cimente, les ordonne selon les activités humaines sans les polariser. Aussi les trois durées de Braudel sont-elles des visions de l’esprit d’un historien génial plutôt qu’une conscience historique élaborée. La répétition s’y conjugue avec l’exceptionnel. Le récitatif alterne entre le singulatif et l’itératif. Il est difficile d’imaginer ce que serait un esprit individuel s’il séparait son temps biologique de ses cédules de repas ou de ses heures de sommeil, comme si sa vie n’était qu’une succession de durées fracturées. Il faudrait être particulièrement schizophrénique et souffrir de dédoublement de la personnalité pour éprouver un effet de complet détachement entre les durées. Encore faut-il que chacune des personnalités polarisées ne produise pas elle-même sa propre durée, même entrecoupée par d’autres durées vécues comme étrangères les unes aux autres.

La succession des durées, c’est la vision aristotélicienne du temps: «le nombre du mouvement l’antérieur-postérieur», mais comme l’a montré Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, «quand on croit mesurer du temps, c’est toujours de l’espace qu’on mesure: l’écoulement d’une certaine quantité d’eau (clepsydre), le déplacement de l’ombre d’un bâton (gnomon), le déroulement d’une corde (horloge à poids) ou la détente retardée d’un ressort spiral avec échappement. Quand nous lisons l’heure, ce ne sont que des positions des aiguilles sur le cadran que nous observons, jamais le mouvement lui-même. Nous n’enregistrons en somme que des coïncidences, des simultanéités. L’intervalle nous échappe; c’est notre intelligence qui le reconstruit.» (24) C’est ici qu’intervient la poétique du temps, car cette reconstruction de l’intervalle ne nous rend pas le temps ni la durée pour autant. «Nous n’avons pas l’intuition directe de deux intervalles de temps», écrivait le physicien Poincaré. «Mais nous n’avons pas davantage l’intuition directe des simultanéités que celle des durées, et la définition de la simultanéité soulève des difficultés insurmontables qui tiennent à ce que l’enregistrement d’un événement suppose l’émission et la réception d’un signal (lumineux) qui prend lui-même du temps, ce qui nous oblige à tenir compte de la position de l’observateur». (25) Bref, nous sommes toujours dans la poétique et non dans la physique. Le continuum spatio-temporel issu de la théorie de la relativité d’Einstein résout, certes, le problème au niveau du temps physique. À telle heure, à tel endroit, sinon tout fout le camp! Mais face aux temps historiques, la théorie d’Einstein ne résout rien. Par contre, elle nous permet d’entrevoir une conscience historique de niveau supérieur et portée cette fois vers l’avenir.

Ce quatrième niveau de la conscience historique, c'est celui des philosophes qui se posent des questions pour la forme. Issue des méditations protestantes, «l'interprétation whig de l'histoire» a été étudiée par un historien britannique, Herbert Butterfield. Dans le catholicisme il y a le temps de l'espérance qui nous sépare de la Seconde Venue du Christ, c'est elle qui est détentrice du mystère de l'histoire. La prédestination augustinienne des protestants considère que, Dieu étant à égale distance de toutes les époques, tout ce qui doit arriver est déjà arrivé. Donc chaque temps est en lui-même la fin de l'histoire. Et nous en sommes le digne aboutissement. Corollaire: toute liberté est permise puisque la faute est déjà inscrite dans le grand livre de Dieu et qu'il ne reste plus qu'à jouer son rôle, comme dans une pièce dont Dieu saurait déjà, trois actes d'avance, la conclusion inexorable. L'interprétation whig peut donc dériver vers la théologie de l'histoire comme elle peut revêtir l'aspect d'une métaphysique. Côté théologie, nous en trouvons le germe à la fin des Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, lorsqu’il conclut ainsi: «Alexandre ne croyait pas travailler pour ses capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand Brutus inspirait au peuple romain un amour immense de la liberté, il ne songeait pas qu’il jetait dans les esprits le principe de cette licence effrénée par laquelle la tyrannie qu’il voulait détruire devait être un jour rétablie plus dure que sous les Tarquins. Quand les Césars flattaient les soldats, ils n’avaient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l’empire. En un mot, il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens». (26) Côté métaphysique, le thème est repris par Voltaire qui, avec son Essais sur les Mœurs, voulait mener à terme le récit de Bossuet, et Gibbon qui, dans son Autobiographie, raconte qu'un soir, alors qu'il était assis sur une des sept collines de Rome, à l'heure des vêpres, vit s'ouvrir la porte d'un ancien temple romain dédié à Jupiter et en sortir une procession de prêtres catholiques. Alors l'idée lui vint à l'esprit: est-ce que les Romains pouvaient concevoir qu'un jour, le temple qu'ils avaient élevé à Jupiter servirait à y célébrer une messe catholique? L'aspect révolutionnaire de ce questionnement réside en ceci: les choses que nous faisons, avec les intentions (motivations ou aspirations) qui sont les nôtres, aboutiront à des résultats qui nous sont imprévisibles, étrangers ou inaccessibles à notre esprit. L'inconnu ouvre sur un «mystère de l'histoire», non plus surnaturel, mais qui suppose une destinée impénétrable à l'esprit humain dans l'état actuel de sa formation. Bref, nous ne savons pas ce que nos actes entraîneront comme conséquences. La subversion idéologique de ce niveau de conscience, c'est l'idée que toute l'histoire mène à nous. Alexandre, César, Napoléon, n'ont conquis le monde que pour faire triompher l'homme au complet-cravate avec portable sous le bras. Or, si nous nous figurons comme l’aboutissement de l’Histoire, tout ce qui s’est passé menant en ligne directe jusqu’à nous, nous devons constater, à notre grand désarroi, que les générations qui nous ont précédées pensaient également être l’aboutissement de l’Histoire, et elles ont passé, nous avertissant que nous aussi nous passerons. Bref, ce que Voltaire et Gibbon ont apporté de plus aux réflexions protestantes et à Bossuet, c'est qu'ils ont «décrampé» une interprétation close sur elle-même par la toute-puissance divine pour en faire une interprétation ouverte, ce que Butterfield ne voyait pas puisqu'il restait centré sur la pensée anglaise. D'ailleurs, Gibbon, comme Butterfield, était un converti au catholicisme. Laïcisé par ce bouffeur de curés qu'était Voltaire, le mystère de l'histoire est devenue, véritablement, l'interprétation whig de l'histoire. Telle était encore la philosophie de Fukuyama, qui eut son heure de gloire au milieu des années 1990. Le 11 septembre, avec la chute retransmise en direct des Twin Towers, a, disons, ébranlé cette finitude.

Ce qui fait de «l’interprétation whig de l’histoire» un acquis qualitatif de la conscience historique, c’est qu’elle ouvre sur les possibilités infinies du devenir historique. Nous pouvons penser que, dans l’avenir, d’autres modes de penser, de vie et de cultures que nous ne pouvons pas même imaginer aujourd’hui, parce que nos paradigmes mentaux et culturels étant limités par notre époque et notre culture nous empêchent de faire le saut et de les profiler, auront supplantés nos modes actuels. Certes, ni Voltaire ni Gibbon ne pouvait anticiper la physique einsteinienne, mais ils concevaient déjà qu’au-delà de l’idée de progrès il y avait des «capacités» mentales et sociales qui échappaient à la moindre prophétie, à la moindre prédiction que les connaissances de l’époque fournissaient. La perfectibilité de l’homme ne pouvait être conçue que dans des cadres qui n’étaient pas encore imaginés à l’époque des grands despotismes éclairés. Si nous nous concevons comme l’aboutissement de l’histoire passée, nous pouvons, en regardant l’avenir, nous considérer comme un chaînon qui maintient la solidarité des générations dans le temps, et les maillons faibles seraient l’équivalent des âges de grandes transformations révolutionnaires, soit par des chutes (lentes ou rapides) dans la désagrégation, soit par le ressaisissement et l’élévation d’une nouvelle ère, voire d’une nouvelle civilisation.. À ce titre, si la succession des temps est un pur produit de l’esprit, il fonde la conscience de la durée sur un enchaînement d’appartenances et, en retour, projette la suite des temps sur la continuité qu’il abandonne à l’inconnu, à l’imprévisible, mais non à la répétition du déjà-vu. L’inédit devient l’ouverture de l’Histoire jusque-là tenue par les consciences comme fermée: fermée soit sur elle-même par le cycle répétitif, fermée soit par l’aboutissement eschatologique dont l’événement apocalyptique (le déluge, la foudre de Babel, la fin du monde, la prédestination fatidique, le Big Crush, la bombe atomique ou la fin de l’Histoire) est exclu ou reporté «aux calendes grecques»…

Dans ce contexte d’ouverture, les durées établies par Braudel donnent une vision de la simultanéité des temps (et non des événements) qui enchaînent les ricorsi sur un autre mode que celui des spirales baroques. Si la simultanéité des trois durées, la longue, la moyenne et la courte et leurs entrenchaînements par les événements permet d’unifier le temps historique, alors la poétique du temps détendrait la spirale baroque pour en faire une série d’anneaux qui se tissent - vieil archétype du temps, telle la toile de Pénélope - permettant à une conscience historique de trois niveaux temporels de durée de faire surgir un «sens de l’unité» là où on ne voyait, encore récemment, qu’additions de temps.

L’exemple historique le plus flagrant de cet entrenchaînement, c’est la révolution industrielle en Angleterre et en Belgique. La longue durée s’inscrit dans la richesse en charbonnage de la verte Albion et du Hainaut en Belgique, produits de la décomposition des organismes préhistoriques remontant à des millions d’années. On connaît les ennuis du Japon à amorcer sa révolution industrielle par l’absence de bassins houillers dans les îles du Soleil Levant, d’où cette expansion qu’allait entreprendre vers la Chine le Mikado. La durée moyenne s’inscrit dans la production industrielle nouvelle que les marchés coloniaux attendaient de la métropole anglaise, durée du colonialisme qui s’étend des Tudors aux Windsors. Enfin, les événements que sont l’invention de la machine à vapeur adaptée aux locomotives, aux bateaux, aux instruments de forages, la construction des routes macadamisées et des ponts métalliques, le percement de canaux, etc. La Révolution industrielle devient un concept historique précisément parce qu’elle est un entrenchaînement des trois temps dégagés par Braudel et qui procède selon le mode de la simultanéité.

Les grandes découvertes géographiques du XVe-XVIe siècles sont également issues de l’entrenchaînement des durées. La Révolution russe de 1917 réussit précisément par la rencontre simultanée des trois durées alors qu’un siècle plus tôt, les décembristes n’avaient pu profiter d’un tel agencement des durées. L’étude des civilisations révéleront sans doute beaucoup d’autres exemples, dans différents domaines, de telles poétiques du temps. Ce que nous devons avoir en tête, c’est qu’un siècle avant la Révolution industrielle, un siècle avant la découverte de l’Amérique, un siècle avant la Révolution russe, aucun Anglais, aucun Espagnol, aucun Russe n’avait les paradigmes mentaux pour s’imaginer le tour que devait prendre le développement de l’avenir. La rapide succession de ces entrenchaînements à donner à l’historien américain Henry Adams et à l’historien français Daniel Halévy l’idée de l’accélération de l’histoire. (27) Pourtant, Halévy ne considère l’accélération que comme celle de la roue de la Fortuna. En ce sens, elle possède un potentiel de régression qui nous fait reculer sur les acquis de la conscience «whig». Certes, après l’hécatombe du premier XXe siècle, l’heur n’était pas à l’optimisme et les promesses du siècle de Leibniz ne se sont pas maintenues. La science a déçu, la technique a aliéné, la démocratie a démoralisé, l’éducation a échoué, la sécurité sociale est un leurre et la liberté une curée.

Voilà pourquoi nous pouvons considérer un cinquième niveau de la conscience historique, niveau que l'on pourrait qualifier de «sentiment tragique de l'histoire», (pour paraphraser Unamuno), niveau qui apparaît plus difficile à bien cerner tant il nous apparaît lié au sentiment de l’immanence.. La poétique du temps se déplacerait-elle de la durée vers l’immanence pour le siècle qui vient? Nous vivons ce sentiment sur le mode d’une inquiétante étrangeté lorsque nous tournons les pages des livres d'histoire, comme si notre monde actuel était assuré d'échapper, pour toujours, à ces pages qui énumèrent tant de souffrances subies par les hommes et les femmes des temps passés. Pourtant, nous savons qu’il n’en peut être ainsi. Comme la mort, pour l'inconscient, nous sommes incapables de penser que de tels événements-traumatiques pourraient nous affecter à notre tour. Après deux guerres mondiales, tant d'actions génocidaires, le mépris et le cynisme devant les injustices sociales actuelles, font que nous vivons notre histoire comme si nous nous en étions projetés à l'extérieur, d'où cette tendance à considérer les espaces-temps passés comme des exotismes temporels. Sans doute est-ce là une mythologie post-moderne qui vise à banaliser la vie (à «unidimensionnaliser» passé/présent/avenir), comme la bureaucratie totalitaire a réussi à banaliser le Mal et les films d’actualité à banaliser l’Horreur. Du moins notre conscience historique, et nous pouvons en être davantage convaincus depuis que la méthode de la psychologie collective à rendu possible la distillation de la conscience collective, reste le meilleur moyen de sauvegarder la liberté et la dignité de l'individu devant les conformismes avilissants de la bêtise humaine. Cette poétique du temps tragique tend à développer un comportement aphasique parmi les collectivités occidentales en particulier. La démobilisation marque la fin de la morale activiste de l’histoire, nationale ou sociale, issue du «temps des révolutions». Chacun vit pour soi, mais en soi, il est d’une ontologie insignifiante. La personnalité frôle le déchet de luxe. Les aspirations se contredisent entre une volonté égalitaire, portée par la démocratie, et l’affirmation d’un égoïsme privilégié et isoliste porté par le narcissisme. Il est vrai que, dans les temps passés, jamais les collectivités se sont conscientisées au point de vivre un dilemme schizophrénique semblable. Certaines classes sociales, certaines castes oui, mais l’ensemble du groupe humain, très rarement. Pour une jeune vieille civilisation comme l’Occident moderne, le temps s’affiche post-moderniste, comme un cimetière où chaque pierre tombale affiche une icône culturelle appartenant à des civilisations ou des cultures passées, le tout émergeant d’un jardin nivelé, «à la carte», où chacun choisit les icônes qui «l’interpellent» et qu’il tente, comme sur Facebook, à faire partager par d’autres. Ce n’est plus «le bruit et la fureur» de Shakespeare et de Faulkner. C’est le «silence des agneaux» de Thomas Harris et de Jonathan Demme⌛



Notes:(14) M. Éliade. Le mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, Col. Idées # 191, 1969, p. 119.
(15) M. Éliade. ibid. pp. 134-135.
(16) Y. H. Yerushalm. Zakhor, Paris, La Découverte, Col. Armillaire, 1982, p.32.
(17) L. Fischer. La vie du mahatma Gandhi, Paris, Belfond, 1983, pp. 391-392.
(18) B. R. Nanda. Gandhi, Verviers, Gérard & Cie, Marabout, Col. Université # 164, 1958, p. 335.
(19) L. Fischer. op. cit. p. 440.
(20) F. Braudel. Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, Col. Science, 1969, pp. 44-45.
(21) F. Braudel. ibid. pp. 45-46.
(22) F. Braudel. ibid. p. 46.
(23) Orlando Figes. La révolution russe, t. 1, Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire # 170, 2007, p. 28
(24) J. Pucelle. Le Temps, Paris, P.U.F., Col. Sup le philosophe # 16, 1955, pp. 41-42.
(25) J. Pucelle. ibid. p. 42.
(26) Bossuet. Discours sur l’histoire universelle, Paris, Garnier-Flammarion, Col. GF # 110, 1966, p. 428.
(27) D. Halévy. Essai sur l’accélération de l’histoire, Paris, Arthème Fayard, 1961.

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