samedi 16 avril 2011

Civilisations: mode d'enquête - La Signification: La psychopathologie des collectivités

Hitler saluant la foule en délire

CIVILISATIONS: MODE D’ENQUÊTE

Table des Matières:
Introduction
Signification
La circulation des affects : Éros, Thanatos et Imagos
Les psychonévroses
La psychopathologie des collectivités
Le coefficient d’«inattention à la vie»

La psychopathologie des collectivités

La psychopathie est un trouble du comportement de l’individu en société caractérisé par le déni de l'individualité d'autrui et un comportement généralement impulsif et antisocial pouvant aller jusqu'au crime. Voilà pourquoi le nazisme est l’exemple le plus caractéristique d’une psychopathie collective, dans la mesure où ce ne sont pas seulement un individu (Hitler) ou une «bande» (le NSDAP et les SS) qui en furent atteints, mais l’ensemble d’une société qui a accepté et «collaboré» aux crimes politiques d'un parti. En psychologie, ce type de personnalité se caractérise par des conduites antisociales fondées sur des impulsions sans éprouver de culpabilité. Les personnes atteintes sont enclines à infliger des mauvais traitements aux membres de leur famille. Pour elles, manifester des émotions est un signe de faiblesse et de la déchéance de leur influence sur autrui. Encore une fois, ces caractères se sont retrouvés dans les divers comportements des Allemands durant la période 1933-1945. Le génocide juif n’a suscité aucun sentiment de culpabilité chez ses responsables; l’encouragement donné aux Hitlerjugends de dénoncer parents et amis qui manifestaient des velléités anti-hitlériennes est également un gage anti-social et anti-familial du régime, tout en sécrétant une terreur qui rendait chaque individu méfiant face à ses semblables. Enfin, les dirigeants nazis poursuivirent tous ceux qui manifestèrent autant d’émotions que de compassion envers les victimes du régime, menaçant de faire subir à ces bonnes âmes charitables les mêmes traitements qu’aux autres victimes. Il y aurait environ 3% des hommes et 1% des femmes qui seraient touchés par un comportement antisocial, d’où la confusion parfois avec le terme sociopathie. Quoi qu’il en soit, psychopathe ou sociopathe, le sujet a sa propre vision du bien et du mal, qui n’est pas celle acceptée par la société, ce qui engendre des comportements pouvant donner lieu à des manifestations singulières antisociales.

Rappelons, d’autre part, la définition que donne Pierre Mannoni de la psychopathologie collective: «c’est la science qui se donne pour objet les phénomènes morbides de groupes. Elle s’intéresse donc à tous les troubles qui apparaissent dans les sociétés, qu’ils soient de nature structurale ou fonctionnelle. Leurs manifestations ne sont pas datables en ce sens qu’on peut en observer des exemples tout au long de l’histoire. Il n’est pas d’époque, en effet, qui n’ait connu ou ne connaisse encore des crises ou des bouleversements dont l’issue est parfois dramatique. Même la société occidentale contemporaine, fière de ses avancées technologiques et scientifiques, ne peut prétendre remplir l’idéal de normalité et de santé dont elle est pourtant porteuse. De fait, les progrès dans le domaine des connaissances apparaissent gravement hypothéqués par les emplois douteux qu’on en fait». (1) Plus loin, notre auteur s’interroge: à «quoi reconnaît-on une psychopathologie collective? Un des meilleurs indicateurs, en la matière, est probablement l’émergence de la souffrance dans le groupe. Cela peut s’observer aussi bien à l’échelle de la famille, cellule sociale de base, qu’à celle de la société. […] C’est donc à un travail de repérage et de description des différents troubles qui affectent la société [que nous sommes tenus]. Nous tenterons, ce faisant, d’appréhender les phénomènes les plus saillants et les plus représentatifs de la morbidité sociale, avec l’espoir de les constituer en entités nosographiques suffisamment différenciées. Nous espérons aussi identifier du même coup quelques-uns des facteurs ou des mécanismes pathogènes impliqués dans la genèse ou le développement des troubles. Quant aux remèdes, il convient de dire tout de suite que, compte tenu de leur nature et de leur enracinement au cœur de la vie sociale, ils relèvent davantage de décisions ou de choix politiques que de stratégies thérapeutiques véritablement psychologiques». (2)

Les psychonévroses entraînaient déjà des effets morbides au cœur des sociétés, et nous avons vu comment elles palliaient à des états d’angoisses et de menaces, fantasmés ou réels, à partir de solutions névrotiques qui n’empêchaient pas toutefois de donner naissance à des perversions, causes de régression psychologique infantile des groupes sociaux. Dans le cas des psychopathologies, nous entrons dans des structures profondes du fonctionnement mental anormal des collectivités civilisées. C’est-à-dire des troubles du comportement graves avec appoint constitutionnel qui conduit des collectivités à développer des comportements …anti-sociaux, poussés parfois jusqu’au crime. Nous avons connu, au XXe siècle, de ces comportements anti-sociaux de la part de grandes nations, en Occident mais aussi dans d’autres civilisations. Les révolutions en Russie (URSS), en Chine, au Japon, les difficiles accouchements d’États africains et les turbulences incessantes des sociétés latino-américaines, apparaissent comme autant de conduites collectives aux caractères anti-sociaux, voire criminels. Soit que les populations se sont vues terrorisées par des minorités dominantes elles-mêmes psychopathes, soit que ce sont les sociétés toute entière qui se sont fourvoyées dans des psychoses dont les effets furent matériellement et moralement destructeurs.

Au contraire des névroses où les malades sont sains d’esprit, les psychopathologies sont de véritables «maladies mentales» qui peuvent conduire à l’aliénation ou à la démence chez les individus. Le psychotique, par exemple, selon la psychanalyse, échoue l’épreuve de réalité. Comme il a déjà été souligné, les collectivités ne peuvent souffrir de psychoses organiques mais seulement de psychoses fonctionnelles, car le «sens de l’unité» qui structure l’historicité ne peut reposer, sauf métaphoriquement, sur une réelle organicité biologique. La société s’inscrit dans le processus d’adaptation du vivant humain, mais elle n’est pas ce vivant biologique. Il faut donc considérer les psychoses de collectivités comme des psychoses fonctionnelles. La psychanalyse, comme la psychiatrie, identifie trois psychoses fonctionnelles: la schizophrénie, la psychose maniaco-dépressive et la paranoïa.

Dans les cadres actuels de nos connaissances, il n’est pas possible de guérir des individus atteints de psychopathologies, même s’ils parviennent à fonctionner dans la société. On peut, par des traitements ou des médicaments, modifier la chimie du cerveau (on pense au lithium) et ainsi appaiser les souffrances du psychotique, mais jamais il ne sera guéri de son mal, alors que le névrosé peut toujours réaliser consciemment les sources de son malaise. La confusion entre le principe de réalité et le principe de plaisir chez le psychotique rend ce détachement impossible. Il vit dans sa réalité subjective comme si celle-ci était, en effet, objective. Lorsque Mannoni suppose que seules des décisions politiques peuvent venir à bout des psychopathologies collectives, c’est en regard, précisément, du rôle qu’y jouent les idéologies, où le système, la praxis et l’utopie d’une société morbide conduisent tous ses membres à faire entrer le réel à l’intérieur de leur fantasme collectif. Si l’on ne peut rectifier d’une manière ou d’une autre la menée psychotique d’une collectivité, celle-ci s’auto-détruira sur le mur de la réalité. Elle s’anéantira en voulant refaire le monde, et emportera avec elle, dans la mort, tous ses membres de même que l’humanité au complet si c’était possible. Nous ne pouvons donc que constater la domination complète des pulsions de mort, de la destrudo, dans le comportement psychotique.

Beaucoup des psychopathologies ont été engendrées par des états de psychonévroses qui ne parvenaient pas à réconcilier le réel et la situation subjective des individus. Il en était ainsi des sociétés qui se rabattaient sur des mécanismes de défense alternatifs, telles les perversions, dans le but de réaliser un désir réifié à des dimensions partielles ou déviées du but original. Pour arriver à devenir une sociétés saine, elles solutionnaient la névrose par des actes itératifs, des investissements obsessionnels dans des rites, des pratiques, des lois, des mœurs qui parvenaient à réconcilier l’individu avec le groupe et le groupe avec le principe de plaisir. La collectivité était peut-être névrosée, mais elle pouvait fonctionner, produire, améliorer la condition de vie de ses membres, s’enrichir matériellement et moralement, parvenir même à soulager et à se départir de certaines pratiques morbides qui pesaient sur son comportement. Bref, la libido finissait par dominer sur la destrudo; du moins ne la laissait-elle pas la mener à l’anéantissement suicidaire. Mais, comme nous l’avons souligné à la fin de la précédente étude, les psychonévroses pouvaient conduire à l’effondrement des borderlines du groupe. Borderline du côté des perversions, mais borderline également du côté des psychopathologies. La schizophrénie sera la première de ces psychoses sur lesquelles nous nous attarderons.

a) les pathologies schizophréniques

La schizophrénie est un «terme inventé par Eugène Bleuler pour la maladie mentale connue auparavant sous le nom de démence précoce et utilisé maintenant couramment par la psychiatrie pour désigner les psychoses fonctionnelles dans lesquelles les symptômes sont le repli sur soi et la pauvreté de l’affect (par contraste d’une part avec l’aptitude à établir un contact que l’on voit chez l’homme normal ou chez le névrosé, et d’autre part avec la dépression ou l’excitation du maniaco-dépressif), les délires, les hallucinations, la confusion, la pensée autistique et schizophrénique (dans lesquelles il y a rupture de syntaxe) et les troubles du sens de l’identité. Pour Bleuler, l’essence de la schizophrénie se situe dans la dissociation des fonctions intellectuelles et des fonctions affectives; on en trouve un exemple dans le phénomène connu comme “l’incongruité de l’affect”, dans lequel l’idée exprimée et l’émotion qui l’accompagne sont incompatibles. La psychiatrie descriptive distingue trois variétés de schizophrénie: l’hébéphrénie, la catatonie et la schizophrénie paranoïde». (3) À lire cette courte définition, nous ne pouvons que constater la complexité du problème psychopathologique par rapport aux psychonévroses observées jusqu’à présent. Reportée au niveau des collectivités, nous retiendrons moins les symptômes que la définition que donne Bleuler de l’essence de la schizophrénie, c’est-à-dire la dissociation des fonctions intellectuelles et des fonctions affectives.

Contrairement à la névrose obsessionnelle où l’inhibition passe par l’érotisation de la pensée et la désexualisation du sexuel, il s’agit bien ici d’une dissociation pure et simple. Deux personnalités se constituent, à l’image vulgarisée des deux hémisphères du cerveau. On devine assez justement qu’une collectivité qui repose sur un «sens de l’unité» ne pourrait survivre à une schizophrénie collective. Certaines sociétés restreintes (sociétés primitives, communautés villageoises, etc.) ont pu subir et ont subis certainement des dissociations schizophréniques, traduisant surtout dans la religion et les arts des délires, des hallucinations, des confusions en tous genres. Et dans tous ces cas, c’est précisément le sens de l’identité (de l’unité) qui s’en est trouvé premièrement affecté. À l’intérieur des civilisations, il est possible d’identifier des mouvements hérétiques, millénaristes, des sociétés secrètes, voire des mouvements populaires atteints de schizophrénie. Nous en reparlerons. Mais de là à considérer la civilisation, voire les nations toute entière atteintes de schizophrénie est plus difficile à concevoir.

Plutôt que de déclarer la nation ou la civilisation atteinte de schizophrénie, il vaut mieux procéder en restreignant encore aux sous-catégories qui peuvent nous permettre de spécifier encore plus les comportements collectifs méritant d’être qualifiés de schizophrènes. La première de ses sous-catégories est l’hébéphrénie, c’est-à-dire un repli sur soi autour d’éléments discordants qui conduisent à une négligence que le sujet porte à sa personne. Les dissociations sont si vives, si obsessionnelles qu’elles accaparent le psychotique. La conséquence en est l’absence qu’il porte aux soins de sa personne: soins corporels, soins de son environnement, soins face aux autres. Le principe de réalité est entièrement absorbé alors qu’il ne retire aucune gratification de ses relations ni de ses ruminations intérieures autour de ses pôles discordants. Le laisser-aller caractériserait le comportement collectif qui conduirait finalement le groupe à s’abandonner à ses compulsions. Dans la grande «clochardisation» des villes, on peut dire que l’hébéphrénie se diffuse sur une large échelle en milieu urbain et industrialisé. Le clochard dont nous parlons n’est pas le brave Charlot des films de Chaplin. Charlot a encore toute sa liberté d’action en main; il peut réinventer le monde parce qu’il est poète, et par le système D, il parvient, effectivement, à le changer. Charlot n’est pas schizophrène, même lorsqu’il se dédouble dans Great Dictator où il se présente en tant que deux entités distinctes. Il en va de même de ces habitants qui peuplent les grands bidonvilles qui encerclent les mégapoles des pays dits du Tiers Monde ou, plus pudiquement, «en voie de développement». C’est toute une organisation de vie parallèle que l’on retrouve dans ces favelas, ces dépotoirs, ces fourmilières inquiétantes où grouille la vie humaine laissée pour compte par les puissants de la terre. Le clochard hébéphrène est donc un produit de la cité industrialisée dont il demeure le prisonnier. Sa schizophrénie provient de la scission entre son inadaptation aux exigences de son environnement et l’inhibition de l’action qui l’empêche de réagir (en s’adaptant ou en se révoltant): le produit en est un ressentiment et une honte qui opposent en lui l’imago du bon et du mauvais Enfant-Peuple. L’enfant mauvais rumine ses ressentiments, ses haines, ses reproches aux autres, qui appartiennent le plus souvent à ses fantasmes qu’à la réalité objective, et la honte qu’il ressent devant son exclusion de la vie sociale. D’une blessure narcissique nous passons directement à une démence où Thanatos seul mène le jeu. La rédemption n’est possible que dans le roman ou le feuilleton télé.

L’un des personnages dominants qui occupent notre conscience historique de la Révolution française reste Jean-Paul Marat. Lorsque nous lisons ses pamphlets, ses journaux (L’Ami du Peuple), lorsque nous compilons les témoignages et les descriptions des témoins de sa vie, nous nous sentons en présence d’un personnage souffrant d’hébéphrénie. S’il ne fut jamais un clochard, son comportement violent, ses appels au sadisme populaire, sa personne qui dégageait la mauvaise odeur qui le suivait et ses vêtements toujours souillés de graisses, répondent à la description donnée par Bleuler de la personnalité hébéphrène. Le fait que Charlotte Corday l’ait poignardé dans son bain apparaît comme l’une de ces «ruses de la raison» qui s’impriment dans l’inconscient historique. Il va de même que, face à lui, nous retrouvons son antithèse, Robespierre, toujours vertueux, toujours propret, à la perruque poudrée et à la rhétorique mesurée.

Il est un fait que le corps de Marat a été associé, dans le Symbolique des contre-révolutionnaires et des historiens qui en ont pris le relais, comme le corps même de la révolution: sanguinaire, souillée, paranoïaque, n’appelant qu’à la destruction. Né dans la principauté de Neuchâtel, son père est d’origine sarde alors que sa mère est Suisse. Membre d’une famille nombreuse déjà errante, l’adolescent poursuit ses pérégrinations à partir de l’âge de 16 ans. Le voici, d’abord en France où il y reste six ans environ, puis séjourne en Angleterre pendant une période de 11 ans, puis revient en France. À plusieurs reprises, il tente de se fixer une nationalité afin de cesser d’être nulle part chez lui et étranger partout: «Pendant plus de vingt ans, Marat est à la recherche d’une patrie. En 1774, il est prêt à se naturaliser Anglais; en 1783, il est tout disposé à devenir Espagnol; en 1785, à une époque difficile de sa vie, il se souvient qu’il est sujet de Frédéric II et tente une démarche (infructueuse, d’ailleurs, comme les deux précédentes), auprès de la Cour du roi de Prusse.» (4) Parallèlement, il oublie sa famille, ses frères et ses sœurs. À mesure que progresse la scission entre ses sentiments et la raison (Marat développe une carrière de scientifique et devient médecin), sa quête d’une identité collective se jumelle avec l’inhibition des affects. Dans un texte autobiographique datant du 14 janvier 1793, il se dit «né avec une âme sensible, une imagination de feu, un caractère bouillant, franc, tenace, un esprit droit, un cœur ouvert à toutes les passions exaltées, et surtout à l’amour de la gloire…» Son narcissisme était donc très fort. Mais au paragraphe suivant, nous lisons: «Par un bonheur peu commun, j’ai eu l’avantage de recevoir une éducation très soignée dans la maison paternelle, d’échapper à toutes les habitudes vicieuses de l’enfance et d’éviter tous les écarts de la jeunesse. […] J’étais vierge à vingt et un ans et déjà depuis longtemps livré à la méditation du cabinet. La seule passion qui dévorait mon âme était l’amour de la gloire, mais ce n’était encore qu’un feu qui couvait sous la cendre». (5) Cette passion de la gloire est mise à rude épreuve. Le jeune Marat aurait voulu être un savant dont les expériences auraient été reconnues par l’Académie des Sciences de Paris. Il se lance dans la physique, dans l’anatomie, rédige un opuscule sur les Recherches sur le feu, l’électricité et la lumière (1778); en vain. L’Académie ne le reçoit pas. Au cours de la Révolution, les académiciens Bailly, Condorcet et Lavoisier paieront de leur vie la rancune qu’il conservait contre eux.

Marat le scientifique domine «l’incongruité de l’affect» qui, au nom de l’amour du peuple va culminer avec l’appel au massacre et à la haine. L’historien américain David Dowd résume ainsi le portrait que l’on retrouve, à peu près identique, dans tous les récits de la Révolution: «La frustration et l’amertume lui avaient peu à peu dérangé l’esprit. Il était persuadé qu’il y avait une conspiration parmi les savants établis pour le dépouiller de la gloire et de la célébrité. D’étranges maladies se mirent à l’assaillir. Il souffrait d’épouvantables migraines et de douleurs fulgurantes dans les jambes auxquelles on ne connaissait aucune explication médicale. La Révolution lui offrit une chance de se venger de tous ceux qui jouissaient du pouvoir et du prestige qui lui avaient été refusés. Ses attaques contre l’autorité se firent de plus en plus violentes et il dut se cacher, à plusieurs reprises, pour ne pas être arrêté. Après avoir accusé le roi d’être l’instigateur du massacre du Champ-de-Mars, il se réfugia pendant des semaines dans les caves et les égoûts de Paris. Déjà petit et laid auparavant, il en ressortit comme une véritable figure de cauchemar. Sa peau jaunâtre était recouverte des immondes cicatrices de la maladie qui devait l’affliger pour le restant de ses jours; ses yeux roulaient dans tous les sens et ses membres étaient agités de convulsions incontrôlables. Non content de ses tics et de ses cheveux plats qui lui tombaient dans les yeux, il ajoutait à ce répugnant tableau en s’habillant généralement de haillons sales et graisseux. Ses amis eux-mêmes gardaient leurs distances…» (6) On raconte qu’après une intrusion chez le comédien Talma, à la recherche de Dumouriez qu’il voulait interroger, l’acteur Dugazon «purifia» la pièce avec une cassolette de parfum. Si tout n’est pas que vrai dans ces descriptions, tout n’est pas que faux non plus. Excepté Danton, peu de grands révolutionnaires osaient le fréquenter. Il vivait au-dessus de son imprimerie avec Simone Évrard qui était devenue son épouse civile. Sa violence verbale à la tribune de la Convention comme dans ses écrits et les articles de son journal, fort lu, L’Ami du Peuple - il réclamait de cinq à six cents têtes, puis le nombre ne cessa d’augmenter d’articles en discours -, relevait du pur délire. De la pure démence. Et son succès vint du fait qu’il rencontra, parmi ses lecteurs, suffisamment de ressentiments pour que cette démence soit partagée.

Si nous nous sommes étendus si longuement sur le cas Marat, qui reste celui d’un individu, c’est précisément afin de transiter vers une facette connue de la Révolution: la Terreur. Dans le contexte de la Révolution, ce qui permit à cet individu de s’épanouir et de co-diriger, durant un certain temps les foules populaires parisiennes, alors que dans d’autres circonstances il aurait été interné dans un asile, repose précisément dans le fait de partager sa psychose à une vaste échelle. Dans le contexte de la chute brutale de la Royauté et la proclamation de la République en août 1792, dans le contexte, également, de l’incursion des armées alliées austro-prussiennes vers Valmy, la paranoïa de Marat trouva un écho parmi les foules parisiennes qui se portèrent, du 2 au 9 septembre 1792 dans les prisons pour y massacrer tous les traîtres à la patrie. Pour pallier à cette fureur populaire qui risquait à tout moment de se retourner contre le gouvernement révolutionnaire, le gouvernement Girondins, par la voix de son ministre de la Justice, Danton, décida la création du Tribunal révolutionnaire qui, durant deux ans, allait exercer une terreur «froide» opposée à la terreur «chaude» que l’hébéphrène Marat parvenait à intoxiquer les esprits déjà prédisposés au pire. C’est ainsi que l’hébéphrénie peut passer de l’individu à la collectivité.

C’est que le milieu qui avait produit un Marat, errant et incertain de son identité, avait produit d’autres hères qui lui étaient semblables. Ce milieu que l’historien américain Darnton appelle la «bohème littéraire» sous Louis XVI: «Il est vrai que les informations sur le développement de la bohème littéraire ont pour source des anecdotes, et non des statistiques. Mallet du Pan affirme que trois cents auteurs parmi lesquels une bonne dose d’écrivassiers, demandèrent des pensions et conclut: “Paris est plein de jeunes gens qui prennent quelque facilité pour du talent, des clercs, commis, avocats, militaires, qui se font auteurs, meurent de faim, mendient même, et font des brochures”. Crébillon fils, dont on rapporte qu’il délivrait des permissions de police pour quelque quarante à cinquante mille vers de “feuilles volantes” chaque année, était assiégé par “une multitude de versificateurs et d’auteurs débutants”, presque tous des provinciaux qui inondaient Paris. Mercier rencontrait partout ces “écrivailleurs affamés”, ces “pauvres barbouilleurs” et Voltaire tapait à coups redoublés sur le thème du “peuple crotté” se pressant en foule dans les bas-fonds du monde littéraire. Il plaçait “la malheureuse espèce qui écrit pour vivre” - cette “lie du genre humain”, cette “canaille de la littérature” - à un niveau social au-dessous de celui des prostituées. Dans la même veine, Rivarol et Champcenetz publiaient un recensement fantaisiste des Voltaire et des d’Alembert inconnus pullulant dans les galetas et les ruisseaux de Paris. Ils nommaient plus de cinq cents de ces pauvres hères, qui scribouillaient pour un temps dans l’obscurité puis disparaissaient comme leurs rêves de gloire, sauf quelques-uns: Carra, Gorsas, Mercier, Restif de La Bretonne, Manuel, Desmoulins, Collot d’Herbois et Fabre d’Églantine. Les noms de ces futurs révolutionnaires paraissent étranges dans cette liste des “cinq ou six cents poètes” perdus dans les légions de “la basse littérature”, mais Rivarol les a bien mis à leur juste place». (7) Et parmi cette bohème, Jean-Paul Marat.

Ce «prolétariat intellectuel» n’était pas fait que de misérables clochards ou d’hébéphrènes en quête de gloire personnelle. C’était un milieu qui avait toujours existé à Paris, surtout depuis le début du XVIIIe siècle où avaient brillé des hommes de la qualité de l’abbé Prévost et du dramaturge Lesage qui avaient pu monter dans la société des littéraires. Mais le surnombre de ces «écrivassiers», à la fin du siècle, rendait l’ascension sociale quasi-impossible et renversait la valeur de la bohème littéraire. Désormais, «une fois déchu dans la bohème littéraire, le jeune provincial qui avait rêvé de prendre d’assaut le Parnasse ne pouvait plus en sortir. Comme l’écrit Mercier: “Il tombe et pleure aux pieds d’une barrière invincible qui arrête sa noble patience […] Obligé de renoncer, en soupirant, à la gloire qu’il idolâtre, il frémit en vain à la porte de la carrière qui ne s’ouvre point.” Les neveux et petits-neveux de Rameau avaient en réalité à affronter une double barrière, à la fois sociale et économique car, une fois que la bohème les avait marqués, ils ne pouvaient pénétrer dans la bonne société, où se distribuaient les meilleures places. Ils maudissaient donc le monde fermé de la culture. Ils survivaient en se livrant aux viles besognes de la société - en espionnant pour la police et en colportant de la pornographie - et remplissaient leurs écrits d’imprécations contre le “monde” qui les humiliait et les corrompait. Les œuvres prérévolutionnaires d’hommes comme Marat, Brissot et Carra n’expriment pas quelque vague sentiment “anti-establishment”; elles bouillonnent de haine envers les “aristocrates” de la littérature qui ont pris possession d’une République des Lettres égalitaire et l’ont convertie en “despotisme”. Ces hommes sont devenus révolutionnaire dans les profondeurs des bas-fonds intellectuels, et c’est là qu’est née la détermination jacobine de liquider l’“aristocratie de l’esprit”». (8) Le pôle psychique du ressentiment et de la haine se trouvait ainsi alimenté par la frustration de gloire et l’empêchement d’accéder à la reconnaissance sociale (et au bien-être matériel). Un Brissot s’abaissa à se faire espion, Collot était mauvais comédien, Hébert distribuait les billets de théâtre, Fabre d’Églantine courait les prix et Marat lui-même fut médecin des hommes du comte d’Artois, frère puîné du roi. Ils pratiquaient mal les professions auxquelles ils étaient inscrits. «La bohème littéraire étouffait l’expression du respect et de l’amour. La bataille acharnée qu’elle menait pour survivre faisait ressortir les sentiments les plus bas, écrit encore Darnton. La vie était dure dans la bohème littéraire, et s’accompagnait d’une sévère contrainte psychologique, car l’“excrément de la littérature” devait faire face non seulement à l’échec, mais encore à la dégradation, et ce dans la solitude. Les conditions de la bohème étaient particulièrement propres à l’isolement de ses membres. Ironiquement, le lieu de résidence de base pour la “basse littérature” était le grenier (la stratification sociale à Paris, au XVIIIe siècle, s’opérait plutôt selon l’étage que selon le voisinage). Dans leurs mansardes des quatrième et cinquième étages, avant que Balzac eût donné à leur sort un cachet romantique, les philosophes inconnus apprenaient à comprendre qu’ils n’étaient que la “canaille de la littérature”, ainsi que les avait qualifiés Voltaire». (9)

On comprend que lorsqu’éclata la Révolution, les ressentiments des couches paysannes de la France et les petits-bourgeois exaspérés par l’humeur hautaine des ordres aristocratiques, trouvèrent, parmi les membres de cette bohème, prête à vendre sa plume et son fiel à n’importe quel parti, l’expression sympathique de leurs récriminations. Le duc d’Orléans lui-même, cousin du roi, richissime aspirant à sa succession, propriétaire du Palais-Royal, où se tenaient, dans ses cafés et boutiques, cette «canaille de la littérature» dont il puisa parmi elle son secrétaire, le célèbre auteur des Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos. Ce n’est pas innocemment que c’est là qu’au 14 juillet 1789, le journaliste raté Camille Desmoulins y prononça son célèbre discours qui devait enflammer une cohorte vers la Bastille. C’était la culture elle-même qui devenait hébéphrène: «La Révolution venue, l’opposition entre les couches supérieures et les couches inférieures de la littérature allait disparaître. La bohème littéraire se souleva, abattit le “monde” et réquisitionna les postes qui donnaient pouvoir et prestige. Ce fut une révolution culturelle, qui créa une nouvelle élite et lui procura de nouvelles situations. Tandis que Suard, Marmontel et Morellet perdaient leurs revenus, Brissot, Carra, Gorsas, Manuel, Mercier, Desmoulins, Prudhomme, Loustalot, Louvet, Hébert, Maret, Marat, et bien d’autres représentants de l’ancien prolétariat littéraire, menaient une vie nouvelle, ils étaient journalistes et bureaucrates. La Révolution mit le monde culturel sens dessus dessous. Elle détruisit les académies, dispersa les salons, retira les pensions, abolit les privilèges et supprima les organismes et les droits acquis qui avaient étranglé le commerce du livre avant 1789». Ce qui n’alla pas sans étonnement, c’est que des Académiciens reconnus contribuèrent à la mise à sac de ces organismes: «Beaucoup de membres de l’ancienne élite, et même des académiciens comme Condorcet, Bailly, Chamfort et La Harpe ne s’opposèrent pas à la destruction des institutions qui les avaient fait prospérer. Les écrivailleurs se dispersèrent en de multiples directions, soutenant différentes factions au cours des diverses phases du conflit». (10) En fait, cette «Révolution qui dévore ses enfants», comme le proclama si haut Vergniaud, fit place nette à la fois des académiciens et des écrivassiers qui y laissèrent leur tête. L’hébéphrénie ne pouvait marquer ni l’histoire littéraire, ni l’histoire politique et le fait qu’une arrière-petite-nièce du dramaturge sous Louis XIV, Corneille, Charlotte Corday, tua l’écrivassier Marat dans le bain où il mijotait pour guérir les plaques qui marquaient sa peau, reste un des traits d’union qui devait unir, sous le Directoire, l’Ancien du Nouveau Régime.

La seconde sous-catégorie, c’est la catatonie, une forme de schizophrénie caractérisée par des périodes d’excitation et de stupeur. En ce sens, elle ressemble à la psychose maniaco-dépressive. Les deux sont des morbidités cycliques. Dans le cas de la catatonie, des périodes de passivité et de négativisme alternent avec des excitations soudaines. Dans le cas de la catatonie, c’est la passivité qui domine, tandis que dans la psychose maniaco-dépressive, c’est la manie avec son aspect répétitif qui mène à la cyclothymie. La stupeur est caractérisée par la suspension complète de toute activité mentale et extérieure. Transposée dans un milieu collectif, nous pourrions se la représenter comme une société qui tend à suspendre ses activités économiques, politiques et culturelles créatrices pour les réorienter vers des activités hyperactives mais sans reprise du développement du processus civilisateur. Un cas de catatonie de civilisation pourrait bien être celui de la culture des Roms, plus connus sous le nom de Tsiganes.

Cette culture a une histoire des plus méconnues et aussi des plus extraordinaires. Elle semble nous relier encore à notre lointain passé indo-européen, avant l’Occident, avant l’Europe; lorsque les indo-européens étaient encore des peuples nomades qui parcouraient, à l’est comme à l’ouest, toute l’Eurasie. On les dit originaires de l’Inde, ayant passé par l’Arménie (où ils ont été les Loms), par la Perse (les Dom), la Syrie (les Doms ou Dums), Byzance, puis l’Europe, et de là vers l’Amérique. En Amérique, ces nomades ont fini par s’établir et à se fondre dans la société nord-américaine, mais l’Europe les regarde toujours avec une certaine méfiance, voire même avec un regard haineux. Le mot Rom vient du sanskrit et veut dire tout simplement «homme». Comme les Juifs, ils se distinguent eux du reste du monde. Ce que signifie Goy pour le Juif, devient Gadjo pour le Rom. Pour les Gadjos, les Roms sont, tour à tour, Romanichels, Bohémiens, Gypsies, Gitans, Manouches, Tsiganes; et toutes les variables qui relèvent de chaque langue des peuples parmi lesquels ils se sont installés un jour ou l’autre au cours de ces millénaires de pérégrinations. Leur étrangeté, leur nomadisme les ont fait confondre avec à peu près tous les peuples du bassin méditerranéen: Égyptiens, Arabes, Maures, etc. Dans l’anthropologie fictive que les stéréotypes instaurent dans l’esprit des béotiens, tel le président de France Sarkozy qui a ordonné leur déportation dans leurs «pays d’origine» en 2010, ce pays mythique à la Hergé se trouverait dans les Balkans où on les retrouve en plus grand nombre. Dans les Balkans, qui ne sont pas plus leur patrie que la France républicaine, ils y sont haïs des Serbes, autant qu’ont pu l’être les Croates et les Bosniaques. En Europe, ils ont été partout et partout ils ont été, d’une manière ou d’une autre, persécutés.

Arnold Toynbee avait déjà souligné les causes qui conduisaient un peuple nomade à développer une civilisation immobilisée. Mais il voyait le nomade comme un habitant de la steppe: «le Nomade qui a relevé le défi de la steppe a eu la témérité de s’attaquer à un élément également intraitable. Dans ses relations avec l’homme, la steppe couverte d’herbe et de sable, offre vraiment une plus grande ressemblance avec la “mer inmoissonnable” (selon le mot d’Homère) qu’avec la terra firma susceptible d’être travaillée à la houx et à la charrue. La steppe et la surface des eaux ont ceci de commun qu’elles ne sont toutes deux accessibles à l’homme qu’en tant que voyageur et hôte passager. Ni l’une ni l’autre ne lui offrent, dans leur immensité, à l’exception des îles et des oasis, un lieu où s’établir pour une existence sédentaire». (11) Or, précisément, de ce que nous savons des Tsiganes indiquent que loin de s’être rabattue vers les steppes, qui aurait été le milieu naturel où ils auraient pu épanouir leur culture jusqu’à un niveau de civilisation avancée - au risque de l’immobiliser -, c’est vers la terra firma qu’ils n’ont cessé de se diriger. Le grand effort a été donné au départ, quittant les régions du nord de l’Inde, où ils se sont forgés une langue qui est restée leur épine dorsale culturelle, une langue incommunicable, sur le modèle individuel de l’autisme, puis ont acquis les mœurs fermées des nomades pour venir se heurter aux portes de civilisations développées afin de s’y établir. Le rêve du nomade, ici, c’est la sédentarité et l’espoir de s’intégrer dans la vie des peuples réceptifs. Ce que probablement beaucoup d’autres groupes nomades ont réalisé et réussi. Mais pas les Roms.

Parmi les plus anciens témoignages que nous avons sur l’origine des Tsiganes, un traité sanskrit d’astronomie du VIe siècle les associe au nom de Gandharva, qui veut dire «musicien». Et, de fait, «les talents des Tsiganes pour la danse et la musique, leur habileté reconnue dans le travail des métaux devaient en effet leur permettre de gagner leur vie au milieu de populations différentes» (12), un peu comme l’habileté pour le commerce et les affaires permirent aux Juifs de s’acclimater sous à peu près toutes les formes de sociétés occidentales et orientales. Il est possible, à partir d’une certaine époque, de suivre leur cheminement de la Perse jusqu’à Byzance, puis en Europe: «Au début du XVe siècle, les Tsiganes reprirent leur marche vers l’ouest. Quels pouvaient être les motifs de ce nouveau départ? Pour beaucoup de nomades le simple goût du changement. Pour certains d’entre eux, le désir d’échapper à la servitude à laquelle ils étaient astreints dans les régions valaque et moldave. Bien plus, sans doute, la poussée des Turcs, arrivés en conquérants aux portes de Constantinople, en Serbie, en Bulgarie. En s’évadant des territoires ravagés par la guerre, disputés entre chrétiens et infidèles, les Tsiganes, que ces querelles ne concernaient pas, avaient l’espoir d’atteindre des contrées plus paisibles. À vrai dire, il ne s’agissait pas d’un exode massif. La plupart des Tsiganes sont demeurés dans l’Europe balkanique, et s’y trouvent encore, de nos jours, en très grand nombre. C’étaient des avant-gardes qui semblaient rechercher de nouveaux pays à reconnaître d’abord, à exploiter ensuite». (13) À la différence des Turco-mongols, les Roms ne manifestaient aucune dynamique en vue de s’imposer comme minorité dominante, l’auraient-ils voulu qu’ils n’avaient peut-être pas la quantité démographique indispensable pour accomplir cette occupation d’une capitale étrangère.

Tout le mystère tsigane réside en ce nomadisme incapable de se transformer en sédentarité. Contrairement aux Juifs qui parvinrent à s’acclimater dans les grandes villes européennes, entre deux pogroms, les Tsiganes demeurèrent nomades. Circulant en bandes, chassés de pays en pays malgré les lettres de protection qu’ils pouvaient obtenir des princes. De fait, ce seront les aristocrates qui toujours les protègeront le mieux. Une fois ceux-ci abattus par les différentes bourgeoisies nationales, le type de développement du nomadisme rom s’avèrera incompatible avec le capitalisme industriel occidental. La sédentarité est à la fois l’aspiration et la contrainte dans la vie des Roms: «La rumeur publique leur attribuait toutes sortes de méfaits. Beaucoup de ces méfaits étaient de ceux que l’on pouvait aussi reprocher aux itinérants d’occasion; les troupes de gens de guerre, même en temps de paix, étaient extrêmement craintes, et leurs étapes constamment marquées de désordres graves; il y avait, dans les rues et sur les chemins, bien des vagabonds de toute espèce, marchant isolément ou en groupes, et dont on se méfiait. Mais plus que les autres passants, les Orientaux faisaient peur. Leur teinte sombre, leurs vêtements bizarres, leur mode de vie et leur langage incompréhensible les désignaient comme des étrangers, et des étrangers inquiétants». (14) L’état de catatonie nous apparaît ici, dans cette incapacité à s’assimiler aux différents modes de développement agraires ou urbains de l’Occident et le choix de s’en remettre à la mendicité. «La mendicité armée paraissait à quelques groupes tsiganes comme une nécessité. Les Tsiganes qui vivaient en grand nombre, au XVIIIe siècle, dans les forêts aux confins de l’Alsace, de la Lorraine et de l’Empire, faisaient des sorties en détachements fortement armés pour se ravitailler dans les villages voisins. Ils réclamaient des aumônes que l’on n’osait pas leur refuser. Ils savaient bien qu’ils se rendaient ainsi odieux aux populations, mais, disaient-ils, ils avaient des familles nombreuses, ils étaient pressés par la faim et n’avaient pas d’autres ressources. Avec la mendicité, le vol est le principal grief…» (15) Grief qui passa vite du préjugé au stéréotype véhiculé par des auteurs aussi connus que Cervantès ou Molière. On s’en aperçoit, le réquisitoire contre les Roms est celui contre des bandes nomades, telles les Grandes Compagnies ou les mercenaires démobilisés dans les luttes interdynastiques et dont le passage était toujours craints par des populations terrorisées et toujours en proie à la famine. La stupeur demeure toujours l’attitude psychologique des Tsiganes devant ces accusations contre lesquelles ils n’ont qu’une stratégie qui a fait ses preuves: la fuite. C’est ainsi qu’ils se sont laissés déporter par les policiers de Sarkozy.

Plutôt que de vols, il serait plus admissible, selon les témoignages dignes de foi, de parler de larcins. Le gang organisé, tel que décrit plus haut, est la phase d’excitation de la catatonie, due à l’urgence de survivre, alors que la stupeur semble figer la culture tsigane dans un être-au-monde indépassable. Dire la bonne-aventure, maquignonner des chevaux, animer des kermesses, voilà la vie que mènent les Roms depuis des siècles. La périphérie de ces activités ludiques comportent les larcins à qui, la propagande gadjos à ajouter l’enlèvement d’enfant, ce qui les assimilaient encore plus aux Juifs, d’où la proche parenté entre les mythes antisémites et anti-tsiganes. Les Juifs, qui parvenaient à se sédentariser dans toutes les nations, à moins d’être sous le coup d’une loi royale qui les chassait du royaume, auraient pratiqué l’enlèvement d’enfants pour des rites sacrificatoires. Rien de tel ne semble être retenu dans les cas d’enlèvements d’enfants par les Roms. Ceux-ci auraient pallié à une chute démographique en «adoptant» des jeunes enfants rencontrés en chemin.

De plus, les Tsiganes n’ont pas de religion autochtone, comme les Juifs, à partir de laquelle les Chrétiens pouvaient créer un antagonisme rival. Au contraire, les Tsiganes se convertirent à n’importe quelle religion sans modifier en rien leurs mœurs. On en trouvait des musulmans, des chrétiens-orthodoxes, des catholiques, des protestants, etc. Ce sont même des dévôts dans certains cas et quelques pèlerinages rappellent la dévotion musulmane pour La Mecque. «Le pèlerinage le plus souvent cité, à notre époque, lorsque l’on parle des Tsiganes, est celui des Saintes-Maries-de-la-Mer, en Camargue (on disait jadis les Notres-Dames-de-la-Mer). Mais il n’est pas prouvé que sous l’Ancien Régime les Tsiganes se soient joints au grand pèlerinage chrétien des 24 et 25 mai, si populaire depuis la découverte, au temps du roi René, des reliques de sainte-Marie-Jacobé et de sainte-Marie-Salomé, abordées miraculeusement sur une plage voisine. Ni qu’ils aient déjà vénéré la servante des saintes Maries, sainte Sara l’Égyptienne, que plus tard, ils annexeront comme leur compatriote et leur patronne. Sans doute, la présence des Égyptiens en Provence, et même à Arles, aux portes de la Camargue, est signalée par des textes sûrs, dès le milieu du XVe siècle. Cela ne veut pas dire qu’ils allaient aux Notres-Dames ou en revenaient. […] C’est probablement dans la première moitié du XIXe siècle que les Bohémiens prennent l’habitude du grand pèlerinage annuel en Camargue. Frédéric Mistral raconte dans ses Mémoires le voyage qu’il fit aux Saintes-Maries en 1855: “L’église était bondée de gens du Languedoc, de femmes du pays d’Arles, d’infirmes, de Bohémiennes, tous les uns sur les autres. Ce sont d’ailleurs les Bohémiennes qui font brûler les plus gros cierges, mais exclusivement à l’autel de Sara, qui, d’après leur croyance, est de leur nation”». (16) Aujourd’hui, il arrive que ces pèlerinages massifs entraînent des rixes entre les Roms et les autres pèlerins. Au sein de la catatonie, demeurent des occasions de passer de la passivité à l’excitation.

Car «le monde tsigane est d’habitude considéré comme un monde rigoureusement fermé. Cette loi semble assez générale, mais elle souffre de nombreuses exceptions. […] Il est certain que les Tsiganes, même tolérés ou acceptés dans les pays où ils vivent, s’y comportent habituellement comme une population distincte, repliée sur elle-même, fière de son particularisme, attachée à ses traditions, mais qui admet néanmoins à l’occasion d’autres éléments. Les motifs les plus divers peuvent inciter des non-Tsiganes à se mêler à des compagnies tsiganes. Des aventuriers de toute sorte, des proscrits, des repris de justice, des déserteurs d’armées régulières, forment avec des Tsiganes des bandes souvent dangereuses». (17) À cela s’ajoutent de simples vagabonds, des jeunes gens des deux sexes qui fuient leurs familles, le rêve d’une liberté sans contrainte (et pourtant les mœurs tsiganes sont remplies de contraintes morales). Même si ce repli n’est pas totalement fermé et laisse passer des métissages, son homogénéité rend la culture tsigane sclérosée sur elle-même. Contrairement aux autres cultures indo-européennes de la Haute-Antiquité, elle n’a pas réussi à se fixer géographiquement et son «sens de l’unité» se définit par la négative, par le manque de sédentarité qui les condamne au nomadisme. Ce sont les autres - les Gadjos - qui désignent qui est Tsiganes, Bohémiens, Manouches, Gypsies, Gitans… Il est difficile de construire un «sens de l’unité» par une définition négative et externe de soi. La catatonie se nourrit de cette schizophrénie qui n’est pas-est. La stupeur, on l’a vu, marque le «qui n’est pas», le rejet par les Gadjos; et l’excitation du«est» se manifeste dans certaines pratiques et coutumes qui répètent l’affirmation de leur être-au-monde.

Cette incapacité d’accéder au principe de réalité qu’exige toute adaptation a eu pour effet de développer la débrouillardise certes, mais toujours de manière passive (la protection nobiliaire, les larcins urbains, les foires de divertissements et de commerces, parfois même le mercenariat). Devant les persécutions, ils restèrent généralement frappés de stupeur, reprenant la route sans penser revenir, contrairement aux Juifs après un pogrom. Seuls les rites et les fêtes religieuses donnèrent à l’excitation le moyen de s’exprimer mais sur le mode de la violence criminelle, ce qui augmente la tension négative chez leurs voisins Gadjos. Aujourd’hui, à l’ère des média électroniques, l’extinction de la culture tsigane est en voie de se réaliser et, comme en Amérique, l’assimilation finira bien par les absorber dans le grand tout de la mondialisation. Il ne restera d’eux que la mélancolie du folklore que les romans du XIXe et du XXe siècles ont su s’imprégner (des Mystères de Paris d’Eugène Sue aux Bijoux de la Castafiore de Hergé).

En étant le double originel des Indo-Européens, ceux qui avaient conservé le roman des origines intact des «Aryens» - conservation d’un trésor qu’Hitler et ses séides ambitionnaient, d’où la proscription et l’extermination programmées des Tsiganes -, ils ont été, pour les nations Européennes, ce que les Juifs ont été pour les Chrétiens: l’antithèse de leurs aspirations. Les Tsiganes sont également la schizophrénie de la Psychée indo-européenne qui perdure dans l’inconscient de la civilisation occidentale. Ce sont des fossiles-vivants, pour reprendre l’expression de Toynbee. Envers la sédentarité et contre les nationalités européennes, les Tsiganes ont maintenu le nomadisme des origines, de même que les Juifs rappellent toujours aux Chrétiens, inconsciemment, que ce sont peut-être eux qui se sont trompés en prenant Jésus pour le Messie sauveur, et que par le fait même, la religion attachée à la Bonne Nouvelle ne serait qu’une autre hérésie du Judaïsme ancien. Payer le prix de la conservation intacte du mythe des origines s’avère toujours coûteux pour ceux qui en relèvent, consciemment ou inconsciemment, le défi.

Le dernier des types de schizophrénies, celui dont les effets sont les plus morbides, est la schizophrénie paranoïde. Dans ce cas, l’individu se comporte comme un mort-vivant, incapable de faire le moindre geste ou de modifier la position que l’on donne à son corps. Toute affectivité semble avoir disparu. Il n’existe même pas de délire. Il est difficile, dans l’Histoire, de trouver un quelconque groupe humain qui correspondrait à ce type de situation. Sans doute les morts-vivants font-ils partis de toutes les superstitions naturelles que l’on retrouve un peu partout dans le monde. La vie n’est que l’apparence que prend la mort, d’où l’internement où aboutissent tous les schizophrènes paranoïdes. Le clivage, qui entraîne la schizoïdie des schizophrènes, passe pour un processus de défense par lequel une structure individuelle perd son intégrité et est remplacée par deux structures partielles ou plus. Le Moi est alors morcelé. Une seule de ses parties s’exprime, refoulant les affects dans une «partie du moi morcelé», habituellement inconsciente. Dans les cas d’hébéphrénie et de catatonie que nous avons analysés, nous remarquons qu’il était déjà difficile de passer de l’observation de l’état individuel à un état collectif.

C’est que la schizophrénie se situe généralement ailleurs: dans le clivage de l’objet. «Après le morcellement d’un objet, expose Rycroft, l’attitude affective à l’égard des deux structures partielles est typiquement antithétique, un objet étant vécu comme “bon” (qui accepte, est bienveillant, etc.), l’autre comme “mauvais” (rejetant, malveillant, etc.). Le clivage du moi et de l’objet va facilement de pair avec le déni et la projection, les trois ensemble constituant une défense schizoïde qui fait désavouer des parties du self (et des objets internes) pour les attribuer aux objets de l’environnement. L’expression clivage du moi est utilisée dans quatre sens différents, ce qui rend les choses confuses: (a) Pour décrire le clivage grossier de la personnalité en deux comme dans le dédoublement de la personnalité. Dans ce sens, c’est synonyme de dissociation. (b) Pour décrire le moi dans les perversions sexuelles, surtout le fétichisme. […] (c) Pour décrire la conscience de soi réfléchie. Selon Sterba (1934), le traitement psychanalytique demande du patient qu’il clive son moi: une partie s’identifie à l’analyste et observe et réfléchit sur les libres associations produites par l’autre. Dans ce sens, le clivage, loin d’être un phénomène pathologique, est une manifestation de conscience de soi. (d) Pour décrire le processus de développement et de défense exposé ci-dessus». (18) En bout de ligne, reste le clivage défensif qui dénie et projette: nier éprouver tels et tels sentiments tout en affirmant que quelqu’un d’autre les a, ce qui est le propre de la paranoïa. L’action schizophrénique relève ici des Imagos, ces systèmes d’aiguillage qui, si bien employés dans le sevrage, le font au prix du morcellement des objets (la figure du Père dédoublée; la figure de la Mère dédoublée) et du Moi (la figure de l’Enfant dédoublée). Alors que le processus de croissance doit en venir à confronter les projections sur le principe de réalité, que les êtres ne sont ni bons ni mauvais en soi et que nous devons élever nos relations avec eux par delà bien et mal. Les sociétés et les institutions ont tout avantage à maintenir le morcellement par lequel ils entretiennent la passivité des sujets devant les figures d’autorité. Nous touchons là au cœur des aliénations inouïes à la source des conflits entre les individus et les collectivités. Le malaise dans la civilisation, c’est précisément que les jeux ne se font pas à visage découvert. Que les principes de plaisir de quelques-uns deviennent le principe de réalité des autres par lesquels ils sont astreints: de l’esclavage au salariat, de la soumission religieuse au fanatisme mystique, du consensus fraternel à la complicité tacite, à suivre ou ne pas suivre l’ordre inscrit par les figures symboliques au prix de la réalité de l’existant.

La schizophrénie paranoïde prendra donc, au niveau collectif ce sens où le clivage, au niveau de l’inconscient, résiste à toutes formes de restructuration unitaire de la conscience de soi collective. En tant que système de défense, elle maintient le morcellement des objets, c’est à dire des figures (bonnes et mauvaises), de même que le morcellement du Moi (bon et mauvais). L’Idéologique fournira alors les ficelles en vue de maintenir unies les parties dans un tout dont les traces de clivages demeurent sensibles. Dans les paragraphes suivants, nous traiterons d’abord de la schizophrénie paranoïaque de la figure de la Mère bonne et de la Mère mauvaise, puis celle de la figure du Père bon et du Père mauvais. Enfin, nous traiterons directement du morcellement du Moi à travers la figure de l’Enfant bon et de l’Enfant mauvais.

Les mythologies nous racontent toutes des récits de la création. Ce sont les récits primordiaux qui mettent en scène des entités supérieures: Être suprême, Globe supporté sur les épaules du dieu Atlas, Tortue dont la carapace est le monde… Ces entités sont déjà des figures qui racontent le roman familial de la civilisation. Le soleil et la terre sont généralement le couple générateur de l’universel. L’un est père (généralement le soleil, sauf au Japon où Amatarasu est un soleil féminisé) et l’autre est mère (Gê, la terre chez les Grecs). La Terre-Mère est la première figure d’où naît l’homme, comme dans le récit de la Genèse où Dieu prend de la terre, la modèle, souffle dessus et en sort Adam. Marie, la mère du Christ est également engrossée par le souffle de Dieu à son oreille, selon la superstition non acceptée comme dogme. La Cité, l’Église, plus tard la Nation, sont devenues les institutions qui ont introjecté le mieux la figure de la Mère. Athènes a une déesse guerrière comme mère; Rome une matrone; l’Église romaine est universelle, catholique et apostolique. Par elle, la Vierge Marie étend son grand manteau sur tous les peuples du monde. Les relations avec l’État d’une part et avec les citoyens, les croyants de l’autre, reprojettent les relations sociales et morales avec la figure introjectée. En tant que Mère, son partenaire, l’État, le Saint-Siège (en tant qu’héritier du Christ) seront ses époux, des figures de Père, et ses enfants les figures du Moi (citoyens ou croyants). L’ensemble civilisationnel puise donc au degré zéro des liens interpersonnels: les rapports familiaux, ce modèle qui définira son pouvoir, ses privilèges et ses droits, sa marge de manœuvres et d’actions. Si nous commençons par la figure maternelle, le clivage veut que la Mère apparaisse bonne lorsqu’elle nourrit, sèvre, nettoie l’Enfant (le Moi). Elle devient mauvaise lorsqu’elle refuse le sein, néglige les soins, maintient l’Enfant dans la souillure. Même si le discours ecclésiologique tente de souder les deux figures en une où la bonne finit toujours par se montrer supérieure à la mauvaise afin que l’ensemble de l’institution conserve sa puissance sociale, morale et politique, il arrive des situations où la schizophrénie, c’est-à-dire le clivage, l’emporte sur la rhétorique réconciliatrice. Les grands schismes de l’histoire de l’Église qui ont fini par opposer l’Église chrétienne d’Occident à l’Église chrétienne d’Orient; l’Église catholique romaine aux Églises protestantes, les Églises protestantes elles-mêmes avec des formes exacerbées d’hérésies, procèdent tous du clivage où l’orthodoxie et l’hétérodoxie, tour à tour, apparaissaient comme des figures bonnes et/ou mauvaises.

L’Église a été dédiée à la Vierge Marie par Paul VI et Jean-Paul II en a fait son icône favorite. Face au Christ, c’est à la Mère-Épouse (satisfaction œdipienne rarement atteinte dans les mythologies modernes) que s’adressent les fidèles et le fantasme de la lactation est celui qui a le mieux inspiré le rapport Mère/Enfant entre l’Église et ses ouailles. Ici, la sexualité de la Mère est entièrement inhibée derrière sa fonction orale. Krafft-Ebing notait déjà l’obsession de la lactation dans les fantasmes dérangés de Véronica Giuliani qui donnait le sein à un agneau (divin). Saint Augustin, qui fut si proche de sa mère de chair et de sang sainte Monique, célèbre, dans ses Confessions (3,5): «Ce nom (du Christ), de par ta miséricorde, Seigneur, ce nom de mon Sauveur, ton Fils, mon cœur d’enfant l’avait pieusement sucé avec le lait de ma mère». À l’époque carolingienne, Dhuoda, une aristocrate franque, écrit à son fils, dans le Manuel qu’elle destine à son éducation (±841-843): «Tu n’es pas encore capable d’une nourriture solide, mais tu goûtes encore pour ainsi dire le lait». Puis, c’est le défilé des miracles de lactation: Bernard de Clairvaux (1091-1153), dont la mère vouait ses enfants à Dieu dès leur naissance, refusait «de faire nourrir ses enfants du lait d’une étrangère, comme si le lait maternel, elle dut les remplir de tout ce qui pouvait se trouver de bon en elle». Devenu adulte, c’est Marie elle-même qui vient nourrir le saint: «Seul, un des faits légendaires de cette catégorie mérite ici une mention explicite, d’une part en tant qu’il répond à l’une des beautés de l’éloquence bernardine et, par ailleurs, en raison du parti qu’en ont tiré plus tard les artistes chrétiens: c’est celui de la Lactation. Penchée sur le saint moine en extase, Marie presse des doigts son sein découvert, d’où quelques gouttes roulent sur les lèvres de son chantre inspiré. Synthèse concrète, heureuse et frappante, à la fois d’un culte où notre personnage était fervent et d’un caractère habituel de sa parole quand elle coulait d’abondance. Et ubera quæ suxisti, disait à Jésus l’auditrice émerveillée de ses prédications. Et Bernard lui-même, s’efforçant de communiquer à ses moines l’effet, par lui goûté, des visites du Verbe-Époux, leur confie qu’il fait souverainement bon d’aller “se désaltérer à son sein comme à une fontaine publique”». (19) Mais cette parole qui coulait d’abondance était une parole souvent haineuse. Le Saint Lait tombait sur une langue qui le transformait en venin par ses discours paranoïaques, discours qui pouvaient aussi bien se porter à dénoncer un abbé rival qu’à prêcher la Croisade: «Tuer les païens serait interdit si on pouvait s’opposer de quelque manière à leurs irruptions et leur ôter les moyens d’opprimer les fidèles. Mais aujourd’hui il vaut mieux les massacrer afin que leur épée ne reste pas suspendue sur la tête des justes». (20) «En termes médicaux, à en croire Dom Jean Leclercq, l’abbé est “un cyclothymique passant par des phases de dépression qui alternent avec des phases d’hypomanie”». (21) Certes, saint Bernard pourrait n’être qu’un cyclothymique, un maniaco-dépressif comme tant d’autres personnages de l’histoire. Mais dans la mesure où le pôle de l’imago de la Mère bonne le tient dans son ascèse clérical et monacal, sa paranoïa envers les Infidèles, qui tiennent quand même le principe de réalité, pousse à la limite de l’extermination de l’adversaire. Encore heureux qu’il n’ait pas vécu sous la Quatrième Croisade où sa protection bienveillante envers les Juifs aurait pu se transformer en antijudaïsme, alors qu’il ne cessait de mettre en garde les Croisés: «Pourquoi tourner votre zèle et votre fureur contre les Juifs? Ils sont les images vivantes de la Passion du Sauveur. Il n’est donc pas permis de les persécuter, pas même de les chasser […] Ce n’est pas eux qu’il faut frapper du glaive mais les Gentils!» (22) Saint Bernard de Clairvaux n’avait pas atteint le niveau du maniaco-dépressif. Tuer n’était pas sa manie, comme elle se présente généralement chez un psychopathe. Dans le contexte du psychopathe, peu importe la victime, le glaive doit frapper, et lorsqu’une première catégorie de victimes sera exterminée, il y en aura bien une autre pour la remplacer. Dans la schizophrénie paranoïde, l’équilibre peut toujours se jouer entre les morceaux clivés: entre la haine (de l’autre et de soi, comme en manifestait éloquemment Bernard) et son inhibition jusqu’à la maîtrise du réel par des procédés magiques, administratifs et rhétoriques. D’autres prédicateurs chrétiens du Moyen Âge développeront des cibles sur lesquelles verser leur haine obsessionnelle: déjà en 1051 Pierre Damien prêchait une véritable «croisade» contre les homosexuels; Vincent Ferrier, un dominicain au verbe charismatique entraînera la foule espagnole contre les Juifs au XIVe siècle.

Mais la Mère n’est pas toujours bonne. Il arrive même, en ce qui concerne Marie et l’Église, qu’elle soit tout simplement Marie Caca. C’est la Vierge à laquelle on voue des actes humiliants sensés racheter les péchés du monde et celui de la crucifixion de son Fils. L’Église/Mère et Épouse du Christ poursuit de sa haine les péchés de chair. Comme le dit le Doctrinal de sapience, «Il n’y a pas de péché qui déplaise tant à Jésus-Christ que le péché de chair». (23) Plus que Jésus, Paul est le promoteur de cette condamnation sans appel: «Il considérait avec un dégoût non dissimulé la perspective rebutante des péchés du monde des gentils. Dans ce paysage lugubre, les péchés du sexe se pressaient au premier plan». (24) Alors la transgression du péché conduit de la saleté métaphorique à la saleté réelle. Le renversement est visible dans l’hagiographie de Raymond Lulle. Attiré par les attraits apparents d’une jeune femme, il la suit jusqu’à l’Église. Ambrosia, c’était le nom de la belle, lui demanda s’il désirait voir ses seins qu’il avait plusieurs fois célébrés dans ses poèmes. Lulle fut surpris de cette question, mais répondit qu’il n’avait pas de désir plus cher. La jeune femme dégrafa alors son corsage et révéla une poitrine partiellement consumée par le cancer [Celle-ci n’est plus qu’une horrible masse ensanglantée et purulente, inexorablement rongée par une énorme tumeur cancéreuse. (25)], tout en disant: «Regarde, Raymond, regarde la laideur de ce corps qui a conquis ton affection. N’aurais-tu pas mieux fait de mettre ton amour en Jésus-Christ dont tu peux recevoir un prix éternel?» (26) Le hideux cancer n’était que l’image inversée de la passion amoureuse, et la conversion de Lulle fut récompensé plus tard par la palme du martyre.

L’horreur de la chair des Chrétiens transforme la Vierge en Marie Caca. Ainsi de mère Marguerite-Marie Alacoque (†1690), fondatrice du culte du Sacré-Cœur, qui, pour se moritifier, léchait avec la langue les excrétions des malades et suçait leurs orteils couverts d’abcès! Elle se considérait elle-même comme un «abîme d’indignité et d’ignorance». Puis voici, un siècle plus tard, Benoît Labre, qui aurait pu dire, selon Klossowski, Sade mon prochain, tant ses perversions sont apparentées à celles du Divin marquis, puisque l’ascétisme le conduit jusqu’à la coprophagie: «Un jour, me tenant sur la porte de l’écurie, à l’intérieur de l’entrée du palais, rapporte un témoin oculaire, je vis arriver ce pauvre et je crus qu’il allait boire à la fontaine comme il le faisait. Puis, je m’aperçus qu’il s’approchait du fumier, à quelques pas de la fontaine. Passant un peu la tête, je l’observai et je vis qu’il regardait à l’intérieur de la cour pour savoir si on le regardait, puis il mit un genou en terre et, de la main, ramasse sur le fumier de la soupe d’épeaûtre que le garçon de cuisine avait jetée là et il se la mettait dans la bouche. Il mangea toute cette soupe mêlée de fumier; puis il se leva, s’essuya la bouche et s’en alla sans me voir». (27) Et ce n’est pas là le seul témoignage de la saleté dans laquelle se vautrait Labre. La Marie paulinienne est une figure de Mère mauvaise, condamnant au masochisme le plus extrême ses fidèles; les abaissant jusqu’à l’ultime péché: l’orgueil tiré à même leur abaissement. Par cela, ils font la grandeur de l’Église. Le dénie produit par le clivage les conduit à transformer la puanteur en odeur de sainteté. L’imago de la Mère mauvaise bloque les circuits positifs des affects pour ne retenir que les affects négatifs, tournés contre soi, mais prêts à tout instant à se tourner contre les autres, comme nous l’avons vu dans le cas de saint Bernard de Clairvaux.

Lorsque les circonstances deviennent plus traumatisantes, l’accentuation des réactions schizophréniques est à craindre. L’Inquisition, les guerres de religion, la chasse aux sorcières, et même la lutte du XIXe siècle au modernisme ont donné des occasions à l’Église romaine de jouer des deux imagos à la fois. D’un côté, la Mère protectrice de la Ligue des Guises, des Vendéens, des théologiens orthodoxes; de l’autre la Mère castatrice de Marie Reine du Monde (mère du Christ-Roi), celle qui ordonne aux Jésuites perinde ac cadaver, d’obéir comme un cadavre aux ordres du pape, celle qui «apparaît» à La Salette, à Lourdes, à Fatima, à Medjugorje, pour justifier le pape contre les révolutionnaires, la laïcité, le communisme et la modernité dans tous ses aspects. L’important, pour l’Église catholique, n’est pas que le pôle de la Mère bonne l’emporte sur celui de la Mère mauvaise, ou même la réconciliation des deux imagos par delà bien et mal, mais plutôt que l’imago schizoïde demeure et maintienne les croyants dans cette schzophrénie maternelle et orale. Le clivage est la garantie qui permet à l’unité de l’institution de triompher par le morcellement des consciences, aussi bien des orthodoxes que des hérétiques, morceaux que les stratégies idéologiques maintiendront unis à travers la dogmatique, l’ecclésiologie, le catéchisme, etc.

Le procédé est identique à l’égard de la figure paternelle clivée en père bon et père mauvais. Depuis les pharaons d’Égypte, les empereurs de Chine, les grands Incas et autres figures paternelles de civilisation, le clivage entre l’imago du Père bon et celui du Père mauvais ont bénéficié de la soumission des peuples. Leurs auras, généralement associés à l’éblouissement du Soleil, en ont faits des prolongements de l’astre. L’empereur romain Aurélien a rattaché son nom à Sol Invictus, qui résume assez bien ce que les rois proposent en termes de bénéfices narcissiques à leurs peuples: l’invincibilité. Mais cette invincibilité sous-entend la défense, la protection, la politique qui assurent au roi ou à l’empereur de poursuivre la fonction paternelle, de pourvoir aux besoins et à la sécurité de ses enfants. Si la diffusion des systèmes républicains et la démocratisation des institutions a miné l’effet symbolique de l’État, si les chefs d’État ont su, avec moins de brio, assumer la relève du flambeau, l’État conserve dans l’ensemble des sociétés la reproduction de la fonction paternelle. L’État-Providence, entre l’État gendarme du XIXe siècle et l’État néo-libéral auquel aspirent les minorités dominantes bourgeoises du XXIe siècle, reproduisent les vertus qu’on attribuait jadis aux princes mais qu’ils garantissaient davantage sur un plan symbolique plutôt que pratique. En tant qu’illustration du Soleil sur terre, les rois et empereurs n’avaient guère de réels sentiments paternels envers leurs peuples, sauf sous des aspects pervers prêts à servir à renforcer leur puissance personnelle.

En ce sens, la première fonction de l’État, là où elle introjecte dans le roi ou l’empereur la figure paternelle, repose dans la fondation de la Loi. Celle-ci crée l’autorité (la légitimité) et la puissance (la légalité). En même temps, elle trace le partage entre le permis et l’interdit. La figure du Père bon est celle qui assurera le respect de ce partage, tandis que la figure du Père mauvais est celle qui ne peut maintenir l’ordre et fait un permis de l’interdit ou un interdit du permis (le despotisme du dictateur comme l’État des politiciens financés par des lobbies). La confusion des parties (à travers la corruption, la simonie, le népotisme, et surtout l’abus de la violence) entraîne, tôt ou tard, le discrédit de l’État et des institutions qui deviennent propices aux coups d’État, aux renversements ou aux guerres civiles. L’ordre reprend ici la phase sadique-anal où l’observance des lois et des coutumes (la passivité sociale) est récompensée par la prospérité (le Père-État dans son rôle de pourvoyeur) et la transgression (le désordre social) par la répression policière ou militaire (le Père-État dans son rôle de censeur).

L’un des derniers modèles de prince-solaire - il allait être, unanimement, l’inspirateur des despotes éclairés occidentaux du XVIIIe siècle -, c’est le roi de France, Louis XIV. Maître d’art de la propagande de sa personne, il annonce ce que sera le culte de la personnalité chez les dictateurs du XXe siècle. Comme aucun roi de France avant lui, ni aucun après, il a fait de son règne l’illustration, à la foi du Père bon mais aussi du Père mauvais dans un contexte olympien que représente Versailles.

Louis XIV, imago du père bon? Ce roi qui est mort en soupirant: J’ai trop aimé la guerre, l’a faite dans le but d’étendre les frontières de son royaume et d’accroître ses populations en vue d’augmenter la pactole des impôts et de peupler ses armées. L’agrandissement des territoires, par la guerre comme par la diplomatie, c’est la fonction paternelle d’ensemencer la figure maternelle et d’en tirer des enfants («Labourage et pâturage sont les mamelles de la France», avait dit le ministre Sully du temps du roi Henri IV). La figure de l’État Père bon, c’est l’État qui multiplie et accroit les richesses, pourvoyant ainsi au bien-être et à la sécurité de ses sujets. Le bilan qu’en dresse François Bluche témoigne de ce que nous voulons dire: «La France de 1715 [à la mort de Louis XIV] est plus grande, plus défendable, mieux défendue: avant la Révolution aucun pays étranger ne s’enhardira à l’envahir. Les places avancées, Philippeville et Mariembourg, Sarrelouis et Landau, et les autres (comme Neuf-Brisach et Huningue) verrouillent littéralement nos frontières, désormais plus nettes, plus logiques, et presque “naturelles”. Appuyé sur son fidèle Vauban, le Roi a réussi son pré carré et sa double ou triple ceinture de fer, qui font de Paris la plus paisible des villes ouvertes». (28) Dans l’effet de clivage schizophrénique, le «pragmatisme» du roi a réussi là où échoueront successivement, après lui, Louis XV et Louis XVI, en assurant la défense et la protection de ses peuples. Mais ces peuples, il les a multipliés aussi: «La population du royaume, rudement éprouvée en 1693, 1694, 1709 et 1710, a réussi sa remontée, par un phénomène de régulation positive, qui ne tient pas seulement à l’instinct des propriétaires ruraux. Les peuples de haute civilisation, comme est le nôtre, font des enfants si une espérance luit à l’horizon. Sans cette espérance, ils glissent sur la pente du déclin démographique. Dans le cas particulier, cela signifie au moins quatre choses: 1º que la guerre ne nous a pas laissés aussi meurtris, aussi transis qu’on l’a prétendu; 2º que les difficultés récentes (revers, pression fiscale, disette, épidémies) n’ont pas vraiment ébranlé une population qui travaille, produit, développe la petite propriété, s’instruit et s’affine sans cesse depuis deux générations; 3º que l’administration a été un élément de protection et un facteur de progrès: nous avons si bien fait un épouvantail de ce prétendu “État de finances”, que nous ne sentons plus le prix de la “bureaucratie” jeune et légère, intelligente et efficace, que Louis XIV a installée et surveillée; 4º que les sujets de tout le royaume - à l’exception, bien sûr, des “nouveaux convertis” - ont fait bloc autour du vieux Roi. La révocation de l’édit de Nantes les a rapprochés du prince; et les malheurs du prince l’ont rapproché de ses plus humbles sujets». (29) Selon Bluche, voilà en quoi Louis XIV fut un très bon roi, un très bon père, en assumant pleinement sa fonction paternelle pour le bien de ses sujets. Cette position serait-elle moins le bilan heureux des sujets français de 1715 que celui d’un historien qui prend lui-même le roi pour l’idéal paternel de la monarchie, en oubliant judicieusement «l’excès des dépenses somptuaires, le coût des grands chantiers, les milliers de morts inutiles du canal de Maintenon, construit à seule fin d’amener un peu d’eau aux fontaines de Versailles, enfin et surtout il ajoutera la révocation de l’édit de Nantes, les dragonnades, les échafauds, les gibets, les galères pour les opiniâtres de la R.P.R. [Religion Prétendue Réformée], la malheureuse insurrection des Cévennes…»? (30)

La panégyrique de Louis fut sans doute célébré dès la mort du Roi-Soleil, mais en vérité, ce fut un soulagement pour un peuple qui jugeait Louis moins sous la figure du Père bon que sous celle du Père mauvais: «Cette mort, il faut le dire, fut accueillie avec soulagement: ingratitude du peuple devant un règne trop long (soixante-douze ans et cent jours!) et pour qui le solennel pharaon de Versailles ne représentait plus rien de sacré. Des libelles le traitaient de “banqueroutier” et de “voleur du peuple”. Les prières publiques dans les églises rassemblèrent moins de Parisiens que la foire de Bezons. […] Le 4 [septembre 1715], dans l’indifférence générale, on porta les entrailles du défunt à Notre-Dame. Le 6, le cardinal de Rohan remit son cœur à la maison professe des Jésuites. Dans la soirée du 9, le convoi conduisant le corps à sa dernière demeure quitta Versailles. […] Il arriva à Saint-Denis le lendemain à la pointe du jour. Il n’y avait personne pour contempler le spectacle étrange et fascinant de ces 800 cavaliers avançant au petit trot dans la brume du matin, un flambeau de cire blanche à la main…» (31) Ce récit du cadavre royal que l’on sort de nuit, pour éviter les attroupements dangereux, est inénarrable pour François Bluche qui garde un pudique silence sur cette fuite de nuit.

Pour Pierre Goubert, le bilan positif se transforme progressivement en bilan négatif: «Dans sa volonté personnelle d’agrandir le royaume, succès du Roi: les pays qui forment sensiblement le département du Nord, Strasbourg, la Franche-Comté, la “ceinture de fer”, évidentes réussites; Paris, ainsi, est mieux protégé de l’invasion. Mais tout cela est acquis dès 1681 et, par la suite, seulement confirmé, sauvé ou diminué. On a même pu soutenir que, dans la forte position qui était la sienne en 1661, parmi tant de rois jeunes, mal assurés ou incapables, de plus grands espoirs auraient été permis: annexion des Pays-Bas espagnols, mais Hollande et Angleterre surent toujours l’interdire; de la fragile Lorraine, où Louis est moins puissant en 1715 qu’en 1661; et avec un peu d’astuce ou de souplesse, de la Savoie, de Nice… Ne parlons pas des colonies, dont il se préoccupe peu, les abandonnant aux trafiquants, aux aventuriers, aux prêtres et à quelques commis. Il se contenta de perdre une Antille et les portes du Canada, tandis qu’une poignée de hardis compagnons tentait de lui donner un empire en Amérique et un autre dans l’Inde». (32) C’est déjà tout le réquisitoire que l’on dressera, un demi-siècle plus tard, contre son petit-fils, Louis XV. L’apologie de Bluche s’affadit devant le réquisitoire dressé par Goubert contre la politique démographique de Louis: «Malgré un effort insignifiant et passager de Colbert, l’État de Louis XIV n’eut pas, ne songea guère à avoir une politique démographique. On pensait communément que la fécondité française “rachetait” rapidement les pertes des “mortalités” et des “pestes”, et l’on était persuadé que la population du royaume, la plus forte d’Europe, était à l’abri de toute diminution. Le plus souvent, on ne pensait rien du tout, ou on pensait à autre chose, et la nature allait son train. Sauf Vauban et quelques esprits oubliés, on ne s’intéressa alors “aux peuples” qu’en fonction de leur rendement fiscal. La principale victoire démographique du régime, le recul de la peste, est surtout à mettre à l’actif des échevinages. Elle n’a pas empêché les couches profondes et ignorées de la population d’éprouver, de l’avènement à la fin du règne, les misères séparées ou cumulées des “chertés” et des épidémies. Sauf dans la très mince classe dominante, les caractéristiques démographiques du royaume ont peu changé; ou bien ses changements n’ont pas encore été décelés. Composée de classes d’âges aux effectifs inégaux, la population du royaume (ramenée à des frontières fixes) a peut-être crû, par moments, en Provence, en Bretagne ou ailleurs; elle a sûrement baissé le plus souvent; stagné peut-être parfois. En son sein, les périodes de misère et d’aisance, de baptêmes multipliés et de sépultures précipitées continuent d’alterner, comme aux temps bibliques, ou peu s’en faut. Aucun signe apparent de renouveau, et à peu près personne pour y songer». (33) Bref le règne du Roi-Soleil préparait, sans le savoir, ce que serait la Révolution française.

Ces contradictions entre bilans du même règne ressemblent à ce que nous entendons régulièrement, lorsqu’à chaque élection un parti et un autre font le bilan du gouvernement qui s’achève. Ici, les intérêts sont stratégiques. Là, c’est autre chose. Pro-monarchiste contre anti-monarchiste, les historiens ne se querelleraient-ils que sur l’interprétation à donner d’un règne ambivalent dans ses résultats? C’est que les historiens qui travaillent une bonne partie de leur vie sur une époque, un lieu, une nation ou un peuple, voire une personnalité aussi riche que celle de Louis XIV, ne peuvent éviter d’entrer eux-mêmes dans les couches intersticielles de l’inconscient collectif de l’époque. Ils ne peuvent éviter eux-mêmes de s’imprégner de l’esprit du temps (Zeitgeist) tout en conservant la dimension critique propre à leur formation et à leurs engagements idéologiques. La schize entraînée par le clivage des imagos les touchent, et elle met au service des pôles les analyses les plus objectives et les critiques les plus nuancées. Contrairement à certains historiens, franchement idéologues (je pense ici au bainvillien Louis Bertrand qui a commis une populaire vie de Louis XIV en 1923), ni Bluche, ni Petitfils, ni Goubert ne sont des historiens qui «manipulent» l’information à des fins politiques. Ils apprécient, comme ils pensent devoir l’apprécier, le règne du Roi-Soleil, et ce faisant, dévoilent la schizophrénie paranoïde qui affectait la civilisation occidentale, en particulier dans sa culture française, au XVIIe siècle: la crainte de l’invasion étrangère (autrichienne, hollandaise, anglaise, espagnole) et le besoin d’une forte population pour assurer la défense et la reproduction de la société. Si l’imago du Père bon se dresse à travers Versailles et les fêtes galantes, c’est l’imago du Père mauvais qui s’est profondément imposée pour le peuple de l’époque, d’où ce cortège nocturne qui dut conduire sa dépouille, en catimini, vers son tombeau à l’abbaye des rois de France, à Saint-Denis.

Les cas de schizophrénie paranoïde que nous venons d’examiner concernent des clivages d’objets (les figures du Père et de la Mère). Mais le clivage principal a lieu au sein des civilisés eux-mêmes. Si Louis XIV pouvait, comme le souligne Kantarowicz, considérer qu’il avait «deux corps», le corps privé et le corps public, c’est en fonction de cette objectivation des peuples et des institutions. Ce drame est particulièrement bien traduit dans la Bérénice de Racine, fruit d’un concours lancé par Louis XIV lui-même. Il en va ainsi de l’Église, qui s’identifie à la Vierge Marie tout en se montrant une Mère castatrice pour ses fidèles. Mais lorsqu’il s’agit des collectivités, c’est l’ensemble de l’unité civilisationnelle qui est morcelée. Le Moi collectif se fracture en hérésies, en rébellions, en crises… Les Protestants, après les Orthodoxes, vont déchirer la robe du Christ comme les centurions romains au pied de la croix. Les protestants cévenols, les paysans bretons, les soulèvements populaires vont maintenir, sur un pied d’alerte, les armées royales durant tout le règne de Louis XIV. Les guerres étrangères livrées par ce roi «qui aimait trop la guerre» servent plus souvent qu’à leur tour, à camoufler les soulèvements intérieurs, ces fureurs paysannes qui coûtent aussi cher, au Roi et aux peuples chez qui les Dragons logent et pillent les biens, que les guerres livrées par les armées royales contre les armées ennemies. La schizophrénie paranoïde d’objets doit donc être considérée comme le reflet de la schizophrénie paranoïde du Moi (collectif). Celle-ci est une schizophrénie de masse plutôt qu’une schizophrénie institutionnelle. C’est dans la lutte des classes (au sens élargi du terme, comme l’énumération donnée aux premières lignes du Manifeste du parti communiste de 1848 de Marx et Engels qui faut l’entendre), que se creusent les clivages en Occident. Puisque nous en savons plus sur cette civilisation que sur les autres, nous voyons se dégager, au cours des trois derniers siècles, l’image d’une double schize à partir de la fin du XVIIIe siècle et que nous appellerons la schize X, ou la double schze paranoïde que nous aborderons à présent.

L’individualisme issu des théories politiques et civiles de John Locke et des philosophes du Siècle des Lumières a porté avec lui l’idée de bonheur, un bonheur qui se traduisait en termes de propriété comme prolongement du corps de l’individu. La chose apparaît, de manière plus concrète, dans la genèse de la célèbre Déclaration d’Indépendance des États-Unis de 1776, lorsqu’on prend le temps de retracer l’archéologie de la célèbre phrase qu’y porta Thomas Jefferson sur «la poursuite du bonheur». Que pouvait bien signifier exactement cette expression dans la pensée de Jefferson, et qu’il pouvait partager avec les co-signataires, comme étant «une vérité évidente», au point de ne pas penser à mieux la spécifier? La Déclaration d’Indépendance américaine inscrit le bonheur dans sa praxis idéologique, car «pour garantir ces droits, les hommes instituent des gouvernements dont le juste pouvoir émane du consentement des gouvernés; que si un gouvernement, quelle qu’en soit la forme vient à méconnaître ces fins, le peuple a le droit de le modifier ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement qu’il fondera sur tels principes, et dont il organisera les pouvoirs selon telles formes, qui lui paraîtront les plus propres à assurer sa sécurité et son bonheur». (34) Dans cet extrait, Jefferson réitère, par deux fois ce droit inaliénable de la poursuite du bonheur, à la fois sous l’aspiration individuelle et sous la contrainte collective. La chose n’apparaissait pourtant pas aussi essentielle, le 12 juin 1776, c’est-à-dire à peine plus de deux semaines avant la rédaction de la grande Déclaration, lorsque George Mason, un ami de Jefferson, rédigea la Déclaration des droits de l’état de Virginie: «Tous les hommes sont nés également libres et indépendants: ils ont des droits certains, essentiels et naturels, dont ils ne peuvent, par aucun contrat, priver ni dépouiller leur postérité tels sont le droit de jouir de la vie et de la liberté, avec les moyens d’acquérir et de posséder, de chercher et d’obtenir le bonheur et la sûreté». (35) L’idée de bonheur est ici associée aux moyens d’acquérir et de posséder, ce qui est là l’essentiel. Il est même possible de remonter deux ans plus tôt, pour voir où s’inscrit l’idée de bonheur «dans la déclaration et les résolutions qui remontaient à 1774 [lorsque] le premier Congrès continental déclarait que les colons avaient droit à “la vie, à la liberté et à la propriété”. Dans la Déclaration d’Indépendance, la formule modifiée par Jefferson devait devenir “la vie, la liberté et la recherche du bonheur”…» (36) Conclusion du syllogisme, dans l’esprit des Pères Fondateurs des États-Unis, bonheur et propriété sont tout simplement interchangeables. Une première figure apparaît, celle du Propriétaire, à qui est réservée le bonheur, mais aussi la responsabilité de la vie nationale. Le Propriétaire est, d’abord, exclusivement, citoyen.

Car ce bonheur nouveau le fait de passer du stade de «sujet» du roi à celui de citoyen d’une république, ce qui avait un coût: celui de déchirer les lois coloniales. Par «bonheur», les Américains repoussèrent, pour un temps, l’état de guerre civile en exilant et en s’appropriant les biens des dissidents restés fidèles au roi. Ce furent les Loyalistes qui, dans le contexte révolutionnaire, furent vite victimes de «mesures répressives: l’intimidation, la punition par les plumes et le goudron, une législation qui définit la déloyauté et précise les peines qu’elle entraîne, la confiscation des terres, des esclaves, des maisons, des meubles, des boutiques et des marchandises, quelquefois l’expulsion et le bannissement, très rarement la condamnation à mort». (37) Leur nombre est contesté et équivaudrait à un septième de la population blanche des colonies. Ce que l’on doit retenir ici, c’est que les confiscations n’ont pas visées, contrairement à la vente des biens nationaux en France, à réaliser la démocratie sociale. La plupart des terres a été vendu aux enchères et ce sont les spéculateurs qui ont fait de gros bénéfices pendant que les Loyalistes quittaient en nombre le nouveau pays pour l’Angleterre, le Canada et les Antilles. La République américaine, par l’influence d’hommes comme Alexander Hamilton et John Adams, devint rapidement une république conservatrice et il fallut le Bill of Rights imposé par le prestige de Thomas Jefferson pour en faire une république qui ressemblât moins à une monarchie constitutionnelle qui ne portait pas son nom qu’à une véritable démocratie libérale. En France, où passa le flambeau de la promotion du bonheur et de la propriété, les choses se passèrent différemment, surtout dans la continuité logique entre le Propriétaire et le Citoyen, son garant légal.

La Révolution américaine avait saisi les biens des Loyalistes, ce qui signifiait au niveau de la conscience morale, le «vol» d’un bien inscrit profondément dans l’intégrité de l’individu. Le fait de chasser les Loyalistes passa, pour l’époque, comme un drame traumatisant pour les deux partis et dont le seul précédent comparable était la déportation des Acadiens d’origine française, de la péninsule de la Nouvelle-Écosse en 1755 dans le contexte de la Guerre de Sept Ans. En France, le processus fut encore plus traumatisant dans la mesure où aux jalousies entre ordres privilégiés succéda une véritable lutte de classes. La nuit du 4 août 1789, les nobles et le haut-clergé, dans une séance étonnante, cédèrent leurs privilèges à l’Assemblée nationale. Un peu plus tard, lorsque l’émigration commença à s’accentuer, dans une fuite éperdue de la noblesse, l’Assemblée nationalisa les biens du Clergé et ceux des Émigrés. Avec l’argent obtenu par la vente des biens nationaux, le gouvernement espérait éponger le déficit national en émettant des assignats et en vendant les terres immenses en parcelles à de petits cultivateurs. Des milliers de petits propriétaires se trouvèrent ainsi dotés de lopins de terres riches. Cette dépossession joua un rôle encore plus grand que celui dont furent victimes les Loyalistes britanniques américains. La dévaluation rapide des assignats entraîna une foule de spéculateurs qui devaient former, quelques années plus tard, le noyau de la Banque de France. La garantit de la possession des biens ainsi expropriés dépendait de la légalité de la transaction et de la légitimité de l’opération du 4 août et des semaines suivantes, aussi c’est au Citoyen, consacré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que fut dévolue la protection des biens jugés mal acquis. Mais ce Citoyen nouveau ne devait être que la personnæ politique du Propriétaire. L’un devait être l’autre et la catégorie de Citoyen, limitée par le cens, ne devait pas recevoir l’extension du suffrage universel.

Or, les bourgeois ne pouvaient ignorer la qualité nationale dont se teintait la révolution dont ils étaient les animateurs. Comme l’écrit l’historien Albert Soboul: «Dès 1789, le mot nation s’était chargé d’une valeur nouvelle de foi et d’espérance. La nation, c’était la masse des citoyens fondus en un seul bloc». (38) Aussi, le Propriétaire essaya-t-il de s’en tirer en distinguant le citoyen actif (propriétaire ou rentier) et le citoyen passif (locataire et salarié). À ce dernier, la participation aux affaires publiques devenait limitée, voire totalement exclue. S’ouvrait là un des plus grands débats de l’histoire de la démocratie contemporaine. Ce débat fut baptisé la querelle du marc d’argent. À la fin de l’année 1789, les députés se mirent à débattre des règles de l’éligibilité à l’Assemblée nationale devenue Assemblée constituante. Il serait exigé le paiement d’une contribution d’au moins un marc d’argent (51 livres) et la possession d’un bien foncier pour être éligible à l’Assemblée. De même, pour être électeur, il faudrait être citoyen actif, c’est-à-dire être âgé d’au moins 25 ans, ne pas être domestique, être inscrit à la Garde nationale et payer une contribution directe au moins égale à trois journées de travail. Ils représentaient déjà 4,300,000 contre 3 millions de citoyens dits passifs. Le Citoyen s’emballa contre le Propriétaire. Le 22 octobre 1789, Robespierre faisait une sortie remarquée: «“La souveraineté réside dans le peuple, dit-il, dans tous les individus du peuple…” Mais il n’est pas suivi par les Constituants qui voient dans la propriété une garantie de l’ordre». (39) Il arriva donc ce qui devait arriver selon Mignet: «Ceux qui ne sont pas électeurs veulent le devenir, les électeurs aspirent à être éligibles, les journaliers à être propriétaires, les ouvriers à passer maîtres, chacun à devenir plus qu’il n’est sans violence, sans désordre…» (40) À tout point de vue, la Constituante sembla confirmer l’exclusivité de la citoyenneté aux seuls propriétaires, mais la suite des événements: la déclaration de guerre en 1792 et la levée en masse, le renversement de la monarchie et la proclamation de la République, confirmèrent désormais que tous citoyens étant membres de la nation, tous devaient être considérés comme citoyens actifs. La rupture était consommée entre le savant et sa création. Le Propriétaire et le Citoyen s’éloignèrent de plus en plus l’un de l’autre, précisément à cause de la dynamique soulignée par l’historien Mignet. La démocratie qui se creusa dans ce lit devint ainsi une démocratie strictement politique et évita en tout point le pacte de l’égalité en démocratie économique. Thermidor, puis le code civil de Napoléon achevèrent de rendre irréconciliable les lèvres de la schize. Propriétaire et Citoyen sont devenus les deux pôles conflictuels de la première schize /.

Parallèlement à cette première schize, une seconde se creusa à partir de l’Angleterre. Tout au long du XVIIIe siècle, l’Angleterre était sous le coup de la révolution culturelle écossaise. Les Écossais, pour compenser la perte d’indépendance politique aux mains de Londres, se rabattirent sur une intense activité culturelle: elle fournit à l’Angleterre des philosophes (F. Hutcheson et D. Hume), des poètes (James Macpherson, l’auteur du poème épique Ossian et Robert Burns), des romanciers (dont le créateur du roman historique moderne Walter Scott), des inventeurs (James Watt, William Murdoch) qui fournirent aux industriels anglais, tel l’associé de Watt, Boulton, l’équipement technique qui devait engendrer la grande Révolution industrielle de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Dans la foulée de Newton et de Boyle, la pensée mécaniciste traduisait la nature et le monde selon des principes réactifs (la pression alternée du chaud et du froid comme productrice d’énergie). Elle rencontra ainsi la vision mécaniciste de l’anatomie humaine, amorcée par Descartes mais dont le grand prédicateur de l’époque fut l’académicien français siégeant à Berlin, sous la protection de Frédéric II, Julien Offray de La Mettrie (1709-1751), auteur d’un essai célèbre: L’Homme-Machine (1747). Cet ouvrage présentait l’image de l’homme sous des formes réductionistes, matérialistes et «propres au dressage au centre desquelles règne la notion de “docilité” qui joint au corps analysable le corps manipulable», selon les mots d’Armand Mattelart». (41) L’homme ne serait qu’une partie d’un vaste système de la nature que les Encyclopédistes (surtout les plus matérialistes d’entre eux, tels Diderot, d’Holbach et Helvétius) placeront au cœur de leur vision commune. Sous son aspect délirant, l’Homme-Machine sera le jouet de la nature-Mère méchante dans l’œuvre du marquis de Sade. À l’opposée, sa réalisation conceptuelle conduira, dans le roman de Mary Shelley, le docteur Frankenstein à ré-inventer l’homme à partir d’un combinat de greffes de membres et d’organes humains réanimés par la foudre électrique. Cet «homme nouveau» allait être l’homme de la Révolution industrielle; aussi bien le travailleur actionnant son alter-ego, la machine à vapeur, que celui qui comptabilisera, dans le bureau administratif, les pertes et les profits de son entreprise. Au moment où le prestige des religions supérieures fondait comme neige au soleil, des visions partielles, partiales et opportunistes de l’homme en tant qu’individu et en tant que collectivité (de l’Homme-Machine on passe aisément à la machine sociale) se développaient.

Et précisément, le saut qui était demandé de passer d’une conception humaniste et chrétienne de l’homme à une autre, aussi vide de substance transcendante, apparaissait impossible à accomplir. On se rabattit alors à une définition idéaliste de l’homme, issue de la critique à la fois des religions et de la «raison pure» d’où était née l’Homme-Machine, la critique kantienne et son fameux impératif catégorique. Énoncé pour la première fois en 1785 dans Fondation de la métaphysique des mœurs, l’impératif catégorique est une série de maximes morales chargées de définir l’homme dans son action et son comportement. Il suppose une loi universelle là où jadis jouait la morale érigée sur Dieu ou la nature. De cette loi est commandée une réciprocité bénéfique dans le comportement entre humains, les individus se reconnaissant pour fins et non comme moyens. Mais cette loi reconnaît aussi que chaque individu est aussi une volonté à partir de laquelle s’érige une législation universelle: «Le véritable impératif catégorique ne peut être autre chose qu’une exigence qui vienne de nous-même, où, en toute autonomie, nous nous fixons notre propre loi, où nous sommes sujet et objet du commandement (comme le citoyen de Rousseau en face de l’État et de la Loi), et il peut seulement exiger que nous fassions, à tout moment, ce que nous-même, nous voulons, en tant que loi générale pour tous: “Agis de telle sorte que tu puisses vouloir, à tout moment, que la maxime de ton action soit érigée en loi universelle”». Ce qui veut dire: «L’homme est ainsi, tout à la fois, un être déterminé par la loi, et un être libre, autonome et, en tant que tel, un objet du respect que nous devons professer par égard pour la loi morale: le respect de la personne dans une autre, de “l’humanité en moi et dans les autres” peut également, par là, être considéré comme le mobile de l’action morale. (“Agis de manière à traiter toujours l’humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d’autrui, comme une fin et à ne t’en servir jamais comme d’un moyen”.)» (62) Les droits universels de l’homme sont, à cet effet, un produit de l’impératif catégorique kantien. En appelant toutefois cette volonté à reconnaître le règne des fins, Lacan a vu en Kant un complément logique de Sade, alors que la philosophie de Sade n’est qu’une suite de sophismes qui fait du mal et de la destruction la fin de l’humanité. C’est dans la manière où l’impératif catégorique, qui définit le Sujet kantien, et la conception mécanique de l’Homme-Machine (et de l’humanité) s’inscrivent dans le prolongement l’un de l’autre, que la seconde schize commence à se creuser, le Sujet kantien devenant le garant de l’Homme-Machine dans un rapport identique qu’entretenait à l’origine le Citoyen avec le Propriétaire.

Et il en vint donc à ce qui était arrivé avec la première schize. Ce ne sont plus seulement les bourgeois qui pouvaient créditer leurs machineries anatomiques et physiologiques d’un état ontologique supérieur, celui de Sujet kantien, volontaire et libre de son destin, mais bientôt chaque individu, chaque institution, se conçut des fins sensées assumer sa part de liberté et de dignité qui étaient les fins sublimes de l’impératif de Kant. Les syndicats le réclamèrent pour les prolétaires, ouvriers et employés, à travers les revendications sur les salaires, les heures de travail, les services et assurances; les partis politiques, radicaux et socialistes surtout, le réclamèrent également pour chaque électeur, chaque citoyen, bientôt pour les deux sexes égaux, etc. Le Sujet kantien jouait sur ce qui avait toujours été le monopole des Églises, c’est-à-dire la protection de l’intégrité de l’âme humaine. Mais comme l’Homme-Machine présupposait une âme qui fonctionnait comme l’enseignait la psychologie nouvelle, c’est-à-dire sous le conditionnement et la manipulation plastique de la matière cérébrale, hors la transcendance et le surnaturel, le Sujet kantien devint la bête noire de Rome. Quoi qu’il en soit, le néo-kantisme de la fin du XIXe siècle, puis le développement des sciences humaines dans le contexte de la grande brutalisation du XXe siècle, fondirent les droits du Sujet kantien dans les préceptes constitutionnels des différentes nations et des Nations Unies. C’est lui qui, désormais, établissait la règle de mesure des normes humaines et sociales. Sa contradiction avec l’Homme-Machine, car la vision instrumentaliste de l’être humain et des institutions demeurait, elle, essentiellement mécaniciste, est bien à l’origine de la seconde schize de la civilisation occidentale contemporaine: la schize \.

Voilà ce que nous appelons la schize X, la schizophrénie paranoïde qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, ne cesse de créer conflits civils par-dessus conflits inernationaux au cœur de la civilisation occidentale. Elle n’est pas étrangère, non plus, à cette paranoïa maniaco-dépressive qui accélère d’un côté les développements techniques, tout en cultivant la régression au niveau de la maturité de ses membres.

b) la psychose maniaco-dépressive

La psychose maniaco-dépressive est une alternance de phases de manie et de dépression, maladie cyclique qui porte désormais le nom de cyclothymie voire même de troubles bipolaires. Qu’importe le nom, le trouble reste le même: une série d’accès d’hyperthymie et de dépression séparée par des intervalles normaux. En fait, l’expression est descriptive plutôt que clinique. Il faut donc définir la manie et la dépression et reconnaître le mouvement cyclique pour distinguer un véritable cas de psychose maniaco-dépressive.

Nous avons déjà rencontré la notion d’hyperthymie, ce sentiment d’exaltation et de triomphe qui se produit de façon typique après un succès. Vue sous un angle pathologique, c’est une émotion associée à la manie. L’hyperthymie pathologique est habituellement inteprétée comme le renversement de la relation entre le Moi et le Surmoi qu’on voit dans la dépression. À la suite de ce renversement, le moi se sent comme s’il avait triomphé du surmoi (ou fusionné avec lui); au lieu de se sentir opprimé et aliéné, il se sent libéré et en harmonie avec l’univers. L’hyperthymique peut facilement passer du simple enthousiasme à l’extase. Si l’hyperthymie peut se manifester dans des formes de psychonévroses, c’est lorsqu’elle est liée à la manie qu’elle franchit le borderline de la psychopathologie.

Qu’est-ce donc alors que la manie? Une psychose, bien entendue, caractérisée par l’hyperthymie, comme il vient d’être dit, et l’accélération psychomotrice, c’est-à-dire un puissant investissement de l’activité physique et de l’activité mentale qui mène à l’excitation, l’insomnie grave et éventuellement l’épuisement, et la fuite des idées. La fuite des idées est une pensée rapide dans laquelle les liens entre une idée et celle qui la suit sont fondés sur des associations superficielles, une pensée qui n’est pas disciplinée par l’autocritique. Sa psychopathologie serait à l’opposée de celle de la dépression; l’euphorie serait due à un sentiment de triomphe parce qu’on aurait vaincu le surmoi (objets internes) dont l’hostilité imaginée est responsable de la dépression dans la phase dépressive de la psychose. (43) La manie se définit donc, dans le contexte de la psychose maniaco-dépressive, par rapport à son antagoniste: la dépression. Considérée comme une émotion, le sujet se présente abattu, sombre. Autrement, considérée comme un diagnostic, cela connote un syndrome dont le facteur psycho-affectif (émotion) “dépression” constitue un des éléments. C’était ce que nous appelions autrefois la mélancolie, condition dans laquelle le sujet souffre d’idées noires, de ralentissement des pensées et de l’action, ainsi que d’autoreproches délirants. (44) C’est dans cette dialectique cyclique d’alternance d’activités intenses, d’état de dépression puis d’accumulation de tension que la psychose maniaco-dépressive s’installe comme une structure psychotique grave.

Si l’Occident a développé une angoisse paranoïde à partir de l’espace de temps qui sépare la prise de Constantinople par les Francs en 1204 de celle par les Ottomans en 1453, pour voir ensuite se creuser la Schize X à partir du XVIIIe siècle, la psychose maniaco-dépressive semble davantage caractériser les civilisations antiques. Elles fournissent d’abord une activité intense à tous les niveaux: aménagement des sols et des rivières, domestication collective de l’agriculture et de l’élevage, organisation de la première administration, l’édification de l’État, l’élaboration poétique d’un système religieux et cosmologique, le calendrier, les premières formes expressives d’art et de littérature; puis s’installe un attitude dépressive: les aménagements sont peu à peu laissés à l’abandon, la minorité créatrice devient dominante et exploite de façon souvent cruelle les majorités passives, la bureaucratie s’enferre dans une routine, l’astrobiologie, les arts et les lettres perdent de leur vitalité pour se pétrifier dans des formes académiques qui ne surpassent rien de ce qui a été précédemment fait. Un vague sentiment de déclin, de mélancolie disions-nous, s’installe jusqu’à une chute brutale due soit à l’action d’ingérences étrangères, soit dans un effondrement de la société sur elle-même, soit dans des dissensions intérieures qui conduisent jusqu’à l’état de guerres civiles, d’hérésies et autres clivages sociaux antagoniques. Une lente agonie s’installe jusqu’à ce qu’une nouvelle poussée énergétique, accumulée durant la phase dépressive, fasse rejaillir la société dans une nouvelle phase de développement intensif, de renouvellement culturel, de mise à jour institutionnelle et d’expansion. Il en a été ainsi pour la civilisation indienne, entre le IIIe siècle av. J.-C. et le IIIe siècle après: entre l’ère Maurya et l’ère Goupta. La civilisation extrême-orientale chinoise également a connu une époque d’extension maxima au IIIe siècle av. J.-C. et sous la dynastie des Han avant de s’étioler jusqu’à s’effondrer sous les invasions barbares au IIIe siècle de notre ère et ne ressusciter que sous l’ère des Ming. Les deux civilisations dont nous retiendrons la tendance maniaco-dépressive sont la civilisation égyptienne et la civilisation maya.

La durée de la civilisation égyptienne, du IVe millénaire au Ier siècle av. J.-C., la fait apparaître comme une civilisation qui est restée égale à elle-même, centrée sur le Nil et son delta, avec quelques grandes cités urbaines échelonnées le long des rives du fleuve. Pourtant, tout au long de cette durée que bornent l’érection des Pyramides de Gizeh du temple d’Abou Simbel et des statues colossales de Ramsès II et de son épouse, voire jusqu’au suicide de Cléopâtre, trophée de guerre d’Auguste, la civilisation égyptienne a connu des époques d’intense activité entrecoupées de longues phases dépressives où pointe parfois des traits de mélancolie, des effondrements spectaculaires, puis des retours non moins remarquables.

La tradition fait du territoire égyptien un territoire morcelé en nomes qu’un type du nom de Manès aurait réunifié sous une double couronne: le Haut-Nil et le Bas-Nil, le faisant premier pharaon, fondateur de la première dynastie, la dynastie thinite selon la chronologie égyptienne. La naissance de l’Ancien Empire marquerait le triomphe définitif de l’unité de la civilisation égyptienne. C’aurait été une période relativement pacifiste où les pharaons et leur peuple s’entendaient à consolider les rituels des cultes, de l’État, des travaux hydrauliques nécessaires à l’aménagement des crues du Nil, enfin les œuvres architecturales à vocation funéraire, telles les mastabas puis les grandes pyramides proches de la capitale, Memphis, enfin le Sphinx. Le calendrier égyptien, l’un des plus perfectionnés du monde antique, est mis au point et l’art se manifeste aussi bien que la littérature dans la célébration des récits mythologiques, de la poésie, des fresques et des sculptures. De la IVe à la VIe dynastie, (-2780 à -2280 av. J.-C.), les Égyptiens passèrent de la phase maniaque à une phase dépressive: sous la VIe dynastie, on sent déjà se manifester la perte de l’autorité centrale du pharaon, les nomarques deviennent des féodaux en guerres civiles constantes. Une guerre ouverte avec les Bédouins du Sinaï achève de mettre bas l’Empire. Ce qui suit, c’est la Première Période intermédiaire, où la décadence s’installe sous l’invasion de peuples originaires d’Orient, l’art égyptien stagne, les œuvres magistrales de l’Empire sont victimes de vandalismes.

La période du Moyen Empire s’étend sur une durée étalée entre -2080 et -1785 av. J.-C., période où se pacifie le territoire, réunifié sous la XIe dynastie thébaine. La capitale de l’Empire passe de la Basse à la Haute Égypte. Une première expansion est menée vers la Nubie, l’Éthiopie actuelle. Une activité intense reprend après la longue dépression de la fin de l’Ancien Empire et sous le tumulte de la Première Période intermédiaire: de nouveaux types de tombes royales sont érigés, des temples funéraires accompagnent le triomphe de la doctrine osirienne à partir de textes accompagnant les sarcophages. Le réalisme des statuaires du Moyen Empire contraste avec l’idéalisme des statuaires de l’Ancien Empire. Puis, une fois l’unité de l’Empire rétablie, une seconde période de latence s’engage; ce sera la Deuxième Période intermédiaire qui verra, comme la première, l’effondrement de l’autorité centrale, l’invasion des Hyksos parallèlement au déclin culturel. Avec la prise du pouvoir par Ahmôsis Ier et la fondation de la célèbre XVIIIe dynastie en -1580, et jusqu’à -1085 av. J.-C., ce sera la période glorieuse du Nouvel Empire. Thèbes devient une capitale majestueuse avec sa nécropole de la Vallée des Rois, la magnificence des arts, l’apparition de la poésie amoureuse et les grandes entreprises militaires au Moyen-Orient jointes aux liens diplomatiques établis avec la royauté Hittite. L’époque ramesside (-1320 -1085) est celle des grandes victoires et des grands travaux de Ramsès II et de Ramsès III. Après la mort de ce dernier, l’activité égyptienne retombe en phase dépressive. C’est la Troisième Période intermédiaire (-1085 -715 av. J-C.). L’empire est fracturée en deux; les mercenaires libyens sont, un temps, maîtres du territoire. Le clergé d’Amon est le grand maître de la gestion de l’empire passée sous la tutelle des Barbares. Désormais, l’histoire de l’Égypte se confond avec ses dominants étrangers: perses avec la conquête par Cyrus (-525), puis par les Grecs avec la conquête d’Alexandre (-332), enfin les Romains (-30). Si le fonds de la civilisation égyptienne demeure, les apports assyriens, perses, grecs et romains vont peu à peu faire d’Alexandrie, la nouvelle capitale cosmopolite, le centre intellectuel de tous les métissages de peuples et de pensers du Moyen-Orient. Comme on le voit, le cycle des manies et des dépressions de l’Égypte ancienne tourne généralement autour de deux à trois cents ans. Seuls l’Ancien et le Nouvel Empire ont duré approximativement cinq siècles chacun, mais l’activité allait décroissante sous chacune de ces longues durées, les crises des périodes intermédiaires venant cristalliser la période de dépression qui culminait par un schisme intérieur ou une invasion extérieure qui venait mettre fin à l’unité ou à l’autodétermination de la civilisation.

Certes, le goût pour les monuments funéraires et la statuaire donne une idée fausse de l’esprit des Égyptiens aux moments où leur Empire se trouvait au zénith de sa puissance. C’était une société, qui, selon les témoignages iconographiques et littéraires, nous apparaît heureuse, travaillante, pieuse, familiale, ne reculant pas de s’exprimer à travers les chants, les danses et les jeux sportifs. En cela, elle évoque ce que nous avons dit des fresques crétoises. Par contre, la mélancolie la hante constamment. Elle éclôt au moment où la décadence s’amorce: «Les frères sont mauvais… Chacun s’empare du bien de son prochain. Le doux périt, le violent réussit partout… L’homme d’un extérieur bienveillant est malheureux, la bonté est partout délaissée… L’homme sur lequel on s’appuie n’a pas de cœur. Il n’y a plus de justes, la terre n’est plus que pour les malfaiteurs…» Ainsi, il ne reste d’autre espoir que la mort. (45) Durant ces longs millénaires, la civilisation n’a pas été soumise à une souffrance comparable à ce qu’un psychotique maniaco-dépressif peut souffrir dans sa personnalité. Toute histoire des civilisations est marquée par des avancées et des reculs. L’alternance du progrès et de la décadence est cependant une idée nouvelle qui relève de la pensée mécaniciste et ne peut s’appliquer à l’histoire de l’Égypte ancienne par exemple. Si le magnifique temple d’Abou Simbel paraît plus «moderne» que les trois pyramides de Gizeh, c’est en fonction de notre interprétation whig de l’histoire, Ramsès II apparaissant parfois sous les traits d’un Louis XIV de l’Antiquité alors que nous savons peu de choses de Chéops, le pharaon qui ordonna la construction de la grande pyramide. Nous dirions que c’est là une illusion temporelle de perception; ce qui apparaît plus objectivement de l’histoire égyptienne, ce sont les fortes périodes d’auto-détermination dont l’activité intense du peuple égyptien a généré les grandes œuvres de la civilisation entrecoupées de longues périodes de dépression, de crises et d’effondrement psychologique, moral et politique.

Le cas de la civilisation maya ressemble assez à celui des Égyptiens, à l’exception que ses deux périodes d’activités intenses sont marquées par une distinction nette dans le profil caractériel entre les membres de l’Ancien Empire et ceux du Nouvel Empire maya. Cette civilisation trouve son origine dans la forêt luxuriante de la Mésoamérique tropicale. C’est là que les peuples mayas, partagés en différentes communautés, se seraient établis à partir du IIe millénaire avant notre ère: «Les Mayas furent les plus anciens et les plus géniaux. Quand on parle des Mayas, il faut bien préciser ceux auxquels on se réfère, parce qu’il y a deux temps d’ethnie maya distincts. Les plus anciens, qui se répandirent principalement dans les basses terres guatémaltèques; les autres modernes ou postclassiques, qui dominèrent la péninsule du Yucatán. Les premiers sont les “sages”. Les seconds, les “guerriers”. Les anciens ont domestiqué la forêt qu’ils parsemèrent de cités-États comme Tikal, Palenque, Calakmul, Copan, etc., et furent les inventeurs d’une écriture composée d’idéogrammes et de signes phonétiques qui n’a pu encore être totalement déchiffrée, d’un calendrier de 365 jours, d’un système chronologique linéaire, de la voûte en encorbellement, etc. Ces Mayas anciens (ou classiques) vécurent principalement entre 250 et 900 de notre ère. Tout le monde connaît leurs pyramides à degrés surmontées de temples à crète faîtière, leurs palais aux nombreuses pièces, leurs jeux de balle, leurs bains de vapeur, leurs observatoires astronomiques, leurs chaussées, leurs stèles, leurs autels. Ils entrèrent en décadence à la fin du VIIIe siècle et s’effondrèrent définitivement au Xe siècle. Le dernier monument maya fut édifié en l’an 909. On ne connaît pas la ou les causes de leur déclin, bien qu’il existe de nombreuses hypothèses: épuisement du sol, changement de climat, révolutions paysannes, éruptions volcaniques, épidémies, psychoses dépressive due à l’angoisse du temps, guerre civile, etc.» (46) Pour un autre auteur: «Sur des milliers de kilomètres de jungle et de plateaux montagneux, était dispersé le réseau à mailles lâches des agglomérations de ces anciennes populations agricoles: champs de céréales entrelacés, à la lisière desquels se dressaient des rangées irrégulières d’habitations basses aux toits de chaume et au sol de terre battue. Il y avait à proximité les ensembles de constructions cérémonielles inhabitées, sauf au jour fixé des rites où les enceintes regorgeaient d’une foule accourue des kilomètres à la ronde. C’était une vie dure rendue d’autant plus difficile par les mystères du milieu ambiant. L’existence dépendait entièrement du rythme des changements de saisons, du soleil et de la pluie, de la continuité des semailles et des récoltes en quantité suffisamment abondante pour maintenir l’équilibre difficile d’une économie sédentaire récente. La nature était l’unique moyen de survivre. Ses manifestations étaient divinisées; l’apaisement de ses caprices motivait une succession incessante de rites d’adoration; la pénétration de ses mystères devenait le but d’un clergé à la puissance croissante. De très bonne heure dans l’histoire maya, les changements du ciel furent considérés comme ayant une influence directe sur la croissance des récoltes, par conséquent sur la subsistance même. On croyait aussi que les étoiles, par leurs mouvements nocturnes réguliers dans les cieux, prédisaient la destinée de l’homme. Les prêtres mayas déterminaient la durée de la vie suivant leur habileté à enregistrer et à interpréter ces mouvements célestes. Ils commencèrent par observer les cieux avec des lignes fixes de visée et par noter les variations saisonnières qui survenaient avec les positions peu à peu changeantes des étoiles. Ils déterminèrent en définitive la longueur des années tropicale et astronomique, en même temps que l’écart de chaque cycle lunaire, mesure d’un mois. Ces connaissances devinrent la clef de voûte de leur système de calendrier, incroyablement exact». (47)

Les mesures pour établir une telle science et une telle organisation environnementale fit du Vieil Empire maya une période à la fois d’intense activité et de paix relative. «Il est certain que les siècles de l’ère chrétienne de 300 à 800, qui furent témoins de l’apparition de la période classique, embrassèrent une ère de paix continue que ne troubla aucune grande guerre, ni civile, ni étrangère avec les peuples extérieurs à leur domaine immédiat. Un certain nombre de savants attribuent cette évolution ininterrompue à l’extrême isolement géographique des Mayas. Les limites méridionales de leur empire, font-ils valoir, étaient barrées par les hautes terres du Guatemala et du Honduras. Les trois quarts de la péninsule du Yucatan sont entourés d’eau; ses approches terrestres en venant du Mexique sont condamnées par les inextricables forêts pluvieuses et les marais du Chiapas et de Tabasco, qui ont permis aux Mayas de développer leur civilisation unique dans une indépendance relative d’influences d’origine extérieure. Sans aucun doute, il y eut des frictions politiques qui firent exploser des conflits limités et entraînèrent le maintien de petites armées, mais le fruit de la guerre ne fut jamais le stimulant de la prospérité des Mayas comme il en fut pour les Égyptiens et les Grecs». (48)

Puis, «vers la fin du VIIIe siècle de notre ère, les Mayas avaient atteint l’apogée de leurs manifestations intellectuelles et esthétiques. […] Mais à ce moment-là il y eut un arrêt! À des périodes successives au cours du IXe siècle, on abandonna la coutume d’élever des stèles datées dans les vastes régions occupées par les Mayas. Comme dans un geste de suicide volontaire, les efforts qui avaient fait leur grandeur, cessèrent brusquement et sans motifs clairement définis par les témoignages archéologiques. Les recherches intellectuelles s’arrêtèrent, le ritualisme compliqué qui avait nourri la croissance de la culture maya fut, semble-t-il, abandonné. Même le calcul du temps, étalon sur lequel avaient été mesurés tous les actes et événements, perdit son importance. Si incroyable que cela paraisse, les Mayas évacuèrent les lieux de culte longtemps vénérés, abandonnant leur travail séculaire aux ravages du temps. Les temples se vidèrent de leurs gardiens sacerdotaux; l’encens de copal ne brûla plus à l’intérieur des temples, sur les autels sacrés; les voix cessèrent de faire écho sur les places. Cependant, les cités avaient été laissées intactes, sans être détruites ou endommagées, comme si les habitants s’étaient attendus à y revenir d’un moment à l’autre. Mais ils n’y revinrent pas. À leur place, un profond sommeil les saisit dont elles ne furent jamais réveillées. L’herbe gagna les cours; les plantes grimpantes et les racines des arbres rampèrent dans les entrées de portes et cherchèrent leur nourriture dans le mortier de chaux, entre les pierres des pyramides et des temples qu’elles forcèrent à se disjoindre et à s’écrouler. En un siècle, la jungle avait récupéré les cités infortunées des Mayas. Qu’un empire énergique ait dû être entièrement abandonné à l’apogée de sa gloire, c’est un phénomène sans aucune analogie historique…» (49) Ringuet, un auteur québécois, remarquait également cette mutation inexpliquée: «L’explication la plus plausible est de l’épuisement du sol à quoi put s’ajouter quelque épidémie et sans aucun doute un ordre divin annoncé par les prêtres après de longues consultations astrologiques et magiques. En quelques années l’herbe se mit à pousser sur les places et les routes pavées; la végétation prolifique des lianes et des grands arbres prit racine dans les interstices des pierres. La pluie, le soleil et le vent conjugèrent leurs forces pour détruire. Et le suaire de la grande forêt ensevelit l’œuvre des humains. Ceux-ci étaient montés en masse vers la pointe du Yucatan où déjà auparavant quelques groupes de leur race étaient installés. Quoiqu’il en soit, cette brusque migration reste jusqu’à ce jour un des plus extraordinaires mystères dans l’histoire de l’humanité. En cette région nouvelle ils recommenceront le même travail, continuant la civilisation qui leur est propre; peut-être accompliront-ils moins du point de vue artistique pur; mais ils avanceront plus loin en civilisation matérielle et connaîtront enfin des métaux usuels. Et ce sera le “Nouvel Empire” maya…» (50)

Mais ce «Nouvel Empire» allait être aussi très différent du précédent. «Ils s’établirent sur une terre aride et calcaire insuffisamment irriguée de sorte qu’il fallait tirer l’eau du sol par l’intermédiaire d’énormes puits naturels appelés cenotes. Autour des grands cenotes s’élevèrent peu à peu leurs villages, puis leurs villes, comme Chichén Itzá, Katah, Labna. Au début du Xe siècle, le Yucatán fut envahi à plusieurs reprises par des peuples venus du Nord. Un des groupes les plus importants était toltèque et venait de la légendaire Tula. […] Les chroniqueurs mayas situent son arrivée vers 987, même si nous savons que Tula ne fut pas détruite par les Chichimèques avant 1168. Peut-être émigrèrent-ils avant le désastre. Les Toltèques s’établirent à Chichén Itzá, intégrèrent leur culture à celle préexistante des Mayas et, sous cette forme, donnèrent naissance à la nouvelle puissance maya. Ce furent les néo-Mayas ou Mayas “guerriers”». (51) Cette dénomination s’explique par la violence qui allait jaillir de cette nouvelle période de l’ère maya: «La prépondérance de Chichén Itzá finit par virer à la tyrannie et les deux villes d’Izamal et de Mayapan s’allièrent au XIIe siècle pour en venir à bout. Leurs guerriers prirent Chichén Itzá et la détruisirent. Les habitants de l’ancienne cité, les Itzas, décidèrent de fuir vers le Peten, où ils menèrent une vie obscure jusqu’au début du XVIIIe siècle. Les destructeurs de la tyrannie se transformèrent en nouveaux tyrans et Mayapan s’érigea en nouvelle capitale de la région mais avec moins de succès que sa devancière, car de nombreuses cités-États parvinrent à rester indépendantes. Fondée en 1100, elle fut la dernière grande ville maya. Elle était entourée d’une muraille de 9 kilomètres qui abritait 4 140 structures, dont 140 de caractère cérémoniel. Bien qu’elle eût assimilé les expériences toltèques et maya, elle se situait en réalité dans le prolongement de la symbiose culturelle déjà réalisée à Chichén Itzá. Son temple principal était presque la réplique du “Castillo” et son observatoire astronomique ressemblait au “Caracol”. Les rois de la dynastie Cocom s’entourèrent d’une aristocratie régionale, ce qui facilitait le contrôle politique et économique du territoire. Cependant, leur force était assurée par une armée de mercenaires, dont la plupart provenaient du Mexique, berceau des grands guerriers. Grâce à son soutien, ils parvinrent à maintenir leur suprématie au Yucatán jusqu’en 1441, année au cours de laquelle des révoltes mirent fin à l’hégémonie de la cité. Naquirent alors 17 provinces ou États indépendants. Cette conjoncture ne put cependant enrayer une décadence non dénuée de splendeur, au terme de laquelle le réseau commercial finit par se paralyser. Vers le milieu du XVe siècle, la population maya avait abandonné les centres urbains au profit des zones rurales. Chichén Itzá, Uxmal et d’autres cités étaient abandonnées. C’est l’image qu’en eut Hernán Cortés lorsqu’il traversa la région, en 1524. Bien entendu, Cortés se servait d’une carte maya conçue par les commerçants pour leurs transactions». (52)

Ce «Nouvel Empire» était en définitive un empire bien différent de celui des «sages» de l’Empire classique. Le métissage toltèque transforma complètement le profil collectif des premiers Mayas: «De quelque manière qu’elle ait été amenée, la domination itzá-toltèque fut fermement imposée au Yucatán vers l’an 1000. Par la suite, l’influence toltèque s’introduisit dans chaque aspect de la culture maya et Chichen Itzá devint le centre d’où la domination politique itza devait s’étendre dans de nombreuses directions, d’un bout à l’autre de la péninsule du Yucatán. Cependant, il est clair que la civilisation maya ne dépérit pas avec l’assujettissement aux Itzas et n’éprouva d’anéantissement par la force militaire. Avec le temps, les mariages entre les deux peuples et les échanges culturels firent présager la fusion des traditions indigènes et étrangères, en un mélange compatible de leurs traits caractéristiques. Mais la grande tradition classique était morte à jamais; les Mayas ne purent jamais retrouver la grandeur qu’ils avaient connue autrefois. La vigueur même que leur avaient communiqué les Itzas, l’implacable stimulant des cruels dieux mexicains, l’appareil des grandes armées qui marchaient en leur nom, le zèle avec lequel les artisans mayas travaillèrent à remodeler Chichen Itzá à l’image de leurs nouveaux suzerains, ne pouvaient longtemps prévenir le désastre qui les attendait». (53) Ce «Nouvel Empire» s’acheva donc comme le précédent: «Répétant après huit siècles la même geste, et sous la direction de leur roi vainqueur, Tutul Xiu, les Uxmaliens quittent Uxmal, en 1448 les Itzas abandonnent Chichen, et la triste population de Mayapan, conduite par le dernier survivant des puissants Cocoms, tous, sans exception, abandonnant temples, palais, maisons, vidant de leur cent mille habitants les magnifiques capitales fruits du labeur de tant de générations, tous partent et s’enfoncent dans la forêt». (54) C’est ce que Gallenkamp appelle «l’âge des Ténèbres» maya, âge qui s’étendrait du XIIe au XVe siècle, illustré entre autres par l’importation des sacrifices humains venus des Toltèques du Mexique. Plus que jamais, les Mayas s’abandonnèrent aux cultes ésotériques pratiqués par les guerriers. «Par la suite, le culte des dieux guerriers engendra une société où le soldat usurpa le pouvoir temporel autrefois détenu par les prêtres. Il n’y eut ensuite qu’une brève étape pour que les Mayas se trouvent inexorablement entraînés dans une suite de petites guerres et de luttes meurtrières. La jeunesse maya commença à goûter une gloire inconnue de leurs ancêtres, une gloire enivrante, matérielle, tirée du fracas des armes et du prestige de la conquête. Ce fut une ivresse perverse qui devait livrer à l’oubli le destin de leur civilisation. Cette psychose dont les Mayas étaient maintenant affligés, ressemblait bien à celle des derniers jours de l’Égypte des Pharaons ou de la Rome des Empereurs!» (55)

Deux auteurs en appellent au moins à une manifestation psychotique de la fin des empires mayas. La psychose maniaco-dépressive nous paraît plus juste, dans la mesure où elle oppose une grande activité dans un premier temps: aménagement du territoire guatémaltèque, puis du Yucatán, suivie d’une longue période de dépression où l’énergie finie de s’épuiser, tantôt en création culturelle, tantôt en guerres civiles. Enfin, les dispersions dans les forêts humides semblent le résultat de la tension ultime de récupération qui les force à quitter cités et temples pour se rabattre dans une extinction graduelle dont les invasions occidentales les tireront sans restaurer en quoi que ce soit leur grandeur passée. En cela, les Grecs furent plus généreux dans leur métissage avec les Égyptiens. De fait, la civilisation maya ne constitua jamais un empire au sens où nous l'entendons, avec à sa tête un seul souverain. En réalité, la population Maya se répartissait en plusieurs villes, gouvernées chacune par sa propre hiérarchie, régnant sur un territoire de taille variable. La population globale a été estimée à 20 millions d'individus: une ville comme Tikal (Guatemala) ne comptait pas moins de 70 000 habitants. Et toutes ces villes ne parlaient pas automatiquement la même langue. Le fait de s’être établis dans la presqu’île du Yucatan et d’avoir peuplé le Guatemala et le Honduras actuels, de même que la nécessaire obligation de converger leurs efforts en vue d’améliorer l’irrigation de leurs terres agricoles donnèrent quand même aux Mayas le «sens de l’unité» qui en fit une civilisation. Que cette civilisation souffrit dès le début d’une psychose maniaco-dépressive où l’activité débordante se combinait à une vision fataliste de la destinée, ce que semblaient confirmer leurs observations astrologiques et leurs calculs dans l’élaboration de leur calendrier, créa sans doute le malheur, à long terme, de ce peuple qui, sous le «Vieil Empire» apparut essentiellement comme un peuple «sage»⌛

Notes:

(1) P. Mannoni.La psychopathologie collective, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? #3167, 1997, p. 3.
(2) P. Mannoni. ibid. pp. 4-5.
(3) C. Rycroft. Dictionnaire de la psychanalyse, Hachette, Col. Marabout Université, #MU174, 1972, p. 222.
(4) G. Walter. Marat, Paris, Albin Michel, 1933, p. 8.
(5) Cité in J. Massin. Marat, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988, p. 14.
(6) D. Dowd. La Révolution française, Paris, R.S.T. Col. Caravelle, 1966, pp. 93-95.
(7) R. Darnton. Bohème littéraire et Révolution, Paris, Gallimard, Col. Tel, #370, 1983, pp. 61-62.
(8) R. Darnton. ibid. pp. 64-65.
(9) R. Darnton. ibid. pp. 70-71.
(10) R. Darnton. ibid. pp. 80 et 81.
(11) A. J. Toynbee. L’Histoire Un essai d’interprétation, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des idées, 1951, p. 187.
(12) F. de Vaux de Foletier. Mille ans d’Histoire des Tsiganes, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1970, p. 31.
(13) F. de Vaux de Foletier. ibid. p. 42.
(14) F. de Vaux de Foletier. ibid. p. 60.
(15) F. de Vaux de Foletier. ibid. p. 60.
(16) F. de Vaux de Foletier. ibid. pp. 104-105.
(17) F. de Vaux de Foletier. ibid. pp. 213 et 214.
(18) C. Rycroft. op. cit. pp. 58-59.
(19) J. Calmette et H. David. Saint Bernard, Paris, Arthème Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1953, pp. 351-352.
(20) Cité in A. Vauchez. Saint Bernard, un prédicateur irrésistible, in L’Histoire. Les Croisades, Paris, Seuil, 1982, p. 28.
(21) J. Berlioz (éd.) Moines et religieux au Moyen Âge, Paris, Seuil, Col. Points, #H185, 1994, p. 51.
(22) Cité in A. Vauchez. op. cit. p. 27..
(23) Cité in G. Bechtel. La chair, le diable et le confesseur, Paris, Plon, Col. Pluriel, #8748, 1994, p. 203.
(24) P. Brown. Le renoncement à la chair, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1995, p. 80.
(25) S. Hutin. Histoire de l’alchimie, Verviers, Gérard, Col. Marabout Université, #MU223, 1971, p. 148.
(26) J. Sadoul. Le trésor des alchimistes, Paris, Flammarion, Col. J’ai lu L’Aventure mystérieuse, #A258**, 1970, p. 87.
(27) Cité in J. Ladame. Un mystique en haillons: saint Benoît-Joseph Labre, Montsûrs, Résiac, 1987, pp. 266-267.
(28) F. Bluche. Louis XIV, Paris, Fayard, 1986, p. 876.
(29) F. Bluche. ibid. pp. 876-877.
(30) J.-C. Petitfils. Louis XIV, Paris, Perrin, Col. Tempus, #8, 2002, p. 698.
(31) J.-C. Petitfils. ibid. p. 695.
(32) P. Goubert. Louis XIV et vingt millions de Français, Paris, Fayard, Col. Pluriel, #8306, 1966, pp. 339-340.
(33) P. Goubert. ibid. pp. 361-363.
(34) La Déclaration d’Indépendance des États-Unis, citée in C. Becker. La Déclaration d’indépendance, Paris, Seghers, Col. Vent d’Ouest, #18, 1942, p. 21.
(35) Cité in D. Lacorne. L’invention de la république, Paris, Hachette, Col. Pluriel, #8569, 1991, p. 239.
(36) C. D. Bowen. Le rendez-vous de Philadelphie, Paris, Seghers, Col. Vent d’Ouest, #33, 1966, pp. 120-121.
(37) A. Kaspi. Les Américains, t. 1: Naissance et essor des États-Unis 1607-1945, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, #H89, 1986, p. 112.
(38) A. Soboul. Comprendre la Révolution, Paris, Maspéro, Col. Textes à l’appui, 1981, p. 227.
(39) H. Bergasse. Histoire de l’Assemblée, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1967, p. 43.
(40) Cité in Y. Knibielher. Naissance des sciences humaines: Mignet et l’histoire philosophique au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1973, p. 95
(41) A. Mattelart. L’invention de la communication, Paris, La Découverte, Col. Textes à l’appui, 1994, p. 38.
(42) E. D’Aster. Histoire de la philosophie, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1952, p. 266.
(43) C. Rycroft. op. cit. p. 148.
(44) C. Rycroft. ibid. pp. 78-79.
(45) Cité in A. Erman et H. Ranke. La civilisation égyptienne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1963, p. 513.
(46) Collectif. L’Amérique en 1492, Bruxelles, La Renaissance du Livre/Larousse, 1990, p. 14.
(47) Ch. Gallenkamp. Les Mayas, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1961, p. 96.
(48) Ch. Gallenkamp. ibid. pp. 105-106.
(49) Ch. Gallenkamp. ibid. pp. 167-168.
(50) Ringuet. Un monde était leur empire, Montréal, Les Éditions Variétés, 1943, p. 94.
(51) Col. op. cit. pp. 15-17.
(52) Col. ibid. p. 18.
(53) Ch. Gallenkamp. op. cit. pp. 107-108.
(54) Ringuet. op. cit. pp. 142-143.
(55) Ch. Gallenkamp. op. cit. p. 227.

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