dimanche 22 avril 2012

Les racines symboliques et idéologiques du «Plan Nord»



LES RACINES SYMBOLIQUES ET IDÉOLOGIQUES DU «PLAN NORD»

Encore une fois, nous nous confronterons au problème de la «répétition historique», que des historiens, tant de gauche que de droite, usent parfois comme d’une loi «scientifique». Il est possible sérieusement, par delà toute idéologie, de considérer que les événements se répètent, surtout si des conjonctures se reproduisent. Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, il apparaît, comme le pensait Marx dans son 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), que «tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce», mais rendu à la troisième, la quatrième, ou la cinquième fois, on ne peut plus parler de tragédie ni de farce mais d’une problématique structurelle qui apparaît difficile à surmonter pour les populations qui y sont confrontées.

Le mythe de la Frontière au Québec

Une certaine mythologie de l'histoire américaine a été fondée à la fin du XIXe siècle avec «le mythe de la Frontière»; il s'agit de la thèse bien connue de l’historien Frederick Jackson Turner publiée en 1893: The significance of the frontier in american history. Au moment où Turner publiait sa célèbre thèse, la Frontière atteignait les rives de l’océan Pacifique. L’hinterland américain, derrière le Mississippi, était définitivement clos. Les Prairies s’ouvraient aux fermiers en guerre contre les éleveurs, les réserves servaient à parquer les Amérindiens qui avaient échappé aux tueries, les Rockies étaient parcourues en tous sens à la quête de mines d’or, de pâturages pour les moutons, de travailleurs forestiers qui continuaient la trappe et la construction navale à Portland (Oregon), enfin la Californie s’apprêtait à devenir le royaume d’Hollywood. Devant cette limitation de la migration est-ouest aux immigrants et aux Américains de la côte est, Turner tirait la conclusion que c’est de la progression de la Frontière, ligne imaginaire et fluctuante, se déplaçant du Mississippi vers le Pacifique, métaphore d'une ligne de démarcation entre la «sauvagerie» et la civilisation, que s'était diffusée la pratique de la liberté démocratique propre aux citoyens américains. Le fait que la mobilité de cette «ligne» ramenait les immigrants à l’âge colonial de la fondation de la nation, la traversée de l’Atlantique, le déplacement, de génération en génération, des nouveaux arrivants renouvelait l’esprit même des bâtisseurs de l’Amérique. Turner écrit: «Limiting our attention to the Atlantic coast, we have the familiar phenomenon of the evolution of institutions in a limited area, such as the rise of representative government; the differentiation of simple colonial governments into complex organs, the progress from primitive industrial society, without division of labor, up to manufacturing civilization. But we have in addition to this a recurrence of the process of evolution in each western area reached in the process of expansion. Thus American development has exhibited not merely advance along a single line, but a return to primitive conditions on a continually advancing frontier. This perennial rebirth, this fluidity of American life, this expansion westward with its new opportunities, its continuous touch with the simplicity of primitive society, furnish the forces dominating American character. The true point of view in the history of this nation is not the Atlantic coast, it is the Great West. Even the slavery struggle, which is made so exclusive an object of attention by writers like Professor von Holst, occupies its important place in American history because of its relation to westward expansion. In this advance, the frontier is the outer edge of the wave - the metting point between savagery and civilization. Much has been written about the frontier from the point of view of border warfare and the chase, but as a field for the serious study of the economic and the historian it has been neglected» (1) Ce que nous devons retenir de cet exposé est ceci: la progression de la Frontière, en Amérique du Nord, fournit les forces dominantes du caractère américain. Qu'en est-il du Canada et du Québec dans cette optique?

La thèse de Turner, appelée à trouver des correspondances dans tous ces enfants de l’Europe (2) dont plus récemment Gérard Bouchard prétendait faire la genèse des nations et cultures du Nouveau Monde (3) - deux études comparées de ces correspondances -, s'applique surtout aux pays qui ont connu une colonisation britannique : l’Australie bien sûr, mais aussi l’Afrique du Sud et même des pays latino-américains comme l’Argentine. Le Canada, évidemment. Seulement, la ligne fluctuante ne suit pas toujours une ondulation aussi régulière que celle du parcours de l’histoire américaine. Seule l’histoire australienne semble présenter un mouvement tout à fait comparable, bien que l’hinterland australien soit beaucoup plus aride et impropre à l'agriculture que les prairies d’Amérique du Nord. La vision de Turner est essentiellement organiste : les communautés ne répondent pas à des réactions mécanistes d’un défi/réponse comme chez Toynbee, mais se développent comme des organismes vivants; naissent, évoluent et meurent après s’être reproduites. Turner cherche à spécifier les différenciations qui ont permis de développer, en partant de simples institutions coloniales, une organisation complexe d’institutions libres et républicaines au cours du dernier siècle; de l’économie de prédation, de la chasse et de la pêche à la culture de l’indigo et du coton, à l’économie de développement industriel, de transformation et de production capitaliste à l’exportation. Or, ce processus, pour Turner, se reproduit chaque fois que la frontière fait avancer d’un pas la civilisation sur la sauvagerie. D’où se dégage un caractère psychologique et moral propre aux Américains. Voilà pourquoi, une fois posée les bases des colonies anglaises le long de la côte Atlantique, puis ayant atteint le maximum de son développement économique et institutionnel, la suite de l’histoire américaine appartient à une autre région, avec son potentiel de développement propre, à la limite de la ligne de partage entre sauvagerie et civilisation. Ce nouveau site de colonisation reprend, répète le processus original de la colonisation pour parvenir à redévelopper une communauté démocratique aussi forte que les précédentes. Et le processus se répète, encore et encore, jusqu’à la frontière finale, le Pacifique. La thèse de Turner repose donc sur une épistémologie de la répétition historique. C’est en reproduisant ses origines coloniales jusqu'à son développement maximal tout au long de sa progression géographique que le peuple américain a constitué sa personnalité, la démocratie devenant l’universel absorbant les singularités locales : le Sud, le Midwest, les Prairies, la côte ouest…

Fondant sur l’ouest du continent comme une série de vagues successives, la culture américaine s’est développée sans ignorer les spécificités opportunes que les différentes régions sur lesquelles elle s'établissait lui offraient. La mise en exploitation de ces spécificités, tant au niveau économique que culturel, entretenait une diversité de cultures comme de productions qui font la richesse actuelle de cette société. D’un territoire immense, aux peuples de différentes origines, autochtones ou migrantes, refusant le métissage qui fait la particularité caractérielle de l’Amérique ibérique, les Américains devinrent rapidement autonomes dans leurs besoins économiques et, fils de l’abondance, commercèrent avec les pays d’Europe sur une échelle qui en laissait plus d’un inquiets. Le Canada n’eut pas cette chance.

D’abord parce que le territoire canadien est beaucoup plus septentrional, de sorte qu’il se trouva confronté non pas à une ligne nord-sud qui balaierait le continent d'est en ouest, comme aux États-Unis, mais plutôt à une ligne est-ouest qui séparait la bordure supérieure du 49e parallèle de l’hinterland peu propice à l’agriculture, mais riche en matières premières enfoncées profondément dans le sous-sol. La Nouvelle-France s’était étirée sur un espace qui joignait le Saint-Laurent au Mississippi mais sans la population capable d’en assurer l'exploitation et la conservation. Fixés sur les rives atlantiques, les colons américains se multiplièrent à un rythme que la population française, malgré son ouverture plus généreuse envers le métissage, ne put jamais rattraper. Au moment où la famille La Vérendrye atteignait le pied des Montagnes Rocheuses, le sort en était fait de la colonie française. Les Anglais, ou plutôt les Écossais travaillant pour la Compagnie du Nord-Ouest, reprirent la marche du continent, et la marine britannique, avec le capitaine George Vancouver à sa tête, parvint à faire la jonction pour donner un semblant d’unité au territoire de l’Amérique britannique du Nord. Plutôt que par vagues, c’est donc par «taches» que les «oasis» de peuplement se développèrent, d’abord à Fort Garry (Winnipeg), puis en Saskatchewan, enfin en Alberta. Mais ces villes étaient toutes situées dans la zone sud des différentes provinces. Le sud de l'Ontario même resta coupé du nord de la province par un territoire de forêts et de mines alors que sa population, ses villes, ses industries, sa finance s’établissaient, en symbiose avec les villes industrielles du Midwest américain, autour des Grands Lacs. Ceux-ci jouèrent un rôle semblable à celui de la Méditerranée, conforme à ce qu'en tirerait une analyse braudélienne qui n'a pas encore été faite. Un ensemble de réseaux commerciaux, industriels, culturels et idéologiques s’organisa de façon plus ou moins indépendante des autorités politiques des deux côtés de la frontière. Une fois le Canada constitué, l’économie ontarienne devint le moteur de développement du pays entier, même si le Saint-Laurent continuait a jouer son rôle de voie de pénétration du continent, mais les Prairies restèrent quelques années encore sous la tutelle de la compagnie de la Baie d’Hudson qui, entre temps, avait absorbé sa rivale. Les guerres métisses de 1870 et de 1885 finirent par obliger la compagnie à vendre cet immense territoire au gouvernement canadien qui en assurait l'ordre. Et le Québec dans tout cela?

Certes, les voyages de Cartier et de Champlain avaient permis une reconnaissance des potentialités de développement des territoires le long de la côte nord. Écoutant les autochtones raconter des légendes de royaumes qui seraient l’équivalent d’un Eldorado septentrional, les premiers colons crurent à l’existence d’un «Royaume du Saguenay» qu’ils établirent sur des cartes fantaisistes. Ce royaume riche et abondant eut-il pu être la Chine tant cherchée par les navigateurs qui exploraient les eaux polaires pour permettre un aller-retour direct aux Européens? Champlain pouvait encore  le croire et, après lui, l’intendant Jean Talon qui envoya le Père Charles Albanel jusqu’au lac Saint-Jean approfondir les connaissances que l’administration de la Nouvelle-France avait de cette région. Accompagné de deux autres Jésuites, Albanel, en juin 1672, atteignaient le lac Mistassini. Puis il descendit la rivière Rupert jusqu’au lac Nemiscau et, quelques jours plus tard, rencontra la baie James. C’était au temps où les Anglais s’implantaient, grâce à la collaboration de deux félons, Radisson et Des Groseillers, dans le nord du Québec, dans la colonie du Prince Rupert, s’appropriant le droit de navigation sur toute la baie d’Hudson. Envoyé par Frontenac, Le Moyne d’Iberville ira les déloger. Considérant que les Anglais allaient, soixante-dix ans plus tard, couper court à l’extension de la Province of Quebec aux limites de Montréal, la frontière mythique fut implicitement détournée de la conquête de l’Ouest vers celle du Nord. C’est en partant de cette frontière est-ouest (de Tadoussac à la baie James) séparant le Sud du Nord (en fait l’extrême sud-ouest avec la plaine du Saint-Laurent) qu’une mythologie de la frontière, différente en forme et en nature à celle décrite par Turner et dispensatrice de démocratie, devait se développer.

Structure de l’imaginaire septentrionale

De Jacques Cartier à Jean Charest, on retrouve une certaine continuité dans le mythe de la frontière nordique. Pour complaire à son bailleur de fonds, son roi, François Ier, Jacques Cartier voulait découvrir et, à défaut de découvrir, était prêt à entendre n’importe quoi pour s’encourager à pousser plus loin des découvertes assez décevantes. Dans son voyage de 1535, le fjord du Saguenay dû sans doute lui apparaître comme une vision féerique de la nature, mais les deux indiens gaspéens qu’il avait enlevé l’année précédente et qu’il ramenait avec lui, «lui avaient parlé d’un “royaume appelé Saguenay, où les gens étaient habillés comme en France et où se trouvaient des mines de cuivre rouge”. Au moment où, remontant le fleuve Saint-Laurent, il approchait la côte aux environs des Sept Îles, ils lui dirent que c’était là que commençait le royaume du Saguenay, et que celui-ci s’étendait bien loin au-delà des montagnes qu’on apercevait à l’horizon». (4) Là commençait la légende qui devait structurer un Imaginaire du Nord qui perdure encore aujourd’hui.
Tout au long de l’année qui suivit, de Stadaconé à Hochelaga, Cartier ne cessa de s’enquérir de ce royaume au «cuivre rouge». Il s’imagina, à partir des rivières Saguenay et Outaouais des voies de pénétration dans ce pays qui devenait, à ses yeux, de plus en plus fabuleux. On lui disait que là il y avait des mines de métal jaune. «En quittant le pays au printemps de 1536, après son dur hivernement, il en rencontra [des Indiens] à l’île aux Coudres qui rapportaient du Saguenay un grand couteau de cuivre. Il fut donc convaincu que le Saguenay recélait des mines de cuivre, peut-être d’or. Ils lui dirent aussi qu’il y avait dans ce royaume des villes et des gens semblables à ceux d’Europe. “Ils affirmaient ces choses avec tellement d’assurance, que Cartier voulut leur faire apporter eux-mêmes leur témoignage; il décida de “mener le seigneur Donnacona en France pour conter et dire au roi ce qu’il avait vu ès pays occidentaux des merveilles du monde; car il a certifié avoir été à la terre du Saguenay, où il y a infini or, rubis et autres richesses, et où les hommes sont blancs, comme en France, et accoutrés de draps de laine”. Il amena aussi les deux qui avaient fait le voyage précédemment”» (5). Cartier prenait ses rêves pour la réalité. Les expéditions qui suivirent, celle de Roberval, remontèrent la rivière mais durent rebrousser chemin avant même d’avoir découvert quelque royaume que ce soit. La longue période où cessèrent les activités d’exploration et de découvertes des Français n’éteignit en rien l’espérance de rencontrer ce Royaume qui consolerait la France de ses échecs coloniaux. «La possibilité de l’existence d’un tel royaume n’était pas invraissemblable, puisque les Espagnols, plus au sud dans le même bloc continental, avaient découvert un puissant et riche empire, celui des Aztèques, au Mexique, alors que là-bas comme ici les peuplades rencontrées au bord de la mer étaient à l’état sauvage. Cela explique qu’on ait facilement pris au sérieux les rapports des “gens du pays”, spécialement ceux de Donnacona. Chef de Stadaconé et suzerain de toute la “province du Canada”, Donnacona était un personnage qu’on pouvait supposer digne de foi. Il affirmait “avoir été à la terre du Saguenay”; il en parla avec assez d’assurance et de précision pendant les années qu’il passa en France et dans des entrevues avec le roi lui-même, pour convaincre que la chose était vraie. Malgré la tendance à la fourberie remarquée par Jacques Cartier chez les gens de Stadaconé, on pouvait donc croire à ses dires, corroborés d’ailleurs par les autres» (6). Le royaume que les Français allait découvrir était «sans palais ni villes fortes, mais réel parce que possédant des éléments essentiels semblables à ceux des royaumes de l’Europe : un territoire déterminé; des peuples fixés en des sections de territoire attirées formant comme des provinces, avec des chefs élus et exerçant autorité; ces peuples associés en une sorte de confédération sous l’égide d’un grand sagamo et ayant leurs réunions régulières, véritables assises nationales, pour l’étude et la solution de leurs problèmes. Quant à la présence de mines “d’or et de cuivre rouge” au Saguenay, elle n’avait rien d’invraisemblable, puisque les Espagnols, dans la partie sud du même continent, avaient trouvé de l’or à profusion. On y crut d’abord; ensuite, les mines n’ayant pas été découvertes, on s’en moqua comme d’une pure légende. Aujourd’hui on y croit. La riche zone minière qui s’étend du lac Supérieur aux lacs Chibougamau et Albanel se trouve dans le territoire où les Indiens situaient le “royaume du Saguenay”» (7).

À défaut de mines et d’or, on entretint un commerce de fourrures fort lucratif avec l’hinterland saguenéen. Assez pour créer cette rivalité où le père Albanel fut envoyé pour reconnaître les territoires et assez pour devenir l’enjeu des campagnes victorieuses de Pierre Le Moyne d’Iberville de 1696-1697. Contrairement au modèle exposé par Turner, la frontière du Nord ne désignait pas tant la confrontation de la sauvagerie et de la civilisation qu’un reflux des querelles européennes sur le territoire américain. L’enjeu de cette confrontation n’était plus d’établir des colons et de fonder des villes à l’image de la fondation de Québec (1608) et de Montréal (1642), mais de poursuivre un commerce lucratif pour les financiers métropolitains. Ici, nulle épopée mystique à l’image de la fondation de Ville-Marie. Contrairement à ce qui devait se passer en Californie vers 1850 et au Klondyke au début du XXe siècle, aucun colon ne se précipita vers le nord pour y trouver les filons annoncés une fois qu’on s’aperçut que les autochtones ne pratiquaient pas l’extraction minière. Si la découverte de l’or en Californie entraîna une vague de mineurs et de chercheurs d’or dans les Rockies, chaque génération accompagnant la vague vers l’Ouest s’en tenait à s’établir pour y fonder des villes et s’y développer à l’image des villes atlantiques, avec les ressources de l’endroit. La démocratie supplée donc l’enrichissement financier dans l’imaginaire américain.

En Nouvelle-France - et plus tard au Québec - le mythe était d’abord fantasmatique, inspiré de l’Eldorado espagnol. Cette certitude reposait sur la pensée analogique pratiquée par la philosophie médiévale. Ce qui s’était trouvé dans le sud devait nécessairement se retrouver dans le nord! Mais ni Cartier ni Champlain ne furent Cortez. Les petits bateaux venus et retournés en France, ballottés par les courants marins et les vents déchaînés n’eurent jamais les flancs remplis d’or ni d’argent. Que des peaux qui, certes, firent la richesse des compagnies investisseurs mais ne livrèrent jamais au roi de France la richesse qu’il attendait pour renflouer ses coffres. Le mythe reposa d’abord sur un rêve dans lequel on ne crut pas sans avoir de doutes sérieux (Cartier soupçonnait l’honnêteté de Donnacona) mais dans lequel on tenait absolument à croire selon des paradigmes supposément objectif (le doublet analogique nord/sud; comme l’océan Pacifique découvert par Balboa et Magellan doublait l’océan Atlantique), d’où ce comportement insensé d’envoyer des expéditions sans lendemains. À défaut de trouver le Royaume du Saguenay, les explorateurs s’imagineront, comme Jean Nicolet à la baie des Puants, avoir atteint la Chine! Il y aura bien des «sauvages», établis en sociétés comme au Mexique ou au Pérou, mais trop «primitifs» pour tirer du sol les richesses qui y seraient enfouies. Irréductibles en esclavage comme dans les empires mésoaméricains, ils demeurèrent toutefois d’excellents pourvoyeurs des précieuses fourrures partagées entre Anglais et Français. Rêves démesurés toujours-déjà décevants et concurrence commerciale qui fait rarement ses frais avec des autochtones peu ingénieux ou tout simplement nichés sur des rochers stériles, blottis dans des forêts impénétrables, de Jacques Cartier à Jean Charest, en six siècles, le mythe du Royaume du Saguenay a posé les bases de la structure de l’Imaginaire de la frontière nordique. Là où l’exploitation minière canadienne fait fortune au Chili ou en Bolivie, elle ne peut tirer de grandes richesses du sous-sol laurentien qu'elle abandonne aux autres. On y croit d’abord (avec plus ou moins de convictions), puis on attend la confirmation de l’exploration minière et des expertises en ingénérie pour séduire d’éventuels investisseurs qui, comme le roi François Ier, laisseraient tomber les miettes aux habitants de la colonie après avoir dévorer tout le gâteau.

Le premier Plan Nord : la terre promise du curé Labelle

Trop préoccupés par la colonisation de la vallée du Saint-Laurent et à se défendre sur les frontières sud et le golfe Saint-Laurent des invasions anglo-saxonnes, les Français n’établirent aucun plan pour développer le grand nord. Leurs efforts décevants dans un pays au climat hostile, pensaient-ils seraient mieux récompensés par les richesses de la Nouvelle-Orléans. La banqueroute de Law (1720) devait mettre définitivement un terme à cette nouvelle entreprise strictement financière, qui nuisit plus qu’elle n’aida au développement du Mississippi. À ce point qu’après la cession de 1763, les Français donnèrent cette pomme pourrie à leurs alliés espagnols! Puis, le commerce des peaux s’étendit dans l’Ouest du continent, plus vaste et semblait-il, plus prometteurs. Samuel Hearne (1745-1792) fut mandaté par la Compagnie de la Baie d’Hudson afin de trouver des mines de cuivre que les Amérindiens avaient décrites. Il découvrit la rivière Coppermine et traça son cours jusqu'à l'océan Arctique. Pendant ce temps, la compagnie adverse - la compagnie du Nord-Ouest - finança les expéditions d’Alexander Mackenzie. En 1789, en cherchant l’introuvable passage du Nord-Ouest vers la Chine, il atteignit l’océan Arctique. En 1792, il accomplit le rêve des La Vérendrye en atteignant l’océan Pacifique après avoir traversé les Montagnes Rocheuses. L’exploration, suivie rapidement du peuplement des Prairies, semble laisser de côté l’exploration et la colonisation du nord québécois. Il est vrai que le commerce des peaux et les rivalités entre les deux grandes compagnies, surenchérissant les prix des fourrures, comme aujourd’hui le pétrole extrait des sables bitumineux, attiraient grand nombres de coureurs des bois québécois et écossais qui formeront la base de la population métisse que conduira Louis Riel dans les rébellions de la seconde moitié du siècle.

Il en ira de même de l’immigration européenne à partir du premier tiers du XIXe siècle, plus portée à loger dans les zones urbaines et en début d’industrialisation, à Québec, à Montréal, mais surtout en Ontario, sinon même aux États-Unis. Puis cette migration commence à entraîner des colons d’origine québécoise qui ne trouvent plus à s’établir sur des terres dans la vallée du Saint-Laurent ou sont illuminés par le rêve américain. Malgré les appels du clergé catholique à se vouer au Christ-Roi, les Québécois rêvent de rêves plus «matérialistes» et espèrent également s’enrichir le plus vite possible en partant pour le centre et l’ouest des États-Unis ou encore trouver un emploi dans les factories de la Nouvelle-Angleterre. Établi à sa cure à Lacolle, un jeune prêtre se désole de voir ses compatriotes s’expatrier pour le royaume des illusions de richesses faciles qui se paient du prix de la foi catholique : Antoine Labelle (1833-1891). En 1867, l’évêque de Montréal, Mgr Ignace Bourget le nomme curé de Saint-Jérôme, dans les Laurentides. Le curé Labelle, qui avait même pensé se faire déplacer dans une paroisse catholique aux États-Unis, découvre «la beauté des paysages du nord canadien». Sa dépression devant l’exil canadien aux États-Unis trouve sa résolution dans l’idée de détourner le flux des exilés vers une migration dans les hautes Laurentides.

Nous devons à l’historien Michel Brunet la première synthèse (1957) d’une pensée idéologique canadienne-française: l’agriculturisme, l’anti-étatisme et le messianisme. Pour Brunet, l’agriculturisme était «une façon générale de penser, une philosophie de la vie qui idéalise le passé, condamne le présent et se méfie de l’ordre social moderne. C’est un refus de l’âge industriel contemporain qui s’inspire d’une conception statique de la société. Les agriculturistes soutiennent que le monde occidental s’est égaré en s’engageant dans la voie de la technique et de la machine. Ils dénoncent le matérialisme de notre époque et prétendent que les générations précédentes vivaient dans un climat spiritualiste. Selon eux, l’âge d’or de l’humanité aurait été celui où l’immense majorité de la population s’occupait à la culture du sol. Avec nostalgie et émoi, ils rappellent le “geste auguste du semeur”» (7). Cette pensée n’était pas à proprement parler «canadienne-française». Aux États-Unis aussi on trouvait des groupes qui favorisaient le développement agricole contre l’industrialisation des grands centres urbains de la côte Atlantique (le jeffersonisme). Le milieu géographique suggérait la vocation agricole des grandes terres riches de la vallée du Saint-Laurent à des immigrants européens qui avaient peine à cultiver des parcelles de terre souvent épuisées depuis des décennies. Il ne faut pas oublier qu’au milieu du XIXe siècle encore, la majorité de la population européenne est agricole. L’Église elle-même, dans sa lutte anti-moderniste, y voit une contre-valeur idéologique au matérialisme issu de l’industrialisation capitaliste. Pourtant, la réalité montrait que les habitants de la Nouvelle-France n’avait pas été attachée plus qu’il le fallait à la pratique de l’agriculture. Le commerce, la production artisane, la trappe étaient des activités plus excitantes et plus prospères. C’est au fur et à mesure que le monde industriel envahit les centres urbains canadiens, mené par l’exportation britannique de la Révolution industrielle, que l’agriculturisme devint une idéologie dominante. Bref, l’agriculturisme était un élément de nostalgie idéologique plutôt qu’un plan de développement rural digressant de la tenure seigneuriale qui ne fut abolie, par le parlement du Canada-Uni, qu’en 1854.

Le corollaire de l’agriculturisme suggérait un appui sur les gouvernements puisque qu’il exigeait, dans sa lutte à la modernité, une «intervention massive de l’État». Or, autant cette aide était indispensable, autant l’agriculturisme entretenait une méfiance envers l’État. L’État libéral sans doute, mais surtout, «les agriculturistes, écrit encore Brunet, admettent très difficilement que l’État, quand le bien général l’exige, [soit] appelé à étendre considérablement ses fonctions et sa juridiction» (9). D’où leur anti-étatisme, et cette insistance à remettre l’éducation et la sécurité sociale entre les mains de l'Église et la mise en valeur des ressources naturelles et le développement économique exclusivement entre les mains de l’entreprise privée. Dans cette optique du développement agricole, sur le long terme, plutôt qu’aux banques anglaises, on créera des coopératives financières dont les Caisses Desjardins sont le prototype réussi. Les édiles locaux amasseront leur fortune pour prêter à des entrepreneurs qui construiront des voies ferrées pour transporter les récoltes vers les villes afin des y vendre. Par contre, l’exploitation des ressources naturelles, demandant des mises de capitaux élevées, échappera aux agriculturistes québécois qui seront bien obligés faire affaires avec des compagnies anglo-saxonnes, britanniques ou américaines. Mais les cadres coûteux de l’éducation, de la santé, de l’hygiène publique retomberont dans les mains des professionnels et surtout de l’Église. Cette suspicion envers l’État doit être placé dans le contexte des différentes tentatives d’assimilation (avouées ou secrètes) du gouvernement colonial anglais entre 1822 et 1840. C’est le temps où le gouvernement est entièrement laïque (l’évêque avait un rôle politique puissant dans l’organisation politique de la Nouvelle-France), ouvert à la participation des protestants anglo-saxons et même des Juifs. Les Rébellions de 1837-1838 et la vive répression du gouverneur par intérim Colborne ont laissé un mauvais souvenir de l’action politique. De toutes façons, ces politiciens sont essentiellement des libéraux, souvent de mèches avec des libre-penseurs qui menacent les prérogatives traditionnelles du clergé. Contrairement à la Frontière américaine, semeuse de démocratie, la Frontière québécoise, le Nord, suscitera une idéologie essentiellement anti-démocratique et, pour le moment, confié à l’autoritarisme de l’Église.

Au moment où la papauté et le Risorgimento italien se faisaient la guerre, dans les années 1860, le pape Pie IX, anti-moderniste fanatique, désignait pour Montréal un alter ego comme évêque, Ignace Bourget. Tout aussi fanatique, au moment où se discutait les modalités de la Confédération canadienne préférait mobiliser ses ouailles et ses curés de paroisses à organiser des troupes de zouaves qui iraient défendre le pape contre les armées de Garibaldi. Le pouvoir clérical était un pouvoir autant politique que religieux. La surveillance des paroissiens atteignait les limites du protofascisme: «De 1840 à 1865, l’épiscopat canadien dirige une contre-réforme catholique. Celle-ci s’imposait. La libre-pensée avait fait des progrès considérables parmi les classes dirigeantes laïques et la population, en général, avait pris l’habitude de négliger ses devoirs religieux. En 1842, Mgr Bourget calcule que 12,000 à 13,000 catholiques de son diocèse n’ont pas fait leurs pâques. C’était pourtant au lendemain des missions populaires de Mgr Forbin-Janson qi avaient provoqué un grand mouvement de pratique religieuse» (10). Qu’est-ce que cela voulait dire? Que, pas plus que les Canadiens Français avaient un goût pour l’agriculture, pas plus ils n’étaient des catholiques fervents. Il fallait donc un surplus d’idées - à défaut d’un surplus d’âme - pour les rallier au pouvoir clérical. Ce sera-là le rôle du messianisme, la troisième dominante de la pensée canadienne-française selon Brunet.

L’agriculturisme fournissait «les assises matérielles d’une haute civilisation française et catholique en terre d’Amérique», c’est ce qu’on appelle le messianisme (11). La politique ultramontaine de l’Église, qui faisait de Rome sa «vraie» capitale, définissait «”la vocation de la race française en Amérique”, Louis-Adolphe Paquet s’écria: “Notre mission est moins de manier des capitaux que de remuer des idées; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu’à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée”. Dans un style moins soigné, le célèbre Thibault affirmait que “notre mission est évidemment religieuse, civilisatrice, colonisatrice et agricole. Notre histoire l’atteste” (12). C’est dans cette dominante qu’intervient le rôle du curé Labelle.

Au moment où Antoine Labelle est nommé curé de Saint-Jérôme, le nord québécois est appelé «les Pays d’en Haut», là où les montagnes formaient une barrière - une frontière - entre le Désert et la Terre, une variante québécoise de l'affrontement entre la «sauvagerie» et la «civilisation» de Turner. Comme l’écrit Christian Morissonneau: «Les Laurentides formaient un écran, une frontière relativement étanche, non seulement entre la Terre et le Désert, mais entre le sédentaire et le nomade. D’un côté le monde agricole, de l’autre le monde sauvage. On émettait les opinions les plus fantaisistes sur ces régions d’outre-Laurentides, où la température atteignait des records de froid. Les Pays d’en Haut du nord ne pouvaient être habités, ils étaient fermés pour toujours à l’installation humaine» (13). Arthur Buies décrit ce qu’était cette paroisse de Saint-Jérôme vingt ans avant que le curé Labelle en obtienne la cure: «(En 1849), En ce temps-là, la paroisse de Saint-Jérôme n’avait pour ainsi dire pas de limites… À cinq ou dix milles de l’Église commençait la forêt, une forêt épaisse, infinie, regardée comme inaccessible. On croyait avoir atteint la limite des terres cultivables et le nom de “Nord” signifiait qu’il n’y avait plus au-delà de Saint-Jérôme qu’un printemps fugitif, qu’un été illusoire» (14). Bref, comme le rappelle Arthur Buies: «Le Nord, c’était alors la région interdite, fermée à toute entreprise de colonisation et même d’habitation, condamnée à l’immuable repos de la stérilité, et dont l’imagination même n’osait interroger les lointaines et ténébreuses profondeurs…» (15) C’est à combattre cette image négative que va s’employer toute sa vie le curé Labelle. D’un Désert, le curé Labelle va faire des Pays d’en Haut la Terre promise du peuple canadien-français, aussi bien sur le territoire québécois même que dans le Nord-Ouest canadien. Sans le curé Labelle, pas de père Lacombe (o.m.i.) servant de médiateur entre les tribus amérindiennes, le gouvernement canadien et les entrepreneurs de chemins de fer. Comme pour le peuple d’Israël, auquel se sont identifiés tous les peuples colonisateurs de l’Amérique, le curé Labelle, nouveau Moïse, invite ses compatriotes à «traverser le désert» pour y établir leur Jérusalem nordique. La frontière laurentienne joue ici le même rôle que la Frontière américaine, c’est-à-dire qu’en tant que symbolique nostalgique des origines, elle reconduit le mythe de la genèse, du commencement de la colonisation. Les colons qui seront conduits par Labelle s'identifieront à ceux qui suivirent Champlain après 1608. En 1883, alors qu’on fête le cinquantenaire du curé Labelle, le révérend M.-A. Nantel, supérieur du Séminaire de Sainte-Thérèse, lut l’adresse suivante devant une foule énorme à Saint-Jérôme: «Tel est, en effer, le colon canadien; partout où il pose le pied, il porte avec lui sa foi et ses vertus religieuses… partout il se révèle comme le fils d’une race choisie qui est appelée à continuer sur cette terre d’Amérique la mission providentielle de la France : Gesta Dei per Francos… C’est ainsi, monsieur le Curé, que vous nous ramenez aux origines de notre histoire… que vous faites revivre les plus glorieuses traditions de notre passé, que vous rétablissez l’œuvre de la colonisation en ce pays sur sa base véritable, sur la base que Dieu lui-même lui donnait quand il plaçait le missionnaire à côté du colon pour créer un peuple nouveau, une nouvelle France sur les bords du Saint-Laurent. Aujourd’hui ce peuple est formé, il vit et il ne cesse de grandir; mais pour assurer son plein développement, il faut suivre les lois providentielles de sa formation, il ne faut pas s’écarter du plan divin qui fut arrêté à l’origine» (16). Cette interruption du plan divin, c’est la Conquête anglaise de 1760. En ce sens, la fonction symbolique du mythe du Grand Nord est de réactualiser un passé mythifié dont on éprouve la nostalgie en en faisant une utopie; une revanche de l’expansion coloniale bloquée au sud et reportée vers le nord. Une revanche géographique comme la «revanche des berceaux» fut une revanche démographique. Coloniser le Désert, c’est accomplir le Plan Nord fixé par Dieu. Tel est la rhérotique du mythe à la base du premier Plan Nord. Qu’en est-il maintenant des faits?

Constatons d’abord que le mythe s’est construit à partir de la résistance des faits aux intentions exprimées par le curé Labelle. Si, en 1849, Saint-Jérôme faisait figure de paroisse à la limite de la civilisation, ce n’était plus le cas en 1868, lorsqu’y arrive Antoine Labelle : Saint-Jérôme est devenue une paroisse riche. «Sa prospérité, écrit Gabriel Dussault, se traduit par la bonne santé financière de la fabrique qui possède pour 20 450.00$ de biens immobiliers et 2 000.00$ de biens mobiliers. Paroisse la plus populeuse de tout le comté de Terrebonne, elle comptera  3 639 habitants au recensement de 1871. Un peu moins du tiers d’entre eux (1 159) vivent au village; il s’agit donc d’une paroisse surtout agricole. Ce trait ne doit cependant pas nous faire illusion, car le village est alors en pleine expansion. Localisé, comme le dira très exactement Arthur Buies, “au portique des Laurentides”, Saint-Jérôme fait figure de paroisse-frontière et son village “sert de marché à un nombre considérable d’habitants des paroisses de l’intérieur”: Sainte-Sophie, Saint-Hippolyte, Saint-Sauveur, Sainte-Adèle, Sainte-Agathe, Sainte-Marguerite et Sainte-Lucie, dont une partie de la population est du reste issue de Saint-Jérôme. De plus, la localité est traversée par la Rivière du Nord. Dans un rapport du 19 janvier 1872, l’ingénieur Charles Legge remarque: “Au village de St. Jérôme et sur une distance de six milles, il y a une chute de trois cent cinq pieds, répartie sur cet espace par une succession de cascades ou courants, et qui a une force de 120,000 chevaux alors que l’eau est la plus basse au temps de la sécheresse; ce pouvoir d’eau est douze fois plus puissant que celui de Lowell dans les États-Unis”. Déjà “une exploration élaborée de la rivière à ce point a été faite et un rapport a été publié sur ces pouvoirs d’eau. Ce rapport accompagné de plans lithographiques a été répandus considérablement en Canada, dans la Grande-Bretagne et les États-Unis, dans le but d’attirer l’attention des manufacturiers et des capitalistes sur les grands avantages offerts pour l’investissement et l’emploi du capital”. L’industrie a d’ailleurs commencé à s’implanter au village: “il y a maintenant en opération deux moulins à farine avec dix paires de meules, deux moulins à scier, une manufacture de bardeaux, un moulin à carder et une manufacture de drap qui en fabrique deux cents verges par jour”. Legge prédit que, moyennant des communications plus rapides avec Montréal, “Montréal deviendrait le Boston et Saint-Jérôme le Lowell du Canada”. Enfin, l’administration publique du village est en bonne partie entre les mains de brasseurs d’affaires et d’entrepreneurs qui, par leurs contacts personnels, le climat de confiance économique qu’ils créent, les politiques généreuses qu’ils pratiquent à l’endroit des établissements industriels, stimulent le développement manufacturier de Saint-Jérôme. Leur compréhension particulière des réalités économiques, comme leurs intérêts personnels, les incitent tout naturellement à orienter leur localité dans cette voie. Godeffroy Laviolette en tête, maire du village de 1863 à 1874, et encore à deux reprises par la suite, est lui-même ingénieur, industriel et propriétaire, entre autres, d’un moulin, d’une carderie et d’une manufacture de laine» (16).

Gare du C.N. à Iberville, qui vit partir tant de Canadiens français pour les  États-Unis.
L’idée véhiculée par les célèbres téléromans et films inspirés de l’œuvre de Claude-Henri Grignon, Un homme et son péché, Les belles histoires des Pays d’en Haut, Séraphin, est donc fausse. C’est le développement accéléré de Saint-Jérôme qui a donné au curé Labelle l’idée de la «mission civilisatrice» du Grand Nord. La prospérité de Saint-Jérôme démentait le stéréotype négatif du Désert et, devant l’exil des Canadiens Français aux États-Unis, s’avérait un antidote capable de neutraliser l'hémorragie démographique. De plus, déjà des établissements anglophones s’installaient dans la forêt boréale, ce qui motiva Labelle non pas tant à développer un village qui allait déjà à son plein rendement, mais intéresser les Canadiens Français au sort des Pays d’en Haut. Comme le rappelle Dussault, il s’agissait, pour lui, de détourner le plus rapidement possible les âmes prêtes à partir faire fortune aux États-Unis: «Les contemporains du curé nous répètent son “violent amour de sa race”, nous disent que tous ses projets étaient “destinés avant tout à amener l’expansion de notre race”, “qu’il n’avait qu’un seul objet en vue toute sa vie: affermir la race française dans la province de Québec afin d’affermir par ce moyen, la religion catholique sur notre sol”. Cette rhétorique de combat, encore bien vague et toute allusive, est-elle parfaitement creuse ou nous renvoie-t-elle au contraire au cœur même du rêve de Labelle qui se rattacherait ainsi, et d’une manière centrale, au messianisme national de reconquête…?» (17) Quoi qu'il en soit, nous entrevoyons déjà la coexistence de deux Plans Nord : celui de Labelle, avec son messianisme ethnique, mais aussi celui de Legge dont les mots résonent déjà comme s’ils sortaient de la bouche du premier ministre Charest.

Pourtant, ni l’un ni l’autre de ces deux plans ne démarre comme souhaiter. Si la correspondance du curé Labelle au cours des années suivantes laisse entrevoir une mégalomanie où il se présente à la tête de milliers de colons francophones s’engageant même jusqu’à coloniser le nord des Prairies canadiennes, c’est qu’il a principalement en tête l’agriculture et l’élevage; le premier Plan Nord de l’histoire du Québec s’inscrit donc dans l’exploitation des ressources agricoles du territoire. Les mines viennent en troisième. «Convaincu qu’“il y a bien des manières d’offenser Dieu, mais (qu’) une des plus communes et des plus graves, c’est de ne pas tirer parti des ressources que la Providence a mises à notre disposition”, Labelle… préconise également l’exploitation des mines» (18). «Dès le 13 juin 1876, poursuit Dussault, il entre en correspondance avec J.B.M.F. Piret, ingénieur minier qui commence à prospecter dans la région de Saint-Jérôme. En octobre, notre curé déclare: “Nul doute que les richesses minérales sont abondantes dans les Laurentides, que l’or, l’argent et le cuivre s’y trouvent comme en Californie, au Névada et sur le Colorado (…). Nous faisons à St-Jérome des recherches dans les entrailles de la terre, qui nous donneront tôt ou tard de l’argent et du cuivre, j’en ai la certitude. Le filon est trouvé. Ce qui manque, c’est un peu de capital pour donner des preuves que personne ne pourra contester, et nous l’aurons coûte que coûte”» (19). Ne reconnaîtrait-on pas l’entêtement de Cartier et de son rêve du «Royaume du Saguenay» dans l’extrait de cette lettre? Également, la pensée analogique qui veut que le Nord, encore une fois, soit le reflet des découvertes faites dans le Sud. L’or de la Californie appelle nécessairement l’or des Hautes-Laurentides. Enfin, la certitude du curé se teinte de doutes. Certes, «le filon est trouvé», mais il faut «donner des preuves que personne ne pourra contester».

Or, voici que «les investissements requis se font attendre; mais, en 1880, il répète encore que “les géologues, en voyant tous les indices qui se présentent à leurs yeux ne peuvent s’empêcher de proclamer la richesse métallique des Laurentides”, et il annonce avec plaisir qu’à Saint-Jérôme même, “la Compagnie des mines du Canada, incorporée depuis peu (…), commencera prochainement ses opérations d’exploitation de mines”. Selon lui, l’avenir est prometteur. Le confirment : la découverte récente d’“une mine de fer oxidulé très riche par son abondance et par la pureté du minerai” (il donne les résultats des analyses), la découverte de “bons indices de phosphate”, comme les débuts de l’exploitation par “plusieurs citoyens de Saint-Jérôme d’une mine argentifère, qui exigerait trop de dépenses pour leurs ressources”. Et Labelle de citer encore les experts…» (20) Labelle ne répugne pas non plus à la fondation de ville dans la région des Laurentides et dans l’Outaouais, ni non plus à l’établissement de manufactures et l’organisation du commerce. Une nouveauté cependant : le tourisme. «Pour lui, “le Nord sera le paradis de la province, on viendra de partout y chercher la santé, en admirer la nature grandiose”. À un “étudiant en droit”, venu un jour le “supplier (…) de l’admettre au nombre de ses colons”, il aurait même répondu avec “un gros rire”: “Écoute-moi bien (…). Prend la meilleure plume et ta meilleure ligne. Pêche dans tous les lacs du Nord et tache, par tes écrits, de m’amener des touristes. C’est d’eux, un jour, que j’aurai le plus besoin”» (21).

Le problème majeur qui se présente toutefois à son projet, c’est le manque de voies de communication, et le curé Labelle, conscient du tort que les hivers rigoureux font subir aux routes, pense évidemment au chemin de fer. Il voit déjà l’immense territoire des Laurentides, de l’Outaouais, du Lac Saint-Jean, de la Mauricie jusqu’au Témiscamingue parcouru en tous sens par des voies ferrées achalandées. Or, en 1868, il n’y a même pas une voie qui unit Saint-Jérôme à Montréal! Des projets avec le gouvernement fédéral conservateur de John A. Macdonald et Sir Hugh Allan du Pacific Canadian sont en voie de se réaliser lorsque le gouvernement est renversé suite à un scandale concernant précisément le Pacific Canadian. Les Libéraux qui succèdent aux Conservateurs modifient sensiblement le projet prévu, ce qui frustre le curé Labelle. Car Labelle n’est pas seulement un rêveur. Son charisme et son dynamisme en font un homme d’action qui utilise tous les moyens à sa disposition pour diffuser son utopie. Il publie des circulaires, organise des prêches et des tournées de conférence jusqu’en Europe. À Paris, il se fait un ami du géographe Onézime Reclus avec lequel il entreprendra une correspondance fournie. Il sollicite l’aide des entrepreneurs, des banquiers, des financiers d’entreprises minières, manufacturières et autres. Il se rend à Rome plaider sa cause. Il obtient aussi bien l’aval du conservateur Chapleau que du libéral Mercier, qui en fera un temps son sous-ministre à la colonisation. De plus, Labelle ne recule pas devant les coups d’éclat. Pour forcer Montréal à appuyer son projet de chemin de fer du nord, il profite d’une tempête de neige pour organiser une corvée de secours, apportant de Saint-Jérôme des cordées de bois pour chauffer les maisons enfouies sous neige. Cette «propagande par le fait» réussie. «Le petit train du nord» verra le jour et amènera colons et touristes à Saint-Jérome puis, de là, les colons s’engageront dans le dur métier de défricheurs. Ces colons seront les réincarnations de Robert Giffard et de Louis Hébert.

D’autres propagandistes se sont faits les auxiliaires de Labelle dans le développement du premier Plan Nord. Le libre-penseur Arthur Buies mais surtout des idéologues ultramontains. Chacun d’ailleurs avait sa «vision géographique» du Nord. Si pour le curé Labelle, le Nord c’était essentiellement les Laurentides, le nord de l’Ontario jusqu’au Manitoba et au centre des Prairies, pour Edme Rameau de Saint-Père, dès 1859, le Nord, c’était tout le Canada sauf la vallée du Saint-Laurent et le bassin des Grands-Lacs. Pour Jean C. Langelier (1882), c’était le nord du Québec, de l’Outaouais au Parc des Laurentides puis jusqu’au Labrador, excluant l’Abitibi et le Grand Nord. Cinq ans plus tard, le même auteur étendait la zone nord jusqu’à la limite de l’Ungava qui ne fut incorporée qu’en 1889 dans le poétique de l’espace d’Arthur Buies. Pour de Montigny et Nantel, moins mégalomanes que le curé, le nord se limitait à la région des Laurentides et de l’Outaouais. Notons toutefois qu’au début du XXe siècle, le capitaine Bernier identifiait la Frontière Nord comme étant l’archipel des îles de l’Arctique. Comme dans le cas américain, la vague repoussait les limites du Désert vers le pôle. Mais à la différence de celle des États-Unis, elle n’était pas nécessairement suivie d’une densité de population colonisatrice. D’où, malgré un succès relatif pour les capacités de colonisation à moindre frais d’un territoire ingrat, l’œuvre de Labelle se conclut par un échec, et le premier Plan Nord a été vite condamné à l’effritement. Pourquoi?

«Livrée à des entrepreneurs mus par d’autres intérêts que les siens, la construction du chemin de fer, pièce maîtrsse de son programme, n’avance que trop peu trop tard. […] la locomotive, à la mort du curé [4 janvier 1891], n’ira guère plus loin que Saint-Jérôme. Sans doute la voie sera-t-elle prolongée par la suite jusqu’à Sainte-Adèle et Sainte-Agathe (1892), puis jusqu’à La Nativité ou Labelle (1893) et beaucoup plus tard jusqu’à Nominingue (1904). Mais même lorsqu’elle atteindra son terminus à Mont-Laurier en 1909, on sera encore très loin de la grande ligne que Labelle avait rêvée et qui ne sera jamais construite» (22). Il en ira de même, toujours selon Dussault, de «l’exploitation des mines [qui] ne connaît pas d’exapansion considérable. Si l’on excepte la ville de Saint-Jérôme, l’industrie manufacturière sur laquelle comptait Labelle ne s’implante pas sérieusement dans la région et les grandes villes promises par le colonisateur sont vouées à demeurer de modestes paroisses agricoles et encore davantage des stations estivales». Il est vrai que les terres de roches étaient plus souvent nombreuses que les bonnes terres agricoles. Beaucoup de colons qui pensaient renouer avec leur jeunesse sur une ferme prospère des riches terres de la vallée du Saint-Laurent, se retrouvèrent sur des terres stériles, ruinés jusqu’au dernier sous, ce qui les poussa à se tourner vers des métiers ou en dispensateurs de services. «Peu encouragée par le gouvernement canadien et peu favorisée par les consuls de France au Québec, controversée en France et contestée même dans la presse québécoise, l’immigration française tant prônée par Labelle, reste négligeable et les efforts déployés par le curé n’aboutissent finalement, semble-t-il, qu’“à attirer un nombre restreint de colons”». «Pire encore : à partir de 1889, affligés de deux mauvaises récoltes successives et ne voyant toujours pas paraître le chemin de fer promis, les colons eux-mêmes commencent à perdre espoir et à se replier. Ainsi prend fin, sur les bords de la Lièvre et dans une demi-déroute, la longue marche de reconquête que Labelle avait rêvé de voir progresser jusqu’au Manitoba. La colonisation du nord de Montréal et de la vallée de l’Outaouais, telle que l’histoire peut froidement l’enregistrer, constitue bien davantage une trahison qu’une traduction de son projet et les succès qu’en la matière on lui attribue ne sont, en dernière analyse, que retombées, lambeaux ou débris d’un rêve à jamais évanoui, dépouilles étriquées pour l’obtention desquelles, on peut l’affirmer avec certitude, le colonisateur n’eut jamais fait le moindre effort». (23)

Les retombées n’ont cependant pas été que négatives. L’accroissement de la population est un fait certains, même si on se dispute sur le nombre de paroisses fondées par le curé Labelle. Dussault insiste: «Un fait massif se dégage… : l’accroissement considérable de population que connaît, au cours de ces trente années, l’ensemble du territoire couvert par les cantons de colonisation. Les effectifs totaux de ces cantons passent de quelque 1 550 habitants en 1861, ou 3 724 en 1871, à 11 489 à la fin de la période. Le principal apport numérique se situe au cours de la décennie 1871-1881 qui voit apparaître plus de 5 000 nouveaux habitants dans la région; le taux de croissance enregistré alors ne dépasse cependant pas celui de la décennie précédente, en raison de la poussée démographique qui s’était déjà produite entre 1861 et 1871 (et donc avant toute intervention de Labelle) dans les cantons du comté d’Argenteuil. Pour l’ensemble de la période, ce sont les cantons riverains de la rivière Rouge, zone effectivement privilégiée par Labelle, qui sont principalement responsables de cette expansion démographique: on y relève des taux de croissance spectaculaires qui laissent loin derrière eux ceux des comtés respectifs où ils sont situés» (24). Le trait important qu’il faut relever ici, c’est que cet accroissement démographique est véritablement dû à l’immigration et non à la natalité. Or, le fait que cet accroissement se situe dans la décennie 1871-1881 (selon les dates de recensements) indique que l’élément majeur qui a joué comme facteur dans tout le développement du premier Plan Nord, c’est la crise économique de 1873. Celle-ci, déclenchée en Europe (crash boursier de Vienne), a joué sur toutes les composantes du plan. Elle a neutralisé les fonds d’investissement, encouragé les délits d’initié à l’origine de tant de scandales, dont celui du Pacific Canadian sur lequel s’appuyait le projet de chemin de fer de Labelle, limité l’exploration puis l’exploitation minière, enfin, par les fermetures d’entreprises industrielles ou commerciales, forcé des populations urbaines à regarder vers l’alternative qu’offrait la colonisation. Comme les terres arables du Saint-Laurent étaient déjà occupées, le projet du premier Plan Nord ouvrait une perspective de repli sur une production domaniale, peu encourageante pour le libre marché, mais souvent seule planche de salut pour les chômeurs. Ce qui confirme cette hypothèse se trouve encore chez Dussault: «On notera enfin dans tous les groupes de cantons (sauf une exception) un fléchissement important du taux de croissance pendant la décennie 1881-1891; y contribuent sans doute plusieurs facteurs, dont la fin de la crise économique de 1874-1879, les obstacles opposés par la législation forestière, ainsi que les abandons auxquels Labelle» devait se résigner (25).

La crise de 1873 a affecté le Plan Nord du curé Labelle de deux façons contraires. D’abord, elle l'a favorisé au point de vue de la colonisation des terres : extension de l’occupation du territoire nordique, multiplication des familles établies, création de paroisses, l’accès à la propriété des terres, accroissement de l’étendue des terres bien que le rendement ne semble pas indiquer de croissance proportionnelle. Au contraire même, et Dussault insiste, «le fait important… dans l’ensemble des établissement que dans chaque groupe de cantons considéré isolément (sauf très rares exceptions), tous les rendements sont inférieurs à la moyenne du Québec. Et ils le restent pendant toute la période, même si dans le cas du blé et des pommes de terre, on note, à l’échelle de l’ensemble du territoire de colonisation, une légère mais constante amélioration de décennie en décennie. Quels que soient les facteurs qu’on puisse faire intervenir pour expliquer ce fait - qualité inférieure des sols, technologie souvent rudimentaire mise en œuvre par le colon à ses débuts, moindre compétence d’agriculteurs pour une part fraîchement émigrés des villes - il apparaît ici une fois de plus (si toutefois nous pouvons en juger par cet unique indice quantitatif; le seul aussi que nous possédions) que, même dans le secteur agricole auquel elle se trouve en quelque sorte finalement réduite au plan économique, l’entreprise de colonisation de Labelle se solde par des résultats qui sont loin de correspondre aux succès espérés et promis» (26).

Comme nous l’avons vu, la structure symbolique du premier Plan Nord s’achève selon le modèle instauré par les déceptions qui ont accompagné les désillusions concernant le «Royaume du Saguenay» : rêves démesurés toujours-déjà décevants. La structure idéologique ne fut guère différente sinon plutôt qu’aux anticipations royales, c'est l’ultramontanisme qui gagna des comtés. Mais Labelle se souciait peu des questions idéologiques en autant que les gouvernements, qu’il soit d’Ottawa ou de Québec, favorisent son rêve d’empire. L’évêque de Montréal, Mgr Fabre, vit d’un mauvais œil son association avec le Libéral Mercier, les services réciproques qu’il entretenait avec un libre-penseur mordant comme Arthur Buies, et surtout les querelles de diocèses qui finirent par aboutir à Rome où l’évêque l’emporta sur son curé. Selon la thèse de Turner, si les communautés reproduisaient les épisodes de l’établissement des Français dans la vallée du Saint-Laurent, elles répétaient également les querelles hiérarchiques qui opposèrent tant les gouverneurs et les évêques sous le régime français. Un modèle de représentation sociale jouait, un modèle clos, itératif, régressif, qui allait passer de la propagande politico-religieuse à la littérature.


Le second Plan Nord : Le Nouveau-Québec

L’échec du premier Plan Nord n’arrêta pas pour autant des yeux de se tourner vers les terres situées au-delà de la limite septentrionale habitée. Les promoteurs du développement des Hautes-Laurentides, que ce soit dans la foulée entrepreneurship de Legge ou le messianisme racial de Labelle, ne détournèrent pas les yeux du Nord au moment où l’économie mondiale semblait se redresser avec le siècle nouveau. Au moment où s’achève l’aventure historique, s’ouvre l’aventure littéraire. Morissonneau considère que l’identité du mythe du Nord québécois à la fin du XIXe siècle repose sur trois éléments: 1- Le Nord (la région et le processus de peuplement de cette région) correspond à une “frontière” ou frange pionnière. 2- Le Nord correspond aussi à une “région neuve” dans le sens sociologique. 3- Le Nord possède, en plus, une spécificité. Celle-ci réside dans ses manifestations observables, dans sa dynamique interne et dans une causalité spécifique. Ces trois éléments seront mondialement connus à travers l'amour fou entre François Paradis et Maria Chapdelaine, personnage du roman éponyme du français Louis Hémon, qui raconte la vie des colons dans la région du Lac Saint-Jean (1913). De plus, le mythe du Nord repose moins sur la vocation démocratique de la Frontière que sur l’action des élites de la société. 4- Le mouvement nordique se réalise sous une volonté de l’élite canadienne-française de canaliser et d’orienter la mobilité traditionnelle de la population, en réponse à une situation que cette élite perçoit comme critique (nouveaux rapports économiques, rapport colonisateur-colonisé, maintien du pouvoir). 5- Dans la réalisation de ce mouvement, l’élite cléricale et bourgeoise présente des objectifs et des moyens de les atteindre à travers un langage mythique et symbolique. 8- L’élite construit un système mythique et symbolique hiérarchique globalisant et persistant, que nous appelons le mythe du Nord. 9- Le mythe du Nord est une version régionalisée de l’idéologie de l’élite; cette régionalisation comporte une spécificité. Déjà en Nouvelle-France, Champlain, Talon et Frontenac avaient suscité, encouragé, financé les explorations du père Albanel, la piraterie de d’Iberville, la reconnaissance des voies de pénétration du nord québécois pour les soustraire à l’emprise des envahisseurs britanniques. En 1868, le curé Labelle, membre de l’élite cléricale, bientôt en relation avec le gouvernement Chapleau puis son successeur, le gouvernement Mercier, sollicitait l’aide des entrepreneurs anglais, des propriétaires des réseaux de chemin de fer, organisait même une loterie pour financer le développement des Hautes-Laurentides jusqu’au midwest canadien. Dans ce projet, la population jouait un rôle de figurant, même si c’était elle qui se voyait attribuer les pires tâches de traverser la forêt pour trouver une clairière, couper les arbres, déforester, essoucher, établir des campements, construire des maisons, ériger une église… Inversant le processus, le curé Labelle écrivait, dès 1861 à ses paroissiens de Lacolle: «Autour d’une église paroissiale dans une paroisse, il s’élève un village comme par enchantement qui en est le cœur et d’où la vie se répand comme dans ses membres dans toutes les parties, que tous les chemins viennent y aboutir, de même que les rayons d’un cercle se réunissent à leur centre et que là se règle toute affaire locale importante» (27). Utopiste, le rêve évangélique de Labelle domina toute sa pratique colonisatrice, mais elle créa en même temps un «caractère» correspondant aux conclusions tirées par Turner au sujet du caractère américain. Un caractère qui dépendait toutefois, moins du succès des vagues de colonisation, que de leur inconsistance et en bout de ligne de leur échec.

Cette vision «surnaturelle» spécifiait le mythe du Nord au XIXe siècle: 8 - Le Nord est une Terre promise. 9- La conquête du Nord est une mission providentielle. 10 - Le Nord est Régénération. Au XXe siècle, le Nord reste une terre promise, sa conquête est une mission économique et son but est de régénérer les finances publiques et l’enrichissement des promoteurs. Encore, 11- La mobilité des Canadiens français et les mouvements de colonisation, en particulier celui du Nord, ont permis et entretenu une culture de frange pionnière (colonisation) en opposition aux normes et valeurs de la société dominante (en opposition aux deux idéologies : celle de l’élite canadienne-française et celle des marchands et industriels “anglais”). Morissonneau entend ici la culture libérale de l’élite canadienne qui triomphe progressivement dans les centres urbains et la culture qui accompagne ordinairement les établissements industriels anglais. Enfin, 12- Les propagandistes du Nord, tout en disant le mythe, ont, par leurs intentions et actions, entretenu la contradiction et amorcé le mythe actuel du développement. (28) C’est-à-dire ce que sera, dans les années 1950, le mythe du Nouveau-Québec.

Comme le premier Plan Nord, le second procède de deux sources : les contrats conclus avec le gouvernement par de puissantes compagnies américaines pour développer des régions minières, comme la Côte Nord, et le discours mythique popularisé par le roman, la poésie, le cinéma. Un critique littéraire, Jack Warwick publiait, en 1968, The Long Journey, traduit en français sous le titre L’appel du Nord dans la littérature canadienne-française. Warwick, et on le lui reprochera, considère que «les éléments majeurs du syndrome nordique, au Canada, ont des racines plus profondes encore: la révélation exaltante du voyage, l’émerveillement devant la diversité des paysages, la nostalgie pour l’homme à l’état de nature, la démangeaison de bâtir des empires, tout cela constitue une somme d’expériences communes dont fait état la littérature et où il arrive qu’elle trouve ses archétypes. […] L’imagination littéraire, quand elle se tourne vers le Nord, est effervescente et brulée de curiosité. À la recherche de quelque chose qu’elle ne saurait découvrir en restant immobile» (29). Bref, la position à la fois certaine et incertaine de Cartier devant les récits de cités d’or du Royaume de Saguenay que lui racontaient Donnacona.

Marc-Aurèle Fortin
Le mythe du Nord s’abreuve du discours que les Québécois tiennent sur l’hiver et la place ambiguë que cette saison tient dans la mentalité québécoise. Coureur des bois, le colon canadien est aussi un «hivernant». Ce dernier «était une conséquence importante de l’allongement constant des routes commerciales: contrairement aux hommes d’échelons inférieurs, il ne rentrait pas à la Colonie de l’hiver. Aussi était-il vraisemblablement destiné à passer le reste de ses jours dans les “pays d’en haut” (30). Avec le développement de la littérature d’imagination, l’hiver devint un «personnage» en soi, un personnage qui, comme le Père Noël, semble habiter toujours plus loin, vers le Nord: «L’hiver est… une saison chère aux Canadiens, écrit Paulette Collet. À la fin de l’automne, les personnages romanesques attendent avec impatience que la neige vienne cacher les blessures du sol et la nudité des arbres. Germaine Guèvremont et Damase Potvin, en particulier, se sont plu à décrire la façon dont le paysan se prépare à affronter l’hiver. Nombreux sont les auteurs qui ont dit la joie apportée par la première neige. Les enfants des villes et des campagnes se réjouissent également de sa venue; les adultes s’extasient devant la magnifique transformation de la nature, mais il semble que ce soit surtout le spectacle des bois tout blancs qui touche les hommes. Roquebrune a parlé, avec un égal enthousiasme, de la neige des villes et de la campagne.
Jean-Paul Lemieux
Sans doute cet exilé ressent-il la nostalgie de l’hiver canadien et ne se souvient-il que de ses beaux côtés. Parmi les auteurs qui ont décrit la splendeur des paysages hiverneaux - et …ils abondent - il faut signaler Marie Le Franc et Félix-Antoine Savard, dont les belles pages sur l’hiver dénotent un profond attachement à la blanche saison. Ce sentiment est d’ailleurs général parmi les Canadiens qui considèrent la neige comme l’emblème de leur pays et vont jusqu’à regretter le froid rigoureux quand ils sont loin de chez eux. Les écrivains n’ont pas manqué de révéler cette prédilection pour une saison qui semble impitoyable à l’étranger» (31).

En fait, ce rapport à l’hiver est ambiguë. Autant il est célébré dans les pages romanesques et poétiques, autant il est damné par les mêmes auteurs. La neige ramène à la fois la pureté et la mort. Pure comme le lys français, mais mortelle comme la baleine blanche. La saison blanche se salie dans les villes où la suie et les abrasifs polluent la blancheur de lys; elle sert de suaire à François Paradis, l'amoureux de Maria. Le rejet de la ville et de la modernité pousse donc les idéalistes à se tourner vers le Nord, et plus le Nord est Grand, plus il défie le rejet du présent. En ce sens, sur lui est projeté le vieux rêve d’Empire de la Nouvelle-France. Perdus l’Ohio et la Louisiane, c’est dans les Pays d’en Haut que le Canadien Français va s’emparer du sol comme le lui ordonnèrent George-Étienne Cartier et surtout le curé Labelle. Un chapitre de Forestiers et Voyageurs de Joseph-Charles Taché, «consacré à l’administration de l’entreprise forestière - une idéalisation de l’autoritarisme - fait voir comment l’eurythmie de la loi et l’ordre peut être appliquée en forêt. Néanmoins, l’auteur fait paraître naturelle la piété de ses bûcherons : ce serait le résultat de leur éducation privilégiée. Pour plus de sûreté, un missionnaire jésuite “ancien régime” est d’ailleurs vaguement relié à la conversion des Indiens, car il est bon et compréhensif, et conquiert leur amitié. Le fait qu’il a beaucoup en commun avec les indigènes, et que ceux-ci l’acceptent (ce qu’ils ne font pas, dans le cas des Anglais), confère au “voyageur” une part de la possession naturelle du pays. L’implication qui le montrerait escroqué par les pouvoirs légaux n’est pas exprimée; mais Taché déclare bel et bien que le “voyageur” a, pendant deux siècles, découvert et parcouru tout le Continent. Cela constituerait, c’est implicite dans le texte, la sorte de découverte et d’occupation du territoire sur quoi se fondent les droits de propriété. […] C’est un droit basé sur le sentiment que leur présence y était naturelle, alors que l’occupation par la force militaire ou économique ne l’est point» (32). Or le rêve d’empire n’est qu’un rêve. La propriété se construit sur l’économie et la productivité, le tout encadré par la protection extra-économique, c’est-à-dire militaire et policière. Peu à peu, le Canadien Français passe du côté du Désert plutôt que du colon, malgré les efforts du clergé pour revendiquer, comme Lionel Groulx, son étrangéité de la race dégénérée. La fonction du rêve d’empire du Grand Nord n’est qu’une inversion positive du sentiment d’occupation et d'aliénation des Canadiens Français, et des Québécois d’aujourd’hui.

Cette frustration psychologique collective appelle donc à la quête, c’est-à-dire à l’appropriation de ce qui a été dépossédé. Dans Offrande aux vierges folles (1928), le poète Alfred DesRochers dénonce la «Désespérance romantique»:

Je suis un fils déchu de race surhumaine,
Race de violents, de forts, de hasardeux,
Et j’ai le mal du pays neuf, que je tiens d’eux,
Quand viennent les jours gris que septembre ramène.
Kathleen Moir Morris. Promenade

Tout le passé brutal de ces coureurs de bois:
Chasseurs, trappeurs, scieurs de long, flotteurs de cages,
Marchands aventuriers ou travailleurs à gages,
M’ordonne d’émigrer par en haut pour cinq mois.

Et je rêve d’aller comme allaient les ancêtres;
J’entends pleurer en moi les grands espaces blancs
Qu’ils parcouraient, nimbés de souffles d’ouragans,
Et j’abhorre comme eux la contrainte des maîtres. (33)

L’évocation de l’hiver passe ici à travers une honte, comme une cagoule funèbre sur la face du dépossédé, du trahi, du rançonné, de Riel qu’on a pendu en 1885, ce fils qui revendiquait l’Empire ET la liberté, conservant en lui, «à la fin, persiste un reflet de la perfection morale qu’il a entrevue. Nous somme là au cœur de la tradition positive des “pays d’en haut”» (34).

Car le fils déchu d’Alfred DesRochers ne peut se régénérer que dans la quête de l’Empire nouveau, celui du «Nouveau-Québec» des constructeurs de cité, des dresseurs de barrages, des creuseurs de mines. La pureté dans laquelle Riel a fini par se balancer au bout d’une corde ne vaut pas les supplices endurées en hiver. Le suaire blanc peut se transformer en mouchoir récepteurs de crossures. C’est reprendre les dénonciations du Père Sagard qui pourchassait les «libertins» français qui s’accouplaient avec les sauvageonnes. Gabriel Sagard, un Récollet dont un multimillionnaire québécois a donné le nom à son domaine de La Malbaie, comme un ironique «Royaume du Saguenay» enfin constitué à défaut d’avoir été trouvé par Cartier et ses successeurs, est un hommage que le vice rend à la vertu. Sagard dénonçait le comportement des Hurons qui devant la licence de leus relations sexuelles ne comportaient ni honte de bon aloi, ni jouissances coupables: «…(les jeunes Hurons) ont licence de s’adonner au mal si tost qu’ils peuuent, et les jeunes filles de se prostituer si tost qu’elles en sont capables, voir mesme les peres et meres sont souuent maquereaux de leurs propres filles : bien que le puisse dire auec vérité, n’y auoir iamais veu donner un seul baiser, ou faire aucun geste ou regard impudique : et pour cette raison i’ose affermer qu’ils sont moins suiets à ce vice que par deçà…» (35) Le Grand Nord se vit en toute libéralité, loin désormais de l’ultramontanisme des Bourget et Labelle. Comme la Frontière américaine, selon l’auteur américain Leslie Fiedler, il perturbe les alliances et les connivences sexuelles, brouille la fidélité des genres à leur orientation; la Frontière septentrionale est l’occasion où l’ordre succombe à la licence. La vie dans les chantiers, où les missionnaires sont sensés faire respecter l’ordre et les bonnes mœurs dans un monde brutal et violent, s’avère un lieu ouvert à toutes les transgressions les plus inimaginables pour les âmes innocentes et pures. Il faut un héros de Roger Lemelin, Pierre le Magnifique, pour révéler au niveau social ce que le niveau symbolique se refuse à avouer : «Dick [sic!] O’Riley, l’agitateur communiste, et Willie Savard [Sagard? j.-p. c.], le patron, sont de “vrais” bûcherons. Ils sont costauds et bagarreurs. La lutte syndicale qui les met aux prises est brève mais violente; ils ne croient ni l’un ni l’autre aux arguments qui’ils se doivent d’employer, pour convaincre les travailleurs. Quel contraste cela fait avec Pierre Boisjoly! Celui-ci se veut noble et vertueux, c’est-à-dire incarnant à lui seul la cause du “rayonnement”. Denis Boucher l’a pourtant averti que c’était impossible, et c’est un point de vue que semble partager l’auteur [Lemelin]. La démangeaison qu’éprouve Pierre d’ébranler la Société s’exprime en vagues formules idéalistes; mais tout s’effondre dès qu’il s’agit de vrais problèmes, comportant de vraies responsabilités. C’est un velléitaire obsédé par des rêves de grandeur, mais hanté par la peur et la culpabilité. Dick, le communiste, démolit l’idéalisme de Pierre. Idéalisme d’une certaine façon “québécoise” de penser, voulant qu’un peuple spécialement doué et constituant un bastion de valeurs spirituelles soit de mèche avec l’entreprise familiale de type paternaliste. Dick démontre que “les affaires” - la sorte de matérialisme, justement, que le paternalisme est censé proscrire - sont les seules bénéficiaires dans le système capitaliste : “J’ai appris qu’une foule de petits capitalistes dans votre genre, qui jouent depuis des années la comédie du sentiment, font croire à leurs employés qu’ils font partie d’une famille dont ils sont les fils fidèles. Seulement le patron garde tout, et le bilan truqué qui démontre au fisc une perte, lui sert en même temps à dire à ses employés : ‘Vous voyez, je perds de l’argent, je me ruine à cause de vos bons gages’. Vous leur dansez une gigue, vous leur parlez de l’ancien temps, vous pleurez un peu et le tour est joué. Mais vous continuez à faire des affaires”. Pierre, ancien élève du Séminaire et soi-disant champion des humbles, ne trouve rien à répondre en dépit du fait qu’il vient tout juste de s’assurer un avantage stratégique. Mais sa victoire fictive apparaît bientôt pour ce qu’elle est : une illusion de plus. C’est la fin de l’épisode en forêt. En tant que “héros” du camp, Pierre s’est complètement dégonflé…» (36) La liberté de faire des affaires et la licence sexuelle livrent le colon à la sauvagerie de la vie dans le Désert. Que les entrepreneurs miniers, passant par le gouvernement, concluent des «pactes», «traités» ou «alliances» avec les autochtones du Grand Nord pour développer, exploiter et employer les ressources naturelles et leur force de travail à leur bon vouloir, suscitent des réactions, des révoltes, que traduisent, dans les faits, les syndicats, les idéologues libéraux puis socialistes et communistes, animent le développement du nord durant tout l’entre-deux-guerres et jusqu’aux moment des fermetures dans le courant des années 1980-1990. Le temps qu’aura vécu le rêve du Nouveau-Québec.

S’étiolant progressivement, la colonisation reçut un nouveau souffle sous le gouvernement d’Alexandre Taschereau, premier ministre de 1920 à 1936. La colonisation agricole n’était plus qu’un palliatif pour les dysfonctions de la production industrielle urbaine. À ce titre les gouvernements fédéral et provincial remplacèrent le clergé dans un projet d’encadrement des terres agricoles à pourvoir. Un premier programme organisé par le gouvernement fédéral en 1932, le plan Gordon, propose aux chômeurs urbains recevant les secours directs une prime de 600$ pour aller s’établir sur une terre. Quelques années plus tard, en 1935, c’est au tour du gouvernement provincial à proposer le plan Vautrin, série de subventions rattachées à tous les éléments de l’installation sur une terre : primes au défrichement, à la construction de l’habitation, à la mise en culture, etc. De plus le gouvernement subventionne les sociétés diocésaines de colonisation. Un an plus tard, en 1935, un programme fédéral-provincial Rogers-Auger est adopté, portant la prime à 1 000$. Entre temps, l’Union nationale a délogé les Libéraux à la législature provinciale. Comme du temps du curé Labelle, c’est, encore une fois, une crise économique qui a lancé le développement de la colonisation agricole des terres du Nord et de la Gaspésie. Encore une fois, ce fut une colonisation précaire. «Le bilan de cette dernière poussée de colonisation est contradictoire. D’une part, on atteint le maximum de l’espace habité au Québec : même si beaucoup de colons en repartent, les 147 paroisses qu’ils ont contribué à ouvrir entre 1930 et 1941 demeurent un témoignage de leur activité. D’autre part, cette solution n’est que transitoire : conçue pour vider les villes des chômeurs, elle ne tient pas compte des contraintes posées par le climat, l’éloignement, la préparation insuffisante des colons et les difficultés de rentabiliser les exploitations» (37). Parallèlement, l’exploitation des richesses naturelles a subi un ralentissement désastreux. La production dans l’industrie des pâtes et papier, qui vit de l’exploitation forestière, tombe de 129 à 56 millions de dollars; le nombre d’emplois baisse de 15 890 à 9 850. L’ensemble de l’industrie forestière avait connu un développement anarchique au cours de la décennie précédente, aussi ne faut-il pas s’étonner que la crise de 1929 lui eut été dommageable.  La situation est encore plus complexe dans le domaine minier. La valeur de la production minérale tombe de 46 millions en 1929 à 26 millions en 1932. Elle remonte toutefois assez rapidement. Les carrières fournissant les matériaux de construction subissent également les contrecoups de la crise. L’amiante subit une dégringolade qui atteint un plancher en 1932 pour ensuite remonter progressivement.

Ce qui profite de la crise toutefois, c’est l’extraction des métaux, qui «connaît une évolution différente. Presque négligeable avant 1927, elle s’accroît par la suite et, à compter de 1933, représente environ 60% de la valeur de la production minérale du Québec. Cela s’explique par la découverte et la mise en exploitation au cours des années 1920 et 1930, de mines de cuivre, d’or, de zinc et d’argent en Abitibi, dans les secteurs de Rouyn, Malartic et Val d’Or-Bourlamaque. L’or représente un cas particulier car, contrairement aux autres matières premières, il est très en demande en période de crise économique; c’est la valeur refuge par excellence. La production d’or augmente donc de façon substantielle au Québec et sa valeur, qui était de moins de 2 millions en 1929, atteint 34 millions, dix ans plus tard. À proximité de ce métal précieux on trouve le cuivre, extrait principalement par la compagnie Noranda, dont la production est en hausse, malgré un prix très bas tout au cours de la période. La production des autres métaux reste plus marginale» (38). Ce paradoxe, qui semble vouloir que les rêves démesurés de Cartier et du curé Labelle se réalisent en période de crise économique, s’illustre dans le passage de l’innocence nordique à sa déchéance lorsque la poussière minière macule la virginité de la neige.

Un autre secteur, moins heureux, est celui de la production et de la distribution de l’électricité : «La crise, enfin, affecte les compagnies privées produisant et distribuant de l’électricité, qui voient chuter leurs revenus. L’heure n’est pas à la construction de nouvelles centrales. Il faut néanmoins terminer les projets en cours, lancés dans l’euphorie des années 1920. C’est ainsi que Montreal Light Heat and Power met en service en 1930 sa centrale de la Rivière-des-Prairies. Le chantier le plus imposant est cependant celui de la première phase du barrage et de la centrale de Beauharnois, sur le Saint-Laurent; amorcée en 1929, la construction est terminée en 1932. Du côté de la Mauricie, Shawinigan Water and Power termine les travaux du Rapide Blanc, amorcés avant la crise, mais doit retarder ceux de la centrale de La Tuque qui n'est mise en exploitation qu’en 1940. Il faut attendre l’après-guerre pour que des grands projets hydro-électriques soient à nouveaux lancés au Québec» (39).

Le mythe du Grand Nord serait-il définitivement mort? L’aspect messianique ne trouve aucun écho dans ces entreprises à buts strictement économiques et énergétiques. La colonisation de peuplement est totalement séparée désormais des rêves planificateurs et totaux du curé Labelle. Les attentes du «Royaume du Saguenay» semblent se concrétiser au moment où la société québécoise (et occidentale) s'est complètement vidée de tout âme. Michel Brunet rappelait qu’«une politique agriculturiste coûte assez cher. De 1937 à 1956, le gouvernement de la province a dépensé près de $136,000,000 pour établir quelques centaines de familles dans les régions de colonisation agricole. Les agronomes qui sont au courant de la situation et qui n’entretiennent aucune illusion agriculturiste avouent que nombre de colons ont abandonné la culture du sol. Plusieurs de ceux qui sont restés sur leur terre considèrent l’agriculture comme une occupation secondaire. Lorsque la saison est bonne, ils travaillent dans l’industrie du bois ou du transport. À chaque session, le ministre de la Colonisation confesse que les gens ne sont pas intéressés à s’établir sur de nouveaux lots. L’opposition répond que le gouvernement ne fait pas assez pour les y encourager. Et le débat est clos. Jusqu’à la prochaine session. De 1941 à 1956, le ministère de l’Agriculture a exigé $170,000,000. La colonisation agricole et l’agriculture ont coûté ensemble quelque $275,000,000 durant la même période. C’est un montant respectable» (40). Tout se passe comme si le plan du curé Labelle s’affaisait dans l’horreur tandis que le plan de Legge se dégageait pour s’imposer comme mode futur du développement lié strictement et uniquement à l’exploitation des ressources naturelles. Warwick note de même: «Sous ces formes rajeunies, les “pays d’en haut” continuent de jouer un rôle. Le nord de la Province de Québec, les Cantons de l’Est et le Golfe Saint-Laurent ont connu un éveil étonnamment tardif. Pendant la Dépression de 1930, on tenta de recourir de nouveau à la colonisation comme à une panacée. Les méthodes modernes d’exploitation forestière n’ont modifié que plus récemment encore le mode de vie traditionnel des camps de bûcherons. À l’heure actuelle, le Gouvernement du Québec s’intéresse plus que jamais à l’expansion vers le Nord, dérobant ainsi aux missionnaires une facette importante du “rayonnement”. Les missionnaires eux-mêmes s’enfoncent de plus en plus loin dans les régions encore vierges, souvent animés d’un sens aigu de rivalité confessionnelle et linguistique. Ainsi, en cette époque d’État autonomiste, des pressions religieuses, politiques et culturelles continuent à témoigner d’une vigueur expansionniste qui ressemble fort à celle de jadis» (41). Lorsque Warwick écrivait ces lignes, dans le courant des années 1960, le Québec était en fait plongé depuis une décennie déjà dans son second Plan Nord: celui dit du Nouveau-Québec.

On peut dire que le second Plan Nord fut une tentative de synthèse de développement de toutes les potentialités du territoire supérieur à la frontière nordique traditionnelle limitée par le développement agricole. L’expérience tentée durant la crise montrait jusqu’où il était possible, avec rentabilité, de développer une économie agraire au Québec. Au-delà de cette ligne de développement, ne restait plus que les ressources naturelles : la forêt, les mines, les voies d’eau. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, guerre gagnée grâce à la supériorité technique dans la production industrielle, les forêts, les mines et la production énergétique accompagnaient une troisième Révolution industrielle, celle du nucléaire. Il y avait sans doute moins de place pour le rêve et les symboles, mais la teneur idéologique, dans le contexte de la Guerre Froide, ne faisait que vendre davantage de discours idéologiques au développement de ces régions.

Le terme de «Nouveau-Québec» fut couramment utilisé au cours de l’après-guerre, bien avant la Révolution tranquille. «La vaste section nord du fleuve Saint-Laurent, comprenant l’Abitibi, la Gatineau, la Mauricie, le Saguenay-Lac Saint-Jean, la côte nord et le Nouveau-Québec, connaît un développement spectaculaire à partir des années 1950 grâce aux abondantes ressources hydro-électriques, forestières et minières. D’ailleurs, la côte nord, de la rivière Saguenay à Sept-Îles, est la seule région, à part celle de Montréal, qui affiche un solde migratoire positif pour la décennie 1951-1961. C’est la région au sud du fleuve, de Montréal jusqu’en Gaspésie, qui apparaît la plus défavorisée. L’économie y est largement stagnante…» (42) Le Nouveau-Québec est donc une invention du régime de l’Union nationale de Maurice Duplessis. Dans la foulée de l’agriculturisme du curé Labelle, «l’Union nationale accorde une attention toute particulière au secteur agricole, même si, en réalité, l’agriculture n’a plus cette “place prépondérante dans notre économie” dont Duplessis parlait si souvent. On développe les projets de crédit agricole et on consent aux cultivateurs des prêts à taux d’intérêt réduit». «Sur le plan économique, l’Union nationale vise à maintenir un taux de croissance rapide. De fait, Duplessis poursuit essentiellement, sur ce point, les mêmes politiques que Gouin et Taschereau [ses prédécesseurs libéraux immédiats]. L’entreprise privée doit développer les ressources premières et doit créer les emplois nécessaires dans les manufactures. Les capitaux étrangers seront toujours bien accueillis. Les taxes demeurent relativement basses et, grâce aux services qu’assume l’Église, les dépenses gouvernementales pour les programmes sociaux et pour l’éducation sont beaucoup moins élevées que dans les autres provinces. Dans un cas, celui des compagnies minières qui exploitent les gisements de fer au Nouveau-Québec, Duplessis impose des droits qui ne s’élèvent qu’à un cent (5 centimes) la tonne» (43). Situation qui se maintiendra sur tous les régimes successifs par après.

Le décor général du Nouveau-Québec reproduit quasi à l’identique celui qui terminait le premier Plan Nord, sous le curé Labelle. Les réformes d’aide aux colons ne suffisent pas à les établir de manière permanente. Par contre, le développement minier réussit là où les entreprises du curé de Saint-Jérôme avait échoué. Aussi, Duplessis ira-t-il mourir à Schefferville dans le chalet de l'Iron Ore, la ville type du Nouveau-Québec en 1959 tant son intérêt pour le développement des ressources naturelles de la Frontière septentrionale lui tenait à cœur. C’est bien dans l’exploitation des ressources naturelles que les développements font du Nouveau-Québec la terre promise des Québécois. Rien que dans le secteur minier, la valeur de la production passe de 91,5 millions de dollars en 1945 à 446,6 millions en 1960. «Aux minéraux déjà en exploitation s’ajoute une nouvelle production, le fer. Depuis l’abandon général des gisements de la Mauricie au 19e siècle, le Québec ne produisait plus de minerai de fer; il y revient en force dans l’après-guerre mais, cette fois, au Nouveau-Québec. L’existence de dépôts de fer y était connue depuis longtemps et les explorations menées dans les années 1930 et 1940 avaient permis de préciser leur localisation, à cheval sur la frontière Québec-Labrador. L’éloignement en rendait cependant l’exploitation difficile. Les conditions changent au début des années 1950. Le contexte de la guerre froide et le déclenchement de la guerre de Corée créent une forte demande de matières premières stratégiques et le rapport Paley de 1952 fait craindre un épuisement rapide des réserves américaines. Les dépôts du Nouveau-Québec deviennent alors très intéressants et la compagnie Iron Ore amorce les travaux en 1951. Elle fait construire une ligne ferroviaire de 574 km reliant la nouvelle ville de Schefferville au port de Sept-Îles. Ses premières expéditions de minerai se font en 1954. Par ailleurs, la compagnie Québec Cartier Mining aménage entre 1958 et 1961 une nouvelle mine au lac Jeannine, un nouveau port de mer à Port-Cartier et une voie ferrée de 310 km. La production de fer, inexistante avant 1954, atteint une valeur de 92 millions de dollars en 1959. La hausse de la production minière québécoise touche d’ailleurs l’ensemble des minerais. La quantité du cuivre extrait triple; celle de l’amiante fait plus que doubler et sa valeur se multiplie par cinq. L’augmentation est également visible pour l’or, l’argent, le zinc et le molybdène; seul le plomb est en régression. Le Québec devient également producteur de titane avec l’ouverture en 1950 de la mine du lac Allard, près de Havre-Saint-Pierre. Le minerai québécois continue d’être massivement exporté sans être transformé sur place. C’est en particulier le cas pour le fer du Nouveau-Québec expédié directement aux États-Unis par bateau, depuis la Côte-Nord» (44). Il semblerait que cette fois-ci, le vieux rêve de Jacques Cartier se réalise pour de bon et que le Nouveau-Québec réponde à l’analogie projetée sur les mines du Mexique et du Pérou.

L’industrie forestière également profite de ce développement accéléré, suite à la demande accrue «de produits du bois et du papier [qui] entraîne une augmentation de la coupe, dont la valeur nette passe de 121 millions de dollars en 1945 à 172 millions en 1960. En apparence, ce secteur ne connaît pas de développement aussi spectaculaire que celui de l’électricité et des mines. Il vit néanmoins, au cours des années 1950, les débuts d’un réaménagement en profondeur. D’une part, la coupe et le transport du bois deviennent beaucoup plus mécanisés, ce qui entraîne une hausse de la productivité. D’autre part, on assiste à la professionnalisation du travail en forêt : l’agriculteur-bûcheron cède la place au travailleur forestier salarié, ce qui entraîne la fin du système agro-forestier, après plus d’un siècle d’existence» (45). Les thèmes littéraires traditionnels étaient devenus désuets pour parler de la Frontière septentrionale comme ligne de démarcation entre le Désert et la colonisation.

Ce qui a retenu l’attention de la mémoire de la Révolution tranquille, c’est le boom hydro-électrique qui l’a accompagné. Il est vrai que la nationalisation de l’électricité va de paire avec la construction des grands barrages du Nouveau-Québec. Pourtant, le programme s’établissait progressivement sous le régime de l’Union nationale. L’hydro-Québec avait été établi par le régime Duplessis (1944), mais laissé en veilleuse, comme beaucoup d’autres organismes de l’État. Après la Seconde Guerre mondiale, «la production hydro-électrique tient la vedette. La demande d’électricité est en hausse rapide; à Montréal elle augmente de 10% par année. La raison principale est l’utilisation beaucoup plus générale d’appareils électriques par les consommateurs : réfrigérateurs, cuisinières, téléviseurs, laveuses, sécheuses, etc., accentuée par l’urbanisation accrue et la hausse du  niveau de vie. Par ailleurs, la demande industrielle reste importante et il faut répondre aux besoins des nouvelles exploitations minières. Plusieurs sites ayant un potentiel hydro-électrique sont donc aménagées par Hydro-Québec : deux nouvelles sections de la centrale de Beauharnois, sur le Saint-Laurent, deux centrales sur la Bersimis et deux autres sur l’Outaouais (Rapide 2 et Carillon). On entreprend même avant 1960 les études et travaux préliminaires en vue de l’aménagement du complexe Manicouagan-Outardes» (46).

La prospérité du Nouveau-Québec oblige les différents gouvernements qui se succèdent après 1960 à intervenir dans le secteur des ressources naturelles. La nationalisation de l’électricité était un pré-requis pour réaliser tous les projets d’expansion de la société québécoise. D’abord, terminer les grands barrages en construction. Le premier-ministre de l’Union nationale, Daniel Johnson, le successeur de Duplessis, ira mourir, lui, à l’inauguration du barrage de la Manic, qui portera désormais son nom. Robert Bourassa, en 1971, le premier ministre libéral, établit le mégacomplexe de La Grande LG 2. La SOQUIP sonde le sous-sol à la recherche de gisements pétroliers et gaziers. Le gouvernement québécois et les différentes compagnies font produire des films qui vantent les richesses du Grand Nord. Des films aux couleurs criardes qui, dès les années 1950, encourageaient les populations du sud du Québec à s’engager pour l’une ou l’autre des compagnies d’exploitation du Nouveau-Québec. Enfin, il ne faut pas oublier l'industrie touristique qui germait déjà dans la tête du premier Plan Nord. Or le tourisme fut également associé au développement du Nouveau-Québec, avec ses  clubs privés de chasse et de pêche qui rassemblaient le gratin de l'Amérique du Nord. Institués au milieu des années 1880, l’octroi, par le gouvernement du Québec, de droits exclusifs de chasse et de pêche sur les terres de la Couronne inaugurait la première expérience industrielle du tourisme au Grand Nord. Vers 1960, alors qu’on dénombre 2 200 clubs privés s’étendant sur plus de 78 000 km2 de territoire public, le gouvernement commence le démantèlement de ces clubs pour remettre ces zones sauvages à l'ensemble de la population québécoise. Tout le territoire de chasse et de pêche du Nord devenait accessible à des pourvoiries ouvertes au publiques et certaines gérées par l'État. Bref, rien ne pouvait laisser prévoir que ce nouvel influx de développement allait finalement se terminer dans la décennie des années 1980.

La fin des grands travaux liés à la construction de barrages a marqué la fin du pactole lié au développement du Nouveau-Québec. En 1982, l’Iron Ore Company décide de cesser l’exploitation des mines de fer dans la région de Shefferville. Le mouvement que l’on avait vu progresser dans les années 50 et 60 entreprend le parcours inverse et c’est l’exode des travailleurs de chantiers vers le sud. Bientôt, la ville n’est plus que l’ombre d’elle-même; on déracine des maisons pour les transporter, on placarde celles qui restent. Dans les années 1980 surgissent des inquiétudes au niveau de l’industrie forestière. La baisse des commandes américaines en papier journal crée un premier trou dans la production. Le bois de construction également subit un ralentissement. La crise qui oppose les producteurs canadiens aux producteurs américains dans le bois d'œuvre achève de réduire une entreprise autrefois fleurissante. Des scandales liés à la coupe à blanc, dans la même décennie des années 2000, présente l’exploitation forestière comme une entreprise qui ne régénère pas les forêts rasées par l'industrie, pratiquant ainsi une déforestation sauvage. Jusqu’à la crise de 2008, le prix de l’or était à la baisse sur les marchés tant l’économie mondiale subissait un bond. Les réformes administratives firent finalement sauter le nom de Nouveau-Québec pour lui donner le nom autochtone de Nunavik (1987). Le «Royaume du Saguenay» retournait à la légende.

Malgré les publicités tapageuses des années 50-60, le Nouveau-Québec restait une zone de développement fragile. Des villes poussaient comme des champignons générées par une monoindustrie minière, hydroélectrique ou forestière. Il suffisait qu’une variation des marchés mondiaux fasse vaciller l’entreprise pour que la ville-champignon soit emportée avec elle. La crise de l'énergie de 1973 favorisa le développement de différents secteurs, surtout l'électricité. La crise financière d'octobre 1987 de même l'emporta. Sans établissements fixes et variés - d’où l’importance de la colonisation que Labelle faisait passer avant l’industrie minière et le tourisme -, la Frontière septentrionale risquait de retourner au Désert. Lorsque le premier ministre Jacques Parizeau fit cesser les projets d’expansion d’Hydro-Québec, il sonnait le glas du second Plan Nord de l’histoire du Québec.

Le troisième Plan Nord : le plan Charest

Comme le premier Plan Nord avait été marqué par la crise de 1873 et le second par celle de 1929, la crise de 2008 a fait le nid du troisième Plan Nord proposé par le premier ministre libéral du Québec Jean Charest. Sur le site web du gouvernement du Québec (http://www.plannord.gouv.qc.ca/), le Plan Nord est présenté comme «l’un des plus grands chantiers de développement économique, social et environnemental de notre époque qui se déploiera sur 25 ans. Il entraînera des investissements de plus de 80 milliards de dollars et permettra de créer ou de consolider en moyenne 20 000 emplois par année». Ces chiffres demeurent inférieurs aux résultats du second Plan Nord. Rien que pour les chantiers de la construction des barrages de La Grande, le premier ministre Bourassa appelait à la création de 22 000 emplois! De plus, les 25 ans du projet Charest sont la moitié moins de ce que représente le temps du Nouveau-Québec et à peine un peu moins que celui du curé Labelle. Le seul chiffre qui accroche la vue est le 80 milliards de dollars que l’on fait miroiter aux investisseurs, aussi bien locaux qu’internationaux.

Si ce que nous avons appelé par anachronisme les premier et second Plan Nord n'était pas en fait des plans dirigés, celui du premier ministre Charest porte bien ce nom, or est-ce bien un plan.  Dans l'optique néo-libérale, il n'est pas du ressort de l'État de faire des «plans», de s'ingérer autrement que par soutien au développement de l'État dans les affaires économiques et financières. Le plan de Labelle était ethnique et messianique; celui de Duplessis et de Bourassa allait à l'opportunisme de la demande et de l'offre qui est la véritable formule (bien qu'inversée) de la célèbre loi d'Adam Smith. Le troisième Plan Nord n'est pas différent. C'est-à-dire qu'il est un Plan sans planification. C'est bien une entreprise de liquidation des richesses non doublée cette fois - et c'est la première fois dans nos Plans Nord - d'une occupation du territoire, puisque la colonisation est définitivement hors-jeu. Aussi, le troisième Plan Nord commence-t-il par une rhétorique assez pauvre:

«Le XXIe siècle est encore jeune, mais il nous a déjà transportés dans un monde différent. La poussée des pays émergents déplace les grands corridors économiques. L’éveil d’une conscience environnementale et la lutte contre le réchauffement climatique changent la manière de concevoir le développement économique.
Voilà pourquoi le Plan Nord. Pour prendre position dans ce monde nouveau. Pour pousser plus loin encore l’approche québécoise d’ouverture sur le monde et d’alliances stratégiques. Pour développer notre potentiel économique dans un partenariat de développement durable, respectueux des Premières Nations, des Inuits et des communautés locales.
Le Nord du Québec nous fascine par l’immensité du territoire et par l’envergure de ses possibilités. Aujourd’hui, le contexte est propice à sa redécouverte.
Par son potentiel minier, le Nord nous offre l’occasion de s’associer au développement des économies émergentes en assurant une exploitation responsable des ressources qu’il recèle.
Par son potentiel énergétique, le Nord du Québec, qui abrite déjà certains des plus importants aménagements hydroélectriques au monde, nous offre l’occasion de participer activement à la lutte contre les changements climatiques en développant des énergies propres et renouvelables.
Par la richesse de sa faune, de sa flore et de ses ressources halieutiques, le Nord représente des trésors à partager et à sauvegarder pour les générations futures.

Le Plan Nord, c’est le projet d’une génération de Québécois.

Par ses retombées économiques et le développement social qu’il entraînera, le Plan Nord améliorera les conditions de vie des populations nordiques. Par les besoins qu’il générera en main-d’œuvre, en savoir, en expertise, ses bienfaits se répercuteront à la grandeur du Québec, car ce grand projet, c’est d’abord celui de tous les Québécois».

Le premier ministre nous parle de la «conscience environnementale» qui, avec le discours de l’énergie renouvelable apparaît comme une alternative aux entreprises polluantes. Or, rares sont les entreprises industrielles qui n’émettent pas de matière polluante ou même des gaz toxiques vites absorbés, dit-on, par l’atmosphère. Et cela, surtout dans l'industrie minière! Cet appel à la «conscience environnementale» n’est pas là seulement pour pacifier les inquiétudes écologistes, mais également pour jouer le rôle que le messianisme jouait dans la rhétorique d’Antoine Labelle. Il en va de même, deux paragraphes plus loin, avec l’expression «développement durable» qui appartient à la langue de bois également partagée par les écologistes et les entrepreneurs. C’est un projet que Charest veut «rassembleur», à la fois des premières nations et de la population québécoise en générale. Et comme par hasard, cette volonté lui fait «redécouvrir» le Nord avec le même émerveillement que les auteurs littéraires mettaient dans les yeux de leurs personnages romanesques. Un archaïsme subsiste toujours dans cette rhétorique «positive», finement et légèrement sous-entendu que l'inconscient des auditeurs est prêt à entendre, voire à amplifier.

Une fois la justification étalée, il faut quand même dire qu’il ne s’agit de rien d’autre qu’un projet de développement d’un «potentiel» non encore entièrement ciblé. L’hydroélectricité est présentée comme une source d’énergie à la fois propre et renouvelable, sans préciser toutefois les dégâts causés à l’environnement par les détournements de grandes rivières lorsqu'il s'agit d'en construire un. À la fois, le premier ministre se désole du réchauffement climatique mais ne peut pas ne pas penser aux possibilités portuaires qu’offrirait Ikaluit comme port de mer! Survenant la fonte rapide des glaces appréhendée ouvrant la libre circulation à l’année de l’océan Arctique, Ikaluit serait le premier port que des navires de marchandises européens rencontraient sur leur itinéraire nordique vers l'Asie. La rivalité se fera désormais entre l'Arctique et le canal de Panama, véritable détournement d'une fortune commerciale jamais vue depuis la circumnavigation du XVIe siècle. C’est dans cette perspective même du réchauffement climatique qu’est pensée le Plan Nord. Aussi, et le premier ministre le spécifie dans sa lettre, ce plan n'est projeté que pour une génération (25 ans).

Le Plan Nord, c'est surtout un programme de propagande. Les «projets» du premier ministre sont pour le moment des rapports d'expertises équivalents à ce que Legge apportait au curé Labelle. Les offres s'adressent sans doute aux Canadiens d'abord, mais elles ont été vite lancées, à travers une campagne mondiale, dans d’autres régions à l’étranger (la poussée des pays émergents déplace les grands corridors économiques, tient à noter d'entré de jeu le message du premier ministre). Cet aveu confirme ce que nous écrivions ci-avant : c'est bien le déplacement des grands corridors économiques dû au réchauffement climatique qui, durant les vingt-cinq prochaines années, va changer la donne mondiale. À l'exploitation des ressources d'énergie (hydroélectriques mais également pétrolières et gazières qui ne sont pas exclues du Plan) s'ajoute, à la place de la colonisation, le tourisme qui hante Jean Charest comme il hantait déjà le curé Labelle. Le succès des pistes de ski des Hautes-Laurentides apparait garant de ce que pourrait devenir une industrie hôtelière située encore plus loin dans la zone nordique. La structure imaginaire du Grand Nord se rétrécit donc à ses dimensions économiques et divertissantes. Une féérie, un disneyland du Père Noël attirant autant d'enfants, grands et petits, comme Los Angeles et Orlando dans les pays chauds! Une fois les infrastructures établies (routes, ports, aérodromes, aqueducs etc.), le reste du développement du Nord se fera selon les aléas du marché des compagnies d'exploitation en rapport avec le potentiel des localités. Le Québec aura donc dépensé plus avant même que les redevances ne commencent à renflouer ses goussets, en souhaitant que la retombée de ces redevances ne sera plus l'équivalent de un 1 cent la tonne! Là réside pourtant l'urgence. Le gouvernement québécois doit à tout prix remplir ses goussets tant le vieillissement de la population, le fardeau de la dette et un déficit chronique généré par une lourde facture de services sociaux font craindre une inflation incontrôlable. Pour palier aux crises imprévisibles, comme celle de 2008, il faut donc investir dans le potentiel économique du territoire, et les investissements indispensables ne peuvent venir que de l'étranger. Il y a également un aspect politique avec son revers constitutionnel (les ports maritimes sont de juridiction fédérale) dans le Plan Nord.  Il s'agit de soustraire à des prétentions fédérales et autochtones un immense territoire inoccupé par la population québécoise francophone. L'occupation du territoire devient, aux yeux de l'O.N.U. une garantie de son inaliénabilité. Enfin, l’immensité du territoire pourrait même jouer en défaveur du gouvernement dans la mesure où ce «Far North» serait ouvert à toutes formes de pillages et de dégâts économiques, comme le passé du Nouveau-Québec l'a fort bien illustré. Comme il n'y aurait pas «d'habitants des frontières», il serait difficile d'appliquer le modèle de Turner à la frontière nord, formateur d'une psychologie collective démocratique des Québécois. Le Grand Nord ajouterait à l'anarchie d'une administration publique déjà débordée par son manque de ressources et l'hostilité que lui vouent à la fois les promoteurs capitalistes et la population civile en général.

Si l’on s'en tient seulement au développement minier qui, par la disparition du secteur de l’agriculture, est devenu le premier domaine du développement nordique, le programme du Plan Nord dit ceci:
«L’exploitation minière représente une part majeure de l’économie du Nord québécois et de l’ensemble du Québec. Le Nord assure la totalité de la production québécoise de nickel, de cobalt, des éléments du groupe du platine, de zinc, de minerai de fer et d’ilménite, ainsi qu’une part importante de la production d’or. Il recèle également du lithium, du vanadium et des éléments de terres rares utilisés dans une multitude de domaines liés à l’énergie, aux transports et à la haute technologie. Quant à l’uranium et au diamant, leur potentiel y est également élevé comme le démontrent les projets de mise en valeur dans le secteur des monts Otish.

Par ailleurs, le potentiel des ressources minérales dans le Nord québécois est loin d’être entièrement connu. Au nord de Schefferville s’étend la fosse du Labrador qui est reconnue pour l’abondance de ressources minérales qu’elle recèle.

On dénombre déjà au moins 11 nouveaux projets qui pourraient être lancés au cours des prochaines années sur le territoire du Plan Nord. À terme, le développement de ces seuls projets engendrerait 8,24 milliards de dollars d’investissements et créerait 11 000 emplois durant la construction, générant ensuite près de 4 000 emplois par année pendant l’exploitation. En outre, le gouvernement veillera à obtenir un juste retour économique de l’exploitation des richesses naturelles.

Ressources minérales : un aperçu du plan d’action 2011-2016

Les priorités d’action dans le domaine minier sont les suivantes :

    * investir pour l’acquisition et l’intégration de connaissances géoscientifiques de SIGEOM (Système d’informations géominières);
    * coordonner les actions du gouvernement concernant la réfection du chemin de fer entre Emeril Junction (Labrador) et Schefferville;
    * évaluer la possibilité de créer un crédit d’impôt à la biodiversité pour encourager la participation des investisseurs à des projets de valorisation ou de restauration des écosystèmes».
Comme pour le premier Plan Nord, malgré une dénonciation du matérialisme anglo-saxon, le curé Labelle n’hésitait pas à recourir aux capitaux protestants pour développer son rêve messianique catholique. Le moyen visait une fin. Ici, à l’inverse, la «valorisation» ou la «restauration des écosystèmes» justifient les investissements dans des projets miniers dont on énuémère les produits mais dont on ne tient pas réellement compte des modes d’exploitation concrets. C’est dans la mesure où se présenteront des infractions que le gouvernement entendra réagir. L’appel répété à l'environnement n’est pas la fin mais un moyen de calmer les inquiétudes populaires face à un projet toujours-déjà incertain, d'autant plus qu'il reste fort imprécis. Ainsi, les priorités d'action que se donne le gouvernement sont 1º un investissement dans les études géominières; 2º (aux mânes du curé Labelle), la réfection d'un chemin de fer; 3º se servir de la biodiversité pour distribuer des crédits d'impôt aux entrepreneurs en développement minier. Études de potentiel, réfection d'une infrastructure des transports et une justification idéologique pour enrober des subventions d'aide gouvernemental. Si c'est cela que l'on appelle un «Plan», ou un commencement de «Plan», on est déjà loin derrière de tout ce qui a été appris des événements passés. À moins qu'on ne les ignore.

Ce que ces événements passés prophétisent, c'est que le Plan Nord devra constamment s’ajuster aux demandes des promoteurs et des exploitants à ce qu’ils viendront précisément y chercher, et de quelle façon ils entendront le prendre dans les conditions qui favoriseront toujours le moindre coût de production. Le principe du développement néo-libéral réside toujours dans la rentabilité, non dans la volonté d’exploité un potentiel de richesse pour la population hôte. Le Plan Nord n'a rien d'un plan de développement dans le sens où entre un État qui dispose de ressources et des entrepreneurs qui disposent de capitaux, ceux qui dictent les règles du jeux sont les seconds, et le premier finit toujours par plier selon le principe de la fable de LaFontaine, Le héron et le petit poisson. Dans la mesure où le pétrole et le gaz sont également des ressources naturelles, le Plan Nord apparaît ici comme le doublet analogique de l’exploitation pétrolière des sables bitumineux de l’Alberta. En fait, le Plan Nord de Jean Charest est une réplique au développement de l’Alberta de Stephen Harper. Au-delà des raisonnements analogiques, c'est la nostalgie qui se dégage de ces images de développement pétrolifère qui évoquent ce qu'était le temps de l'édification des barrages de la baie James; c’est aussi la croyance (douteuse?) dans le potentiel qu’on évalue dans sa généralité plutôt que dans sa précision (combien de tonnes estimées par filons? Les coûts selon les procédés d’extraction? Une évaluation réel du nombre d’emploi/période de temps? Les types de mode d'expertise? Les salaires et leurs  négociations?) Tout est d’une approximation qui montre que le produit est jugé vendu avant même d’avoir été bien étayé. Il y a de l’amateurisme et de l’aventurisme dans le Plan Nord, comme dans les Plans précédents sans doute, et pour ces raisons les autres plans n’ont été que de la prédation sauvage sans lendemain pour les intérêts québécois. L'histoire se répétera-t-elle?

En guise de conclusion: le Plan Nord s'appelle Pizza-Pizza

Il est évident que le rêve du «Royaume du Saguenay» hante encore, inconsciemment, l’esprit du premier ministre du Québec et ses partenaires d'affaires. Ses certitudes sont ombragées de doutes. Comme au jour (20 avril 2012) où, pendant que des contestataires étudiants et environnementalistes se faisaient matraquer et asperger de poivre de cayenne par les forces policières, le premier ministre se permit une plaisanterie déplacée. Alors que les manifestants se heurtaient sur les portes fermées du Palais des Congrès à Montréal, où se tenait le Salon du Plan Nord, Jean Charest, pour dérider son auditoire de gens d'affaires, se lança dans une blague sarkozienne : «À ceux qui frappaient à notre porte ce matin, on pourra leur offrir un emploi, …dans le Nord autant que possible». Outre que c'était particulièrement maladroit, la population québécoise n'est pas encore prête à se voir ouvertement mépriser par des hommes politiques qui, à l'instar du Président de la République française Nicolas Sarkozy et de l'ex président du Conseil italien Silvio Berlusconi, viennent lui réclamer ses votes. Oui, c'est vrai, il y a Maxime Bernier, mais la Beauce est un cas «à part».  Quoi qu'il en soit, tout ce dérapage médiatique diminue le sérieux du plan lui-même. Le Salon du Plan Nord apparaît, avec ces incidents, comme une vaste mise aux enchères; comme si le premier ministre était devenu un encanteur procédant à la liquidation (rapide) d’un territoire de la taille d'un sub-continent (la carte du Québec inversé évoque l'Inde. La région développée du Saint-Laurent «reproduit» la zone parcourue par le Gange avec sa capitale, New-Delhi, alors que le plateau du Deccan, qui prolonge l'Asie dans l'océan Indien, rappelle l'Ungava pénétrant dans la mer Arctique), avec ses richesses au plus grand nombre d'investisseurs possibles. En cela, sa politique poursuit celle des premiers ministres qui l’ont précédé : Parent, Gouin, Taschereau, Duplessis… Le Grand Nord est un immense «bar ouvert» tant la variété des produits miniers, hydro-électriques, forestiers peuvent être mis à contribution au développement économique de la province. Le tout dans un environnement sain et un écosystème protégé. La souillure liée à l’argent et dont la pollution est une métaphore idéalisée, sera effacée par une «police de l’environnement» qui ne réagira sûrement pas contre les contrevenants financiers avec des matraques et du poivre de cayenne.

Voilà pourquoi le troisième Plan Nord se présente comme une pizza extra-large avec suffisamment de pointes pour contenter tous les soumissionnaires. Qui y cherche tel type d'essence d'arbres (vivace ou saisonnier); qui y sonde le terrain à la dynamite en quête de tel ou tel minerai; qui y développe des stations touristiques kitsch de sports d'hiver dont les Européens sont friands, chacun devrait recevoir sa part des profits de la mise de fonds. Les pointes ne sont ni partagées ni distribuées, ne reste que le pourboire comme redevance des coûts québécois d'infrastructure et d'entretiens territorial. À la différence des deux autres plans toutefois, celui-ci marque la fin du mythe du Nord terre promise. Le Grand Nord apparaît, société de consommation oblige, comme une vaste pizzeria. Les promesses ne sont plus que financières et ne sont porteuses d'aucun projet de civilisation. Devant cet étalage exposé au Salon du Plan Nord, nous sommes placés devant le menu d'un restaurant. Tout le baratin politique et idéologique n'est que de la poudre aux yeux. La «sauvagerie», dirions-nous, est dans nos murs.

Le mythe de la Frontière, selon Turner, avec l'idée que le caractère démocratique américain a surgi le long de la ligne de peuplement du Far West, nous sert-elle vraiment à comprendre quelque chose de notre psychologique collective une fois appliquée à la Frontière québécoise? Le mythe de la Frontière nous rappelle combien l'idéal démocratique est constamment subverti, mais il suppose également un sentiment de culpabilité inouï. Démocratie et transgression de la démocratie sont nées ensemble, sur la ligne de la vague de peuplement américain. L'ordre social, dans toutes ses contradictions, consiste à faire en sorte que la démocratie finit toujours par dominer ses transgresseurs. C'est là où le sentiment de culpabilité avoue l'échec de l'idéal. Le caractère issu de cette confrontation, d'une part accepte et valorise la «loi du plus fort» (identifiée au triomphe de la «civilisation» sur la «sauvagerie»), mais aussi accumule des remords jamais suffisamment refoulés, d'où cette conscience malheureuse qui entraîne les forces dynamiques de la société américaine à pourchasser partout le mal, le despotisme, l'injustice et défendre les hautes valeurs de civilisations qui la hantent, par manquement à cet idéal, tout au long de son histoire. Ceci donne, paradoxalement, une culture sadique mais aussi une conscience coupable, ce qui, dans les faits, devrait s'exclure. Alors, les deux aspects s'annulent tout en coexistant, ce qui a permis au président Lyndon Johnson de relancer l'impérialisme américain sur l'Amérique latine sous le titre de «Nouvelle Frontière». Les deux décennies suivantes ont placé les pays latino-américains sous la coupe de dictateurs anti-démocratiques soutenus par la C.I.A. défendant la liberté d'affaires contre les éventuelles visées communistes en partance de Cuba. En retour, les spectateurs américains se sentirent profondément troublés lorsqu'ils virent des films comme Missing de Costa-Gavras et The China Syndrome de James Bridges, avec Jack Lemmon comme anti-héros dans les deux films.

Dans le contexte de «Far North», la souillure ne s’efface plus par le messianisme, car il n’y a plus de messianisme dans le projet de développement du Grand Nord. Il n’y a qu’une mise à l’encan, dans le cadre néo-libéral, des différents potentiels de développement qui ne seront pas commandés par la population nationale, mais par les intérêts des investisseurs, locaux ou étrangers, à leurs conditions et dans le contexte de la concurrence internationale. Les différents gouvernements québécois (et sa population) n’ont jamais été gagnants à ce jeu. Les rêves illusoires de Jean Charest reposent donc encore sur le mythe sans doute inconscient d’un «Royaume du Saguenay» inépuisable; sur le symbolisme analogique de l’exploitation des richesses naturelles en Alberta et au Québec; sur le dédouanement moral par la protection de la biodiversité comme mission environnementaliste. Or tout ça appartient à un symbolisme infantilisant, tout comme l’était celui du curé Labelle, qui reproduisait avec les Canadiens Français l'exode des colons juifs vers la Terre promise d'un Israël nordique. Et on a vu comment son projet s’est rapidement érodé. Ce que l'expérience de la Frontière du Nord nous apprend sur notre caractère collectif, c'est ceci : Les échecs successifs des différents Plans Nord nous disent inconsciemment l’incapacité naturelle des Québécois (ou des Canadiens Français) à exploiter, développer et faire fructifier le potentiel de leur territoire sans le soutien financier et technique d'autres peuples. Le Plan Nord du premier ministre Charest ne fait pas exception puisqu’il a commencé par une tournée internationale vers les pays les plus susceptibles de venir investir dans le développement du Nord québécois. En fait, Charest s'est rendu auprès de son ami Sarkozy et ses courtisans comme jadis Jacques Cartier vers François Ier. Cet aveu implicite d’impuissance collective nous renvoie à l’idée dont se faisait de nous le célèbre Rapport Durham. Les Québécois resteront d’éternels porteurs d’eau, même si c’est par des câbles de transmission soutenus par des pylônes géants qui vont de la baie James au Nord-Est des États-Unis. Cette impotence collective, implicitement acceptée, et par les édiles économiques et par les dirigeants politiques, renvoie à la population sa libre disposition aux étrangers. Nous sommes prêts à vendre nos ressources humaines comme nous vendons nos ressources naturelles; bref, nous ne sommes plus qu'un tas de prostitués n’attendant plus qu’à se trouver des proxénètes. Les échecs toujours-déjà anticipés bouclent le cercle vicieux de la dépendance masochiste extérieure et par le fait même rendent dérisoire toute velléités d’auto-détermination.

Or le masochisme, contrairement au sadisme, s'adapte tout naturellement avec le sentiment de culpabilité. L'humiliation québécoise subie par des histoires de pédophilie dans les anciens collèges catholiques du Grand Nord où on envoyait les jeunes Amérindiens ne pèsent pas lourds à côté de ce que les Américains ont fait subir à leurs propres autochtones. Il n'y a ni Sand Creek ni Wounded Kneed, grands massacres d'Indiens par les troupes américaines, dans l'histoire du Québec; et Kahnawake et Kanesatake (Oka) en 1990 ont davantage meurtris les Québécois que les Amérindiens mêmes. En ce sens, la colonisation (qui tient place de la civilisation dans le mythe turnerien) n'engendre pas une affirmation de liberté et de démocratie mais de dépendance à l'égard des autorités, qu'elles soient économiques, politiques ou idéologiques. Selon le principe de la «répétition historique» contenu dans la thèse de Turner, où chaque frange de la progression de la Frontière recommence le passé des origines, le discours des promoteurs du premier Plan Nord confirme une telle répétition : les colons qui suivaient le Géant du Nord, comme on le surnommait, répétaient ceux qui suivirent Champlain et Maisonneuve en leurs temps.  Dans le cas du second Plan Nord, nous en trouvons moins la trace dans les récits romanesques et les poèmes, mais il est évident que le défi de la colonisation restait le même que du temps du curé Labelle, donc du temps de la Nouvelle-France. Dans ces deux premiers cas, le Désert finit toujours par absorber la colonisation - comme du temps des coureurs des bois qui enrageaient Mgr de Laval -, mais les colons ne laissent rien pour transcender la «sauvagerie» du Désert. Contrairement à l'idée de la civilisation qui animait les vagues d'immigrants venus d'Europe sur la ligne de la Frontière américaine, la colonisation du Far North apparaît comme une interruption de grossesse de la civilisation, les colons canadiens-français se montrant incapables de dépasser les limites personnelles et sociales du défi de la Frontière.

Nous comprenons maintenant mieux la dynamique psychologique et sociale du troisième Plan Nord. Au départ, il est nettement handicapé par ce caractère défaitiste et masochiste, c'est-à-dire qui jouit de son impotence, qui condamne toujours-déjà l'aventure d'appropriation et de mise en valeur avec ses rêves chimériques et ses possibilités limitées. La bourgeoisie québécoise et son État, malgré les organismes et programmes de développement, s'avèrent incapables d'exploiter, à eux seuls, les territoires qu'ils dominent politiquement et culturellement. Ainsi, selon la façon typiquement de faire de la cléricature québécoise, il y aura probablement plus d’argent qui seront dépensés dans les études de «faisabilité» des entreprises du Grand Nord québécois qu’il y en aura qui rentreront dans les coffres de l’État. S’il s’agit de s’assurer la possession d’un immense territoire contre les convoitises fédérales ou d’éventuels contrats entre les tribus autochtones des différentes régions du Nunavut avec des puissances étrangères, le Plan Nord possèderait alors une dose potentielle de paranoïa capitaliste dans la bourgeoisie québécoise, à l'identique de la paranoïa du curé Labelle contre l'intrusion des anglophones protestants en terre promise lors du premier Plan Nord. Comme une course à la mer, la pression que le gouvernement libéral met sur le projet du Plan Nord équivaudrait à une course contre la montre, d’où son empressement à vendre et à faire acheter son plan au plus vite alors qu'il n’est encore qu’un pur produit de l’esprit. Rien de ce qui est accompli présentement ne peut être garant du développement futur. Comme l’État québécois se veut néo-libéral, il n’a pas de «planification» à proposer ni l’intention de servir de chef-d’orchestre à l’organisation de ce «bar open». Le Plan Nord est donc voué à l’anarchisme capitaliste, comme il l’était au siècle précédent. En ce sens, le projet de Jean Charest est bien la nième répétition d’une histoire passée qui n’appartient plus ni à la tragédie ni à la comédie, mais à la désolante bêtise des ignorants⌛

Montréal,
21 avril 2012

(1) F. J. Turner, in G. R. Taylor (éd.) The Turner thesis, Toronto, D. C. Heath and Company, 1972, p. 4.
(2) L. Hartz. Les enfants de l’Europe, Paris, Seuil, Col. Esprit «frontière ouverte», 1968.
(3) G. Bouchard. Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2000.
(4) Cité in V. Tremblay. Histoire du Saguenay, de l’origine à 1870, Chicoutimi, Société historique du Saguenay, 1977, p. 45.
(5) V. Tremblay. ibid. p. 49.
(6) Cité in V. Tremblay. ibid. pp. 53-54.
(7) V. Tremblay. ibid. p. 54.
(8) M. Brunet. La présence anglaise et les Canadiens, Montréal, Beauchemin, 1958, p. 119.
(9) M. Brunet. ibid. p. 140.
(10) M. Brunet. ibid. p. 156.
(11) M. Brunet. ibid. p. 159.
(12) M. Brunet. ibid. pp. 160-161.
(13) C. Morissonneau. La Terre promise: Le mythe du Nord québécois, Ville La Salle, Hurtubise HMH, Col. Cahiers du Québec, # 39, 1978, p. 58.
(14) Cité in C. Morissonneau. ibid. p. 58.
(15) Cité in C. Morissonneau. ibid. p. 59.
(16) G. Dussault. Le Curé Labelle, Montréal, Hurtubise HMH, Col. Sciences de l’homme et humanisme, # 9, 1983, pp. 73 à 76.
(17) G. Dussault. ibid. p. 80.
(18) G. Dussault. ibid. p. 108.
(19) G. Dussault. ibid. p. 108.
(20) G. Dussault. ibid. pp. 108-109.
(21) G. Dussault. ibid. p. 117.
(22) G. Dussault. ibid. p. 295.
(23) G. Dussault. ibid. pp. 295 et 296.
(24) G. Dussault. ibid. p. 300.
(25) G. Dussault. ibid. p. 300.
(26) G. Dussault. ibid. p. 314.
(27) Cité in G. Dussault. ibid. p. 52.
(28) C. Morissonneau. op. cit. pp. 33-34.
(29) J. Warwick. L’appel du Nord dans la littérature canadienne-française, Montréal, Hurtubise HMH, Col. Constantes, # 30, 1972, pp. 21-22.
(30) J. Warwick. ibid. p. 42.
(31) P. Collet. L’hiver dans le roman canadien français, Québec, P.U.L. Col. Vie des lettres canadiennes, # 3, 1965, p. 40.
(32) J. Warwick. op. cit. pp. 86-87.
(33) Cité in J. Warwick. ibid. p. 126.
(34) J. Warwick. ibid. p. 137.
(35) Cité in J. Warwick. ibid. p. 153.
(36) J. Warwick. ibid. pp. 175-176.
(37) P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard. Histoire du Québec contemporain, t. 2: Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, 1986, p. 39.
(38) P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard. ibid. p. 24.
(39) P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard. ibid. pp. 24-25.
(40) M. Brunet. op. cit. p. 137.
(41) J. Warwick. op. cit. p. 55.
(42) J. Hamelin (éd.) Histoire du Québec, Toulouse/Saint-Hyacinthe, Privat/Édisem, 1976, p. 456.
(43) J. Hamelin (éd.) ibid. p. 475.
(44) P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard. op. cit. pp. 223-225.
(45) P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard. ibid. pp. 225-226.
(46) P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard. ibid. p. 223.

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