lundi 10 juin 2013

La Nouvelle-France, entre d'Iberville et Radisson

Pierre Le Moyne d'Iberville (?) (1661-1706)
LA NOUVELLE-FRANCE,
ENTRE D’IBERVILLE ET RADISSON

Sans héros, nous sommes tous des gens ordinaires
qui ignorent jusqu’où ils peuvent aller.
Bernard Malamud

1.  LA QUERELLE D’IBERVILLE VS RADISSON

Il n’y a pas, dans toute l’histoire de la Nouvelle-France, une querelle aussi politiquement investie que celle qui polarise les discours concernant Pierre Le Moyne d’Iberville et Pierre-Esprit Radisson. Cette querelle surgit parfois, à hauteur de biographies, mais elle est surtout couverte par une profonde indifférence des Québécois face à la substance de leur Histoire. Le fait tient sans doute également à la dissolution d’un nationalisme qui tend toujours à se fondre dans le conservatisme, que ce soit le nationalisme québécois aussi bien que le nationalisme canadien. La querelle est au fond assez simple. Iberville est le héros québécois par excellence. Radisson est le traître, le vire-capot, les trois races qui ont formé le Canada se mêlant en lui : son éducation autochtone, son service en tant qu’explorateur et traiteur de fourrures pour les Français dont il est issu, enfin sa «trahison» en se mettant au service des Stuart d’Angleterre et en participant à la fondation de la Hudson Bay Company. Iberville, québécois (il est né à Montréal), est le premier héros dont la fierté nationale peut s’enorgueillir; Radisson, né en France, capturé jeune et élevé par les Autochtones, passe au service des Anglais: c’est un héros typiquement «multiculturel», un héros individualisé, canadien. Nationalistes contre Fédéralistes. Voilà en quoi se résume la querelle.

Longtemps couvée sous les oripeaux décernés à Dollard des Ormeaux et aux autres héros vaincus de l’histoire québécoise (et canadienne) : des martyres des Pères Jésuites, aux querelles entre gouverneurs et évêques; des querelles sociales entre gouverneurs, intendants et habitants, la querelle Iberville-Radisson, comme je l’ai dit n’apparaît pas au grand jour. Pourtant, elle a été posée là, dans la meilleure biographie du héros montréalais, celle de Guy Frégault, Iberville le conquérant, publiée en pleine guerre mondiale, en 1944. Pour Jean Lamarre, cette biographie est la première d’un triptyque complété par deux autres ouvrages, La civilisation de la Nouvelle-France 1713-1744, et François Bigot, administrateur français. C’est sans compter le magnum opus de l’historien, sa Guerre de la Conquête, dont on constate déjà, dans sa biographie d’Iberville, qu’elle en est la confirmation malheureuse des craintes manifestées par son héros. Iberville le conquérant prophète de l'issu de la Guerre de la Conquête trouve une continuité, en filigrane, à travers les autres livres de Frégault, y compris son XVIIIe siècle canadien français.

Rappelons-le. Iberville le conquérant est la thèse de doctorat de Guy Frégault (1918-1977) et, par conséquent, une œuvre de jeunesse. C’est le jésuite Delanglez, son adviser à l’Université Loyola de Chicago, qui l’enlignera sur ce sujet en 1942. Cet ouvrage est aussi le produit d’une forte émotion, celle de la défaite de la France en 1940 devant l’invasion allemande. Ces événements ne sont pas étrangers à l’enthousiasme que met le jeune Frégault à dépouiller les archives et à produire sa thèse, publiée en 1944 aux Éditions Pascal. Dès le premier chapitre du livre que nous entrons dans l’esprit qui anime la quête de Frégault.
«L’étude de la carrière de Pierre Le Moyne d’Iberville présente un double intérêt. Tout d’abord, il n’est pas indifférent de connaître le plus exactement possible les exploits de celui qu’on a appelé avec raison “le premier grand Canadien”. Iberville demeure l’une des gloires les plus éclatantes de la Nouvelle-France. Marin, il a mérité d’être comparé à Jean Bart et à Nelson; soldat, il se battit en héros, et c’est le surnom d’un héros qu’on lui donne, il devient le “Cid canadien”. Ardent, infatigable et puissant, il apparaît surtout comme un homme de guerre intelligent qui sut frapper des coups violents et précis, venir à bout des forces supérieures avec les plus faibles moyens matériels et remporter les plus beaux triomphes sans être jamais vaincu. Pour qui prend contact avec son histoire, tout ne s’est pas perdu du magnétisme qu’exerçait sa singulière personnalité sur les collaborateurs de ses victoires, les aventuriers des forêts du Nouveau Monde et les corsaires de la mer des Antilles : les coureurs de bois et les flibustiers. Tout cela dépasse la commune mesure et côtoie le merveilleux de si près que des historiens, même sympathiques, n’ont pu se défendre, nous le verrons, de tenir pour légendaires certains faits que rapportent des documents qui résistent à la critique la plus serrée» (G. Frégault. Iberville le Conquérant, Montréal, Pascal, 1944, p. 26).
Car pour apologétique qu’apparaisse le thème de Frégault, l’étude est menée suivant la règle la plus «scientifique» de l’époque. Seize pages de bibliographie, sources d’archives et études, figurent à l’ouverture du livre. Des notes infrapaginales (qu’on lui reprochera) alimentent la documentation serrée que s’est imposée l’historien. Œuvre de jeunesse, c’est déjà une œuvre de maturité. Et contrairement à tant d’historiens nationalistes ou néo-conservatistes, Frégault ne se perd pas dans des discours rhétoriques fleuves. Il pose aussitôt sa problématique :
«Mais il y a une autre raison d’aborder cette étude. Parmi les figures historiques de la Nouvelle-France, celle d’Iberville reste l’une des plus caractéristiques. En elle se retrouvent les traits dominants d’un groupe et d’une époque. Le groupe, c’est le peuple d’aventuriers et de paysans que l’expansion coloniale a transportés sur les bords du Saint-Laurent pour y établir un prolongement de la France métropolitaine. L’époque, c’est la seconde partie du dix-septième siècle, période à laquelle ce groupe, tout en s’arc-boutant au sol nouveau, s’enfonce au cœur du continent et échelonne ses avant-postes depuis la baie d’Hudson jusqu’au golfe du Mexique. Notre histoire est à la fois un phénomène d’enracinement et un phénomène d’expansion. Elle est à la fois une longue patience et une grande audace. Pendant que les colonisateurs posent sans lassitude les assises d’une civilisation dans la vallée laurentienne, les conquérants tracent autour de ce foyer d’héroïsme quotidien les frontières démesurées d’un empire. Iberville sera un conquérant» (ibid. p. 27).
Voilà la réplique idéologique à la catastrophe subie par la France en 1940. Le pays, le peuple soumis à la dictature hitlérienne est celui qui est à l’origine de la grande aventure de la Civilisation de la Nouvelle-France, ouvrage qu’il rédige parallèlement à son d’Iberville. Les Canadiens Français, leurs lointains héritiers, ont parfaitement réussi l’enracinement tout en s’engageant dans un «phénomène d’expansion». C’est ici que l’on entend l’écho du chanoine Groulx : «Sa grande aventure s’intègre dans une aventure plus grande encore : l’histoire de l’empire français d’Amérique. Elle se déroulera constamment aux avant-postes. Elle ouvrira de nouvelles avenues à la vitalité toujours débordante des bâtisseurs de l’Amérique française. Iberville aura été lui-même une des plus magnifiques incarnations de cette poussée de jeunesse et de vitalité. Si l’on excepte la frontière de l’ouest, où il ne sera jamais appelé, il se portera aux limites extrêmes de l’empire» (ibid. p. 27). C’est-à-dire la Baie d’Hudon et le Golfe du Mexique, qui valent bien, en distance, du Golfe Saint-Laurent au delta du fleuve Fraser.

2.  LES MACHABÉES DE LA NOUVELLE-FRANCE?

Appartenant à la «tribu» de Charles Le Moyne, un des fondateurs de Montréal, membre d’une «fratrie» de douze enfants, pour la plupart masculins, Iberville est de ces «Machabées de la Nouvelle France» comme les appelait au XIXe siècle, le romancier Joseph Marmette (1844-1895). Cette référence biblique - les Machabées luttèrent pour la libération d’Israël occupée par les Grecs au IIe siècle av. J.-C. - exprime le symbole de la sève masculine qui confronte la gloire et la mort pour le salut de la Patrie. Guy Laviolette, dans une brochure destinée aux enfants d’âge scolaire, énumère ainsi les héros et leurs sacrifices pour la colonie de la Nouvelle-France :
• CHARLES Le Moyne, baron de Longueil: marcha contre les Iroquois sous La Barre et Denonville [gouverneurs]; eut un bras cassé dans une escarmouche, un mois après le massacre de Lachine; fut blessé d’une balle à Beauport, en 1690 [lors de l’invasion manquée de Phipps], devint gouverneur des Trois-Rivières en 1720 et de Montréal en 1724.
• JACQUES Le Moyne, sieur de Sainte-Hélène: capitaine de marine et lieutenant du chevalier de Troyes à la baie d’Hudson; commanda l’expédition de Corlar et mourut au siège de Québec en 1690.
• PIERRE Le Moyne, sieur d’Iberville, le plus illustre des frères Le Moyne.
• PAUL Le Moyne, sieur de Maricourt: capitaine de marine et major dans le détachement de M. de Troyes, à la baie d’Hudson; prit part au siège de Québec, suivit son frère, d’Iberville, à Saint-Jean…
• FRANÇOIS Le Moyne: officier de marine, il périt à Repentigny dans un engagement contre les Iroquois.
• JOSEPH Le Moyne, sieur de Sérigny: fidèle compagnon de son frère, d’Iberville, il le suivit en Louisiane, s’y couvrit de gloire et mourut gouverneur de Rochefort, en France.
• LOUIS Le Moyne: garde de marine, il accompagna d’Iberville à la baie d’Hudson et mourut au siège du fort Nelson, à l’âge de dix-huit ans.
• JEAN-BAPTISTE Le Moyne, sieur de Bienville: suivit son frère à Terre-Neuve et à la baie d’Hudson; gouverneur de la Louisiane et fondateur de la Nouvelle-Orléans.
• GABRIEL Le Moyne, sieur d’Assigny: accompagna d’Iberville aux Antilles et mourut de la fièvre jaune à vingt ans.
•ANTOINE Le Moyne, sieur de Châteauguay: compagnon de son frère d’Iberville, dans les mers du Sud, gouverneur de la Guyane et de l’île du Cap-Breton.
[…] il convient d’ajouter deux autres garçons, morts en bas âge, et deux filles, Catherine-Jeanne et Marie-Anne, qui épousèrent de hautes personnalités de la colonie» (G. Laviolette. Pierre Le Moyne d’Iberville, s.v. Procure des Frères de l’Instruction Chrétienne, 1949, pp. 5-6) Et Laviolette de pontifier : «L’histoire offre peu d’exemples d’une famille aussi considérable, composée presque entièrement d’hommes éminents. Ne conviendrait-il pas d’inscrire leurs noms en lettres d’or sur la pierre de nos monuments, de nos édifices publics, de nos collèges ou de nos couvents» (ibid. p. 6)
Frégault évite évidemment ce type d’ostentation mythologique. Les fils Le Moyne, et il tient à le souligner, sont les produits de leur société (Groulx aurait dit «de leur race»), et c’est bien ce que pense Frégault. «Bien entendu, Iberville est soldat avant tout. Mais il est aussi autre chose et plus qu’un soldat. Il est un créateur. On s’en rend compte dès qu’il voit son œuvre compromise. L’opiniâtreté qu’il met à la défendre est significative à cet égard; l’acuité avec laquelle il sent la menace est non moins révélatrice. Conscient du danger formidable que représente la croissance des colonies anglaises, il conçoit alors les plans les plus divers pour réduire ces dernières à l’impuissance, avertissant solennellement la métropole que, si elle persiste dans sa politique à courte vue, les immenses domaines qu’il lui a conquis et découverts lui glisseront entre les doigts. Un demi-siècle plus tard, ce sera la débâcle» (G. Frégault. op. cit. p. 28). Non seulement nous retrouvons ici le sort prophétique qui attend la «civilisation» de la Nouvelle-France, mais en même temps l’avertissement pour les temps actuels. Le mot débâcle, depuis Zola, rappelle l’effondrement de la France à Sedan en 1870. Le mot est encore applicable à la panique qui s’est emparée des Français, en juin 1940, lors du blitzkrieg allemand. Il n’est donc pas employé de manière innocente. Mais Frégault n’a nul raison de s’adresser aux Français, ni même aux Alliés (dont le Canada) dans le second conflit mondial. C’est bien aux Canadiens Français qu’il s’adresse, et la débâcle n’est pas celle d’un blitzkrieg, mais bien d’un étau qui ne cesse de se refermer sur la civilisation héritée de la Nouvelle-France tel qu'il ressort de la dernière citation.

La façon dont Pierre Le Moyne choisit son nom de guerre, Iberville, rappelle l’évocation que Lionel Groulx faisait à son ancêtre, tué parmi les défenseurs du Long-Sault - Alonié de Lestres -, le pseudonyme de l’auteur du roman L’Appel de la race. À travers toutes les hypothèses sur le choix de ce nom, d’Iberville, Frégault adhère à celle de E.-Z. Massicotte (1938) : «Le 25 octobre 1661, Joseph Duchesne d’Iberville, parent de Charles Le Moyne, mourait de la main des Iroquois, à l’Île-à-la-Pierre, près de Montréal. Or nous pouvons lire dans le Journal en abrégé de M. Asseline de Ronval qu’il avait logé chez Charles Le Moyne où, du reste, lui et l’auteur du Journal furent reçus “en bons amis et comme gens du même pays”. Charles Le Moyne aurait même voulu que son parent passât l’hiver chez lui, ce qui se serait sans doute produit si le jeune Normand n’avait été massacré par les sauvages. Comment ne pas établir une étroite relation, comme fait M. Massicotte, entre le nom que Pierre Le Moyne devait illustrer plus tard et celui que portait son cousin? Il se peut fort bien que ce nom ait été emprunté au chef-lieu dont parle Faillon*. Mais nous croyons qu’il passa à Pierre Le Moyne par l’intermédiaire de Joseph Duchesne» (ibid. pp. 47-48). Cette substitution dénote une grande sensibilité chez le jeune homme. Une forte impression qui demeurera à travers son énergie, sa vindicte contre ses ennemis et aussi son intelligence militaire qui ne s’empêtrera pas dans les scrupules ni les remords. Ce qui fait la force de d’Iberville, c’est précisément tout ce qui nous manque aujourd’hui.

Et c’est sur ce point que Frégault veut attirer notre attention. Si l’adolescent et le jeune homme Iberville apprend vite à naviguer dans les eaux, aussi bien fluviales qu’océanes, ce n’est pas tant qu’il a passé sa jeunesse à bord des bateaux. «Même s’il avait déjà fait plusieurs fois la traversée de l’océan en 1683, il avait aussi travaillé au Canada à cette époque. Le journal de l’expédition du chevalier de Troyes nous le montre comme l’un des meilleurs canoteurs du détachement qui chassa les Anglais de la baie James en 1686. Le canotage est un art qui ne s’improvise pas plus qu’il ne s’apprend sur les vaisseaux du roi. Et pourquoi le jeune homme n’aurait-il pas travaillé avec son père? Dans le mémoire de Frontenac sur les coureurs de bois on lit bien que “le père et les enfants de ce Le Moyne attirent les Sauvages” au bout de l’île de Montréal “et traitent aussi avec les coureurs de bois”. L’habileté qu’Iberville devait plus tard déployer dans le commerce avec les sauvages, tant au nord qu’en Louisiane, suffirait à faire croire qu’il était familier avec les méthodes qui avaient si bien servi Charles Le Moyne» (ibid. pp. 57-58). Si sa némésis, Pierre-Esprit Radisson a pu acquérir les mœurs indiennes en étant «adopté» par les Iroquois qui le capturèrent, d’Iberville était également un métis culturel accompli. En deux générations, les Le Moyne avaient cessé d’être complètement Français pour devenir Canadiens, adaptés aux conditions propres à la nature de la Nouvelle-France, adaptés également aux mœurs des autochtones que commandent l’immensité du territoire nord-américain.

Ici, pas besoin de théories philosophiques ou anthropologiques pour en appeler à l’homme nouveau. Si nous n’avons pas de descriptions établies du physique de Pierre Le Moyne d’Iberville, si ses portraits sont d’origines douteuses, comme le reconnaît Frégault, «tout ce que nous pouvons dire, c’est que Denonville [le gouverneur] trouvait que les fils de Charles Le Moyne étaient tous de “fort jolis enfants”. Il décrivait aussi Iberville comme un “tres joly homme”. Mais à l’époque, reconnaissons-le, c’était là une expression plutôt conventionnelle. Qu’il ait eu de l’allure et un air plutôt martial, on peut le supposer en s’appuyant sur le mot de Gaultier de Comporté, l’un des directeurs de la Compagnie du Nord [à laquelle appartenait d'Iberville] : “C’est un gentilhomme d’un très grand merite et d’une conduite admirable et soldat comme l’espée qu’il porte”» (ibid. p. 58). C’est à dire grande et droite. Comme le Dollard fantasmé par Lionel Groulx à partir d’encore moins d’informations sur l’individu, le d’Iberville de Frégault devient le modèle physique et moral du Canadien de la civilisation de la Nouvelle-France.

Radisson n’était pas moins jeune lorsqu’il fut adopté par les Iroquois après une série de captures et une cure de tortures qui lui enseigna la rudesse et la violence du milieu nord-américain. En fait, alors qu’Iberville est toujours en maîtrise de la situation, Radisson se voit presque toujours charrié par les événements : perte de ses parents à un âge très jeune, traîné en Amérique par des beaux-parents, engagé comme truchement et traiteur, capturé par les Iroquois, il est vite mis en présence des Hollandais de la «Nouvelle Belgique». Il ira ainsi des Français aux Iroquois, aux Hollandais, aux Anglais, retour aux Français et, après déceptions, retour définitif aux Anglais. S’il participe à la fondation de la Compagnie de la Baie d’Hudson sous la prestigieuse renommée du prince Rupert, Radisson restera toujours victime des événements, sans identité, bons à tous pour autant qu’il reçoit ce qu’il considère, lui et son beau-frère Des Groseillers, homme capable, comme étant la juste part de leurs dus.

Membre de la Compagnie du Nord, Iberville introduit le métissage culturel dans son propre milieu de colons français. Et c’est à ce titre qu’il faut analyser son «crime» de jeunesse. Comme le souligne Frégault :
«Il est impossible de raconter la vie de Pierre Le Moyne en passant sous silence l’aventure qui arriva au jeune homme peu avant sa première campagne à la baie d’Hudson, en 1686. Rappelons brièvement les faits. Ils sont tirés des pièces - toutes publiées - du procès qui en résulta.

Le 11 mai 1686, Jeanne Geneviève Picoté de Belestre [fille d’un associé de son père, Charles Le Moyne] accuse Pierre Le Moyne de l’avoir séduite. Le lendemain, le bailli de Montréal, devant qui “elle avoüe ingenüment sa foiblesse”, enregistre sa plainte dans la maison de Pierre Devanchy, où elle est allée chercher un gîte “ayant esté abandonnée de ses Soeürs”. La jeune fille semble singulièrement désespérée, comme l’indique la scène qu’elle fait devant le magistrat, “lui déclarant qu’elle n’auroit aucun soin du fruit qu’elle auroit Et qu’elle mouroit plutost que de l’aletter”, si bien que l’on doit charger quelqu’un de veiller de quinzaine en quinzaine sur la malheureuse et sur “la conservation de son fruit”. Portée devant le Conseil Souverain, l’affaire traînera en longueur. On tient à ce qu’Iberville remplisse la promesse de mariage qu’il est censé avoir faite à la jeune fille. Le marin risque gros. Des procès de mœurs ont entraîné, devant le même tribunal, des sentences capitales et des condamnations aux galères. Et on ne l’accuse pas moins que de “Crime de Rapt Et Séduction”.

Ex-voto de Pierre Le Moyne d'Iberville
S’il s’en tire, c’est que, malgré les multiples défenses de quitter les lieux que le Conseil lui enjoint, il paraît littéralement insaisissable. Tout d’abord, il ne revient de l’expédition du nord qu’au mois d’octobre 1687. Au moment où l’on croit l’atteindre, le tribunal reçoit une “remontrance” du gouverneur Denonville établissant la nécessité où est Iberville de passer en France “pour aller rendre compte à S[a] M[ajesté] des affaires de la Baie du Nord”. Toutefois, Jacques de Malleray de La Mollerie qui, depuis le 11 avril, a remplacé sa femme, Françoise Picoté, comme tuteur de la jeune sœur de cette dernière, ne désarmera pas. Le 14 juin 1688, il parvient à faire imposer au prévenu une défense de sortir de la ville. “A peine d’estre atteint et convaincu des cas a luy imposez”. Bien que d’Iberville, puis son avocat, Denis Riverin, demandent enquête sur la “conduite et la vye de la dite de Belestre” et que l’accusé tente, pour se justifier, de “faire informer de la mauvaise conduite de la Picotté”, celui-ci n’en est pas moins déclaré coupable, le 22 octobre 1688.

La sentence portait qu’il devait prendre son enfant - une fille baptisée le 22 juin 1686 - et l’élever à ses frais jusqu’à l’âge de quinze ans, en laissant à la mère l’entière liberté de la voir. Bien que Le Jeune déclare que, dans de tels litiges, on ne saurait voir de “certitude positive contre le véritable délinquant”, il parait bien difficile de ne pas donner tort à d’Iberville. Le clan Le Moyne ne manquait pas de puissance à l’époque. Il fallait que l’évidence fût nettement contre Pierre Le Moyne pour qu’il se vît condamner après un procès qui avait duré deux ans. Quoi qu’il en soit, et malgré l’inélégance de la conduite qu’il avait tenue en cette occasion, Jeanne Geneviève Picoté, qui dans son procès semble bien s’être fait forcer la main par sa famille, parut toujours espérer qu’il finirait par l’épouser. Ce n’est, en effet, que le 2 octobre 1693, soit six jours avant le mariage de Pierre Le Moyne et de Marie-Thérèse Pollet, qu’elle se retire chez les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Montréal, où elle devait mourir à l’âge de 54 ans, au moins de juin 1721. Ce dernier acte de la jeunesse d’Iberville laisse assurément une impression assez trouble. Mais il ne doit pas faire oublier ce qui l’avait précédé : une longue préparation au rôle de soldat des avant-postes de la Nouvelle-France» (ibid. pp. 59 à 61).
Bien que de telles anecdotes étaient courantes dans l’Europe de Louis XIV, il apparaît que derrière la poursuite de Jeanne Geneviève, et ce jusqu’à l’extrême fin du procès, son désir fut de devenir l'épouse en règle d’Iberville et qu’en l’accusant de l’avoir séduite, elle exerçait sur lui une sorte de pression - un chantage au mariage - qui, finalement se retourna contre elle. Iberville n’eut certes pas le beau rôle, car comme tous les jeunes hommes, il ne voulait pas s’empêtrer d’une épouse et d’un enfant au moment où ses préoccupations le poussaient à guerroyer. À l’hystérie de Jeanne Geneviève, Iberville répondait par une fin de non recevoir. «Ce qui frappe le plus dans cette personnalité bien plus nuancée qu’il ne semble à première vue, écrit Frégault, c’est un équilibre vivant, l’équilibre entre l’audace et le sens pratique, entre la lucidité et la détermination. Dans le milieu montréalais où Pierre Le Moyne a passé son enfance, la règle a longtemps été de vivre dangereusement; non pas par amour du beau geste ou de l’attitude théâtrale [ce qu’on retrouvait dans la série télévisée de 1967-1968], mais parce qu’il n’y avait pas d’autre façon de survivre, une fois qu’on avait choisi d’y demeurer. Plus que tout autre peut-être, un tel milieu était propre à lui donner le sens fécond du risque et à lui faire voir non pas surtout la splendeur mais la nécessité vitale de l’audace. Iberville n’aura pas peur du risque. Il sera un audacieux. On le verra ferrailler un contre quinze, monter à l’abordage à la tête d’une poignée d’aventuriers, foncer sur trois vaisseaux ennemis et les vaincre, seul, avec son Pélican» (ibid. pp. 61-62). Méprisant la mort, comme un adolescent. Mais méprisant la vie aussi qu’il pouvait transmettre. Bien qu'il veillera toujours aux besoins de sa bâtarde, l'attitude d'Iberville renvoie à la fragilité du monde dans lequel il vit.

La subtilité psychologique de Frégault tient à ce qu’il ne condamne son héros, ni sur son comportement moral (même s’il le trouve «inélégant») ni sur ses mœurs de soldats qui sont ceux de son ambition même, il fait plutôt saillir les qualités pondérées de son modèle :
«En même temps, cet homme de guerre n’est pas un franc-tireur irresponsable, mais un chef qui sait ce qu’il veut. Il ne dédaigne pas de calculer le plus exactement possible ses chances de succès afin de n'en pas laisser passer une seule inexploitée. Il faut voir en quels termes il définit cette prudence qui n’est pas timidité mais vertu : “Rien ne paroist difficile aux personnes qui manquent d’expérience ou qui entreprennent sans s’embarrasser trop de réussir, mais une personne qui se fait un point d’honneur de venir à bout de ce qu’il entreprend, fait en sorte de prendre les mesures les plus justes… Les personnes qui font des memoires dans le dessein de les voir executer par d’autres s’embarrassent peu qu’en suivant leurs plans on reussisse. Je n’expose rien que je ne veuille exécuter” Ce n’est pas des hésitations que cette prudence se traduit. C’est au contraire par la plus tenace des déterminations. Il ne lui faudra pas moins de quatre campagnes pour conquérir définitivement la baie d’Hudson. Mais il viendra à bout de la tâche. C’est d’ailleurs avec le calme d’un homme qui, sans éclats de voix, exprime simplement une décision, qu’il écrira, le 17 novembre 1689 : “Nous viendrons à bout de nos desseins ou y périrons” (ibid. pp. 62-63).
Après avoir ainsi décrit le caractère de son personnage, Frégault pose la querelle en termes simples. «C’est ici qu’entrent en scène Pierre-Esprit Radisson et Médard Chouart des Groseillers, avec qui la querelle de la baie d’Hudson prendra une tournure décisive. Le premier, hâbleur colossal devant l’Éternel, a raconté lui-même ses aventures extraordinaires dans un style abondant et haut en couleurs, ce qui lui a fait pardonner d’avoir été un assez triste sire et rejette dans l’ombre la figure de son compagnon, dont les agissements, dans toute cette affaire, ne sont pourtant pas négligeables» (ibid. p. 77). En un court paragraphe, il dit autant de mal sur Radisson qu’il n’en a dit de bien sur Iberville durant les 50 pages précédentes! Contrairement à Iberville, qui sait ce qu’il veut et sait ce qu’il fait, Radisson est un «hâbleur colossal», donc un être aux témoignages douteux. Le genre de type à vous raconter des histoires de pêches. C'est un «assez triste sire», tout à l'opposé de l’épée droite d’Iberville. Enfin, sa vanité lui a fait repousser à l’arrière son complice dont le rôle n’était «pourtant pas négligeable». Certes, Martin Fournier, qui a rédigé une excellente biographie de Radisson, ne partage pas cette vision de Frégault. Fournier compare les dits de Radisson aux principaux témoignages et comptes-rendus contemporains, et ne peut que constater «la pertinence du témoignage de Radisson sur un grand nombre de sujets» (M. Fournier. Pierre-Esprit Radisson, Sillery, Septentrion, 2001, p. 8).

Fournier ajoute que les quatre premiers récits de voyages de Radisson «constitue[nt] un témoignage au sens fort du terme : Radisson y consigne ses souvenirs et dévoile comment il interprète et construit sa personne à partir de son passé. Ce texte n’était pas destiné à la publication et il nous renseigne sur un Radisson relativement intime, qui est flatté qu’on s’intéresse à lui. Pour raconter sa propre histoire, Radisson jouit ici d’une grande liberté. Il exprime parfois directement son opinion et il affiche, voire il affirme son individualité par ses commentaires, ses observations et la facture très personnelle de son texte» (ibid. p. 9). Mais Radisson écrit aussi d’autres récits afin de se mettre en valeur, surtout en ce qui concerne ses expéditions à la Baie d’Hudson, où il «se présente… comme un Anglais digne, efficace et responsable, et on le voit lutter pour conserver son poste dans l’entreprise respectable et prospère qu’il a contribué à fonder : la Compagnie de la baie d’Hudson. Il est certain que cette nouvelle “personnalité” correspond à ce que Radisson souhaitait devenir en Angleterre et probablement à ce qu’il y était devenu au moins en partie, c’est-à-dire un gentleman» (ibid. p. 10). Frégault n’ignore pas cet aspect de l’œuvre «anglaise» de Radisson, et c’est pour cela que devant le choix de «personnalités» - on pourrait dire la schizophrénie de Radisson -, Iberville apparaît comme une personnalité stable, équilibrée et cohérente, ce que ne fut pas la conduite de Radisson. En ce sens, la querelle d’Iberville-Radisson exprime l’opposition entre une personnalité québécoise, stabilisée, affirmée, équilibrée contre une personnalité canadienne-française gyrovague, ambivalente, instable.

3.  OÙ S’ENRACINE LA COMPÉTITION SPORTIVE ENTRE CANADIENS ET  BRUINS?

La campagne à laquelle va participer le jeune Iberville en 1686 a reçu du gouverneur Denonville des instructions clairement adressées au chevalier de Troyes, commandant de l’expédition, où il est clairement écrit «d’arrêter nommément le dit Radisson et autres ses adhérents, en quelque lieu qu’il les puisse joindre, lesquels il nous ramènera comme déserteurs pour être punis suivant la rigueur des ordonnances”. (G. Frégault. op. cit. p. 82) Dans d’autres Instructions adressées à M. de Troyes, Denonville revient sur la nécessité de s’assurer du “traistre de Radisson… et des deserteurs et volleurs comme luy” (ibid. p. 82, n. 46). Si Radisson fait figure de héros présentement, c’est à cause du thème du métissage et de la désintégration des individualités, celles-ci présentées comme un mythe des fondations de la personnalité et non une réalité tangible, concrète et psychologique. Cette figure, proprement «canadienne» où s’entremêlent les trois peuples fondateurs (autochtones, français et anglais) sert la propagande fédéraliste. Le nationalisme de Frégault esquissait une «personnalité» autrement assise du Canadien de la Nouvelle-France, personnalité que d’Iberville avait apprise à «domestiquer» :
«C’est sous ce chef exigeant [le chevalier de Troyes] qu’Iberville commence sa carrière. Là, il trouve l’occasion d’apprendre une chose importante : la manière dont il ne faut pas donner des ordres à ses compatriotes. Vigoureux, braves, vaniteux, pratiques et batailleurs, ils sont difficiles à manier. Denonville s’en plaint : “Le peuple de ce pays n’est pas trop docile ni bien facile à gouverner”. “Les Canadiens, remarque-t-il encore, sont tous grands, bien faits et bien plantés sur leurs jambes, accoutumez dans les nécessitez à vivre de peu, mais fort volontaires et légers…” On pourrait multiplier les témoignages de ce genre. C’est l’éternelle rengaine des bureaucrates durant toute la domination française. On peut exiger et obtenir beaucoup des Canadiens, mais il y a la manière. De Troyes, qui crut pratique de faire “attacher un Canadien à un arbre pour le punir de quelque sottise qu’il avoit dite”, ne la possédait certainement pas. Ce n’est pas ainsi qu’il faut s’imposer à des hommes qui “aiment les distinctions et les caresses, se piquent de bravoure, sont extrêmement sensibles au mépris et aux moindres punitions”» (ibid. p. 88).
Et, bien sûr, Radisson comme Iberville appartenaient à cette catégorie. Mais si Radisson a l’esprit d’aventures, Iberville a celui de conquête. Si le premier est le renard de Machiavel, le second en est le lion. Et en tant que lion, sa conduite de militaire est impitoyable. Iberville n’est pas un héros racinien, c’est un militaire de la trempe de ceux que Frégault voit commander les armées du conflit mondial. Ainsi, sans faire d’anachronisme, il le décrit comme le créateur, l’inventeur de ce que nous appelons aujourd’hui la guerre bactériologique. Dès sa première campagne de 1686 contre trois forts et un bateau sur la Baie James, Iberville sait comment réduire les occupants des forts anglais par des moyens non-orthodoxes. Il empêche tout simplement les Anglais de chasser. Frégault : «On comprend qu’en défendant à ses adversaires de chasser, Iberville n’a pas uniquement en vue de les priver d’une distraction agréable. Son but est surtout de les empêcher de s’approvisionner de viande fraîche et de les contraindre à ne consommer que des conserves, ce qui provoque le scorbut. Le blocus est l’arme le plus efficace dont il peut se servir contre l’ennemi. Il le sait, comme l’indiquent les plans qu’il exposera en 1692, en proposant l’attaque du fort Nelson : “J’ocuperay mes gens a bloquer les anglois dans leur fort et a les serrer de si pres qu’ils ne puissent faire aucune chasse, ny pesche… en sorte questant réduits aux seuls Vivres de Leur fort, et a ne manger que des choses salées, la maladie et Le scorbut, se puisse mestre parmy eux”. (Iberville à Pontchartrain, 24 avril 1692). Que tel ait été ou non son intention en 1689, il reste que le scorbut se mit parmi les Anglais, puisque…, l’épidémie ne fit pas moins de vingt-cinq victimes» (ibid. pp. 115-116, n. 22). Iberville n’était donc pas homme à reculer devant la cruauté lorsqu’elle servait d’armes pour mettre l’ennemi à genoux. Contrairement à Jean Bart et au Cid, avec lesquels on le compara fréquemment, Iberville annonçait une intelligence de la chose militaire qui devait se développer avec la fameuse ruse du général Amherst ayant envoyé des couvertures infestées de microbes et virus aux Autochtones révoltés sous Pontiac. À l’ère de la découverte de Jenner et du vaccin contre la variole, c’était là la prise de conscience du rôle que l’infiniment petit pouvait jouer dans les joutes militaires. Il y aurait là un juste retour des choses lorsqu'on sait qu'Iberville finira par mourir de …la malaria.

Mais si les affrontements avaient perdu en dignité, du moins restaient-elles des joutes qui seraient appelées, un jour, à prendre un tour inattendu. Ainsi, faut-il considérer que jusqu’au massacre de Lachine, le 5 août 1689, les affrontements entre Français et Anglais passaient par l’intermédiaire des autochtones du pays. Les Amérindiens servaient de truchement pour le commerce, mais ils servaient aussi de bras armés des puissances coloniales. Il faut reconnaître qu’à cet usage, les Hollandais d’Albany d’abord, puis les Anglais qui leur succédèrent armaient davantage les bras des Iroquois pour aller porter la désolation chez l’ennemi plus que les Français qui ne pouvaient compter sur la Huronie, détruite par leurs frères-ennemis Iroquoiens. Avec le massacre de Lachine, les Iroquois atteignirent un sommet jamais égalé dans l'extermination des franco-huron qu’ils visaient : «Les Iroquois saccagèrent la campagne à trois lieues à la ronde, rappelle encore Frégault, firent 125 prisonniers et massacrèrent 200 personnes “dont ils avaient cassé la tête aux uns, brûlé, rôti et mangé les autres, ouvert le ventre des femmes grosses pour en arracher les enfants et fait des cruautés inouïes et sans exemples” (Lettre de Frontenac à Seignelay)» (ibid. p. 129, n. 2). Le massacre atteignait son comble. Les Français ne pouvaient plus se cacher que «bien que porté par les Iroquois, on n’ignorait pas d’où il partait. C’est dans les colonies anglaises que les guerriers des cinq Cantons trouvaient leur arsenal et leurs conseillers; c’est chez les Iroquois que les pieux bourgeois de la Nouvelle-Angleterre trouvaient, en retour, une manière de bras séculier. Iberville s’en était rendu compte. “Je ne voy pas, avait-il écrit près d’un an auparavant, les raisons que l’on a pour ne leur pas faire ce qu’ils nous font du Costé d’Orange [Albany] et de Manatte [New York] où ils fournissent aux Iroquois (contre le traitté) des munitions et les ont payez pour venir tuer des françois à Montréal”. La complicité des colonies anglaises et des cinq Cantons n’était, du reste, un secret pour personne…» (ibid. p. 129). Désormais, contrairement à l’expédition de Tracy qui avait eu lieu en 1665, qui se limitait à disperser les cantons iroquois, Frontenac et Iberville entendaient porter la guerre aux colonies anglaises mêmes. La vengeance s’instillait dans le cœur des combattants français et canadiens. Ce fut l’expédition de Schenectady, sur la route d’Albany. Se sentant en sécurité derrière leurs palissades, les Hollandais ne s’attendaient pas à une visite surprise des Français, en pleine nuit glaciale du mois de février 1690.

Mort de Sainte-Hélène lors du siège de Québec, 1690
«Saint-Hélène et Manteht prennent chacun la tête d’une colonne, longeant la palissade, de l’intérieur, postent des pelotons aux carrefours silencieux et ont tôt fait d’investir la place. L’opération terminée, le cri de guerre s’échappe de toutes les poitrines; l’heure du châtiment a sonné. Canadiens et sauvages se ruent sur les maisons. Un petit fort où neuf soldats tiennent garnison est rapidement enlevé et incendié. Tous ceux qui tentent de résister sont impitoyablement abattus. Aux quatre coins du bourg, des lueurs d’incendie criblent la nuit. Pendant deux heures les horreurs qui ont ensanglanté le lointain village de Lachine s’abattent sur Corlar» (ibid. p. 135). Le lendemain, Iberville obtient la reddition du major Glen, ses domestiques et quelques Iroquois. «On aurait pu attaquer, souligne Frégault; la victoire eût été facile. Mais il était convenu qu’on l’épargnerait, lui et les siens, en reconnaissance de l’humanité dont il avait fait preuve à maintes reprises en sauvant du poteau des prisonniers français pris par les Iroquois» (ibid. pp. 135-136). Mais Iberville n’avait pas été jusqu’à empêcher le carnage. La marche sur Schenectady (Corlar) avait été motivée par la haine vengeresse, il fallait laisser la bile se déverser sur les habitants du fort. «Après que le premier mouvement - Monseignat écrit : “la première fureur” - fut passé, les assaillants accordèrent la vie sauve à cinquante ou soixante individus, non combattants pour la plupart. Environ vingt-cinq personnes avaient échappé au massacre en fuyant du côté d’Albany, et ceux qui atteignirent la capitale arrivèrent fous de terreur et à demi-morts de froid. Soixante habitants périrent durant l’attaque et le détachement fit vingt-cinq prisonniers» (ibid. p. 136). Malgré tout, le bilan des morts de Schenectady était de beaucoup inférieur à celui de Lachine. Toutefois, Iberville incendia  80 habitations, à l’exception de 5 ou 6, répétant à Schenectady l’immolation qui avait été accomplie à Lachine.

Alors que les historiens, britanniques en particulier, se sont outrés de la manière dont Iberville avait mené son acte de vengeance, Frégault tend à modérer le jugement : «On a jugé ce raid et les autres qui suivirent avec une extrême sévérité et une remarquable violence verbale. Bien entendu, il ne saurait être question d’approuver les atrocités qui furent commises dans ces circonstances. Nous admettons même que, dans ces opérations, “les règles de la guerre entre nations civilisées n’étaient pas toujours observées”. Mais quand le sont-elles? Au reste, il semble plus logique de chercher à comprendre pourquoi il en fut ainsi, que de se contenter de jeter souverainement le blâme à droite et à gauche. Il faut tenir compte de certains faits» (ibid. p. 138). Autant qu’on peut le juger, ce paragraphe s’adressait aussi bien aux belligérants de 39-45 qu’aux «exploits» d’Iberville. Personne ne pouvait ignorer les niveaux d’atrocités commis en temps de guerre où le matériel de destruction massive était de loin supérieur aux casse-tête des Iroquois et aux mousquets des Français.

Bataille de la Monongahela, 1755
L’affaire résidait entièrement dans le fait que «dans les massacres iroquois, nous l’avons constaté, on voyait la main des Anglais et cette vue était juste. Il parut bon de leur rendre la monnaie de leur pièce; comme disait Iberville, de “leur faire ce qu’ils nous font”. De plus, dans ces mêmes massacres iroquois, on soupçonnait un prélude à d’autres exploits du même genre. Ce fut une des raisons qui poussèrent Frontenac à organiser ces raids; il les considérait en partie comme des mesures préventives…» (ibid. p. 139). C’était une joute. Une joute sauvage, terrible. Elle devait se poursuivre jusqu’en 1760, dans un continuel crescendo de violences et de massacres. Là où les autochtones avaient servi de truchements dans les affrontements, ils passeront assez vite au stade de purs accessoires, les combattants canadiens et américains se convertissant eux-même à la «petite guerre», à l’attaque surprise qui devait horrifier les différents commandants européens envoyés par les métropoles pour commander les armées selon les règles stratégiques et tactiques de «la guerre en dentelles» telle que pratiquée en Europe. Frégault s’attardera sur cette incompréhension entre métropolitains et nord-américains dans sa Guerre de la Conquête et dans beaucoup d’autres articles.

N’empêche. Le massacre de Lachine comme celui de Schenectady laissèrent des traces d’après-coups. Après Lachine, Frontenac avait été informé des plans de campagne des Iroquois sur le rapport d’un prisonnier qui avait réussi à leur échapper. Selon l’évadé, les Cinq-Nations «avaient conçu le projet de détruire les établissements de l’île de Montréal au printemps suivant, puis ceux des Trois-Rivières et de Québec “où les Anglois se rendroient par mer”» (ibid. pp. 129-130, n. 4). Si Frontenac ne prit pas trop au sérieux les projets autochtones, il n’est pas dit que les colons n’angoissaient pas à d’éventuels retours des massacreurs de Lachine. De même, après Schenectady, comme Frégault le rappelle, vingt-cinq survivants étaient parvenus à Albany, arrivant «fous de terreur et à demi-morts de froid». La panique est un état psychologique contagieux. Les événements-traumatiques de Schenectady et de Lachine, au-delà des habituels rixes qui ne manquaient pas de se produire autour des forts et des seigneuries, prenaient une ampleur qui devait s’inscrire dans l’inconscient collectif.

C’est le souvenir de ces affrontements, pensons-nous, qui, réanimés au tournant du XXe siècle, s’exprime à travers les rivalités des équipes de Hockey, en particulier celles de la Ligue Nationale. Frégault nous permet de le penser lorsqu’il écrit : «le raid de Schenectady produisit l’effet qu’on en attendait. Il contribua à rétablir le prestige de la Nouvelle-France, releva les Canadiens de l’abattement où les avaient plongés les récents massacres iroquois et répandit une véritable terreur à New-York et dans la Nouvelle-Angleterre, où l’on crut voir dans ce coup rapide le prélude d’une invasion. Voilà les faits qui constituent l’un des événements les plus caractéristiques des guerres coloniales» (ibid. pp. 137-138). Pensant déjà à l’issue de la Guerre de la Conquête, Frégault voit les actions canadiennes aller de défaite en défaite tout au long des débats constitutionnels et culturels du XIXe siècle. Il ne peut pas ignorer l’avertissement de Henri Bourassa contre la participation des Canadiens Français à la Grande Guerre de 1914, lorsque ceux-ci sont bafoués dans leurs droits par le règlement XVII appliqué en Ontario contre le financement des écoles françaises. Pour les nationalistes, l’ennemi n’était pas le «boche», mais l’anglophile des provinces canadiennes. Après la Seconde Guerre mondiale, l’affrontement entre Canadiens de Montréal et Maple Leaf de Toronto reprendra, sur le modèle métaphorique du sport de masse, la joute militaire engagée en septembre 1759 sur les Plaines d'Abraham. Lorsque les  Leaves tomberont, ce sera contre les fantômes massacrés et calcinés du massacre de Lachine que les fantômes des victimes de la revanche de Schenectady se manifesteront à travers les Bruins de Boston, redevenant les adversaires épiques de l’équipe montréalaise. C'était comme si un retour aux sources des affrontements coloniaux du passé s’effectuait sur la patinoire. Le culte religieux porté à la «Sainte-Flanelle» repose sur une compulsion à répétitions collective qui ramène, chaque année, les mêmes opposants répéter les assauts et les défenses du XVIIe siècle. Iberville aurait voulu résoudre une fois pour toutes les affrontements en s’emparant des colonies de la Nouvelle-Angleterre et de New York, mais il ne put y arriver fautes de moyens militaires, mais faute aussi d’une stratégie métropolitaine réaliste qui eut pu concrétiser les rêves de conquêtes du Canadien.

4. L’ÉPOPÉE DU FORT NELSON

C’est alors qu’on se replia sur le traître, abandonné depuis un certain temps, Radisson. «On se souvient des trahisons successives commises par Radisson en 1683 et en 1684. Depuis sa dernière volte-face, le renégat vit en Angleterre. Il a même acquis la qualité de sujet britannique en 1687. Tous les ans il touche les dividendes qui lui reviennent comme actionnaire de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Et pendant qu’il encaisse ses trente deniers [référence à Judas], les Anglais exploitent à fond le fort Nelson et réalisent d’énormes profits». (ibid. p. 142). L’obsession d’Iberville se portera à nouveau sur la Baie d’Hudson et le fort qui la domine, le fort Nelson.

L’expédition de 1696-1697 est au cœur de tous les récits relatant la vie d’Iberville, aussi bien dans les manuels scolaires de Guy Laviolette que dans la série télé de 1968. C’est le fameux «un contre trois». Après une traversée océane épuisante, un premier combat dans le détroit d’Hudson, qui coûte au Pélican, le navire légendaire d'Iberville, les quatre autres navires qui l’accompagnaient, le navire commandé par Iberville doit affronter, seul, trois navires anglais face au Fort Nelson, objet de sa quête. Durant tout un avant-midi où de part et d’autres les canons crachent le feu, le Pélican parvient à faire couler le navire amiral, le Hampshire, avec ses 230 hommes d’équipages. Mais le Pélican est si endommagé qu’il menace de couler et Iberville l’entraîne à aller s’échouer sur les rives. Avec ses soldats, fatigués et malades du scorbut, il lui faut maintenant affronter la défense du fort Nelson. Le gouverneur anglais, Bayly, à travers un tournoi de poker diplomatique, parvient à une entente avec Iberville.
«Bayly dut convenir de rendre le fort Nelson à une heure, le 13 septembre. Il s’était conduit en brave. Vainqueur chevaleresque, Iberville sut le reconnaître. Il lui accorda les honneurs de la guerre, vit à ce que les Anglais fussent traités comme les Français et renvoyés incessamment en Angleterre et assura à tous, soldats et officiers, la conservation de leurs effets personnels. En soi, cette générosité n’avait rien de merveilleux. Mais si on la compare à la perfidie avec laquelle William Allen avait traité les défenseurs français du même fort Nelson juste un an auparavant, elle est tout à l’honneur d’Iberville. Implacable dans l’exécution de ses ordres, il respectait avec la même rigueur les conditions qu’il avait accordées. Ses adversaires manquaient-ils à leur parole, alors ses représailles étaient excessivement dures. […] Capable d’apprécier à sa juste valeur le courage d’un adversaire, Iberville était sans pitié pour un ennemi qui ne remplissait pas ses engagements» (ibid. p. 256).
Iberville n’était pas de la noblesse, malgré les titres octroyés à son père, Charles Le Moyne, baron de Longueuil. Par contre, il était membre de la Compagnie du Nord, des commerçants dont il méprisait l’appât au gain. Représentant d’une certaine culture humaniste, c’était un militaire appartenant à la minorité créatrice de l’époque. Jamais son caractère ne cessa de se constituer à partir des épreuves, et celles qui accompagnèrent le retour du Fort Nelson furent parmi les plus épouvantables qu’il rencontra.
«En cette fin de septembre c’est, dans la baie du Nord, l’approche rapide de l’hiver.  Les vents sont terribles. Le linge, déjà rare au départ de Terre-Neuve, manque plus que jamais, surtout par suite du naufrage du vaisseau amiral. Le scorbut sévit toujours. La vermine mange littéralement les équipages, au point que des scorbutiques en voient leurs jours abrégés. À ces difficultés s’ajoute encore la torture du froid. “Quand les matelots décendoient des hunes ils tomboient raides de froid sur le pont, & il n’y avaoit que les fomentations [applications d’un médicament chaud sur la poitrine] qui pouvoient les faire un peu revenir” [Bacqueville de La Potherie, présent sur scène]. Et ce froid empire tous les jours : “Il faisoit un froid si perçant, que nôtre équipage en fut entièrement accablé. Presque tous nos matelots devinrent scorbutiques, & il nous en restoit si peu en état d’agir que nous nous trouvâmes contraints de nous servir de nos prisonniers Anglois”.
Le 9 octobre, on arrive en vue des îles Button. On laisse déjà derrière soi la baie d’Hudson. Plus tard, on perd de vue les côtes de l’Amérique; la dernière terre que verra Pierre Le Moyne sur ce point du continent où il ne reviendra plus est un pic désolé du Labrador, que l’on aperçoit encore à vingt-cinq lieues au large. Comme les navires gagnent toujours vers l’est, en plein Atlantique, un changement subit se produit dans le temps, qui devient très doux. Le contraste, trop violent, est fatal aux malades. Les matelots meurent comme des mouches. Chaque jour, il faut jeter cinq ou six corps à la mer. Le 8 novembre, au bout de six semaines de navigation, ce qui reste de la belle escadre partie l’automne précédent pour l’Amérique, le Profond et le Wesp, entre en rade de Belle-Île-en-mer. Le commandant fait immédiatement transporter à l’hôpital de Port-Louis 234 malades qu’on trouvera “hideux”. De là il se porte à Rochefort où il désarme» (ibid. pp. 258-259).
Pour un historien comme Frégault, comme pour tous ceux qui ont dû lire ce passage avec une certaine émotion, il y a des références qui complètent ce que nous écrivions à la suite de la prise et de la destruction de Schenectady. D’abord, le 13 septembre, jour où le Fort Nelson va céder aux exigences de capitulation sans conditions d’Iberville, c’est l'avers positif de cette autre bataille, sise également un 13 septembre, en 1759, celle des Plaines d’Abraham, où cette fois les troupes anglaises l’emporteront sur la capitale de la colonie même, Québec. Entre ces deux 13 septembre se concentrent tous l'historicité sur laquelle se penche passionnément Frégault. Comment de ce 13 septembre 1697 victorieux, la Nouvelle-France en est-elle venue à aboutir, lamentablement, à ce 13 septembre 1759? Pour l’historien, la réponse était déjà entrevue à travers le conflit qui oppose Iberville à la Compagnie du Nord, à laquelle il appartenait pourtant. Celle-ci est mécontente du monopole qu’il a acquis du Roi de la traite des fourrures au Fort Nelson. Jaloux, les marchands demandent qu’on restitue le fort pour lequel lui et ses hommes s’étaient si vaillamment battu. Le Roi, bien entendu, ne retirera pas le monopole à Iberville : «Il avait ses raisons pour refuser d’agir de concert avec ces négociants bornés. Depuis onze ans, ils perdaient régulièrement les conquêtes qu’il leur remettait entre les mains. Depuis onze ans, ils refaisaient immanquablement les mêmes fautes, malgré les avis réitérés d’Iberville. Ils ne voyaient que leur commerce, et encore le voyaient-ils mal, ne cherchant qu’à réaliser des profits au coût le plus bas possible. Iberville les jugeait bien : “Contre tous mes mémoires sur ce qu’ils devaient faire dans ce pays-là, ils ont toujours agi à leur tête. Pourvu que les marchandises de leurs magasins se consomment, ils sont contents” (ibid. pp. 261-262). Et le résultat sera la disparition de la Compagnie du Nord en 1701. Ce n’est pas là qu’une explication; il s’agit bien d’une sentence. Sentence qui sera, à long terme, celle de toute la colonie. Les œuvres ultérieures de l’historien - La civilisation de la Nouvelle-France, François Bigot, La Guerre de la Conquête - poursuivent ce procès de l'échec de la colonie de peuplement contre le contentement marchand de comptoirs pas trop coûteux à entretenir et qui rapportent au maximum. En s’opposant à la détermination stratégique d’Iberville pour des occasions de profits, les marchands sciaient la branche sur laquelle ils étaient assis.

En retour, d’Iberville s’en sortaient avec les honneurs et la gloire, à l’image du Cid de Corneille. «Cette dernière campagne, où Iberville s’est couvert de gloire, a été la plus rapide et la plus meurtrière de toute sa carrière. Elle semble avoir laissé aux acteurs du drame l’impression d’un cauchemar : “Grâce au Seigneur, avoue La Potherie, je sors du plus affreux pais du monde”. Iberville y a manifesté des qualités peu communes de tacticien. L’âge a augmenté son expérience mais ne lui a rien enlevé de sa lucide impétuosité : le marin qui s’est jeté seul sur trois navires ennemis et les a vaincus est bien le même homme qui onze ans auparavant, avait pénétré le premier dans le fort Monsoni et tenu à lui seul la garnison entière en respect» (ibid. p. 259). Et c’est ici que nous rencontrons l’autre dimension tragique du destin de la Nouvelle-France. Le «plus affreux pays du monde» lancé par Bacqueville de La Potherie résonne comme un écho lointain à «cette terre que Dieu donna à Caïn», impression exprimée par Jacques Cartier lors de son premier voyage au Canada. Et c’est sur cette dernière impression que Frégault laisse son héros, face à «un pic désolé du Labrador, que l’on aperçoit encore à vingt-cinq lieues au large». Les Français ont surtout vu dans leur colonie nord-américaine une terre ingrate, comparée à celles, aux richesses abondantes, qui gavaient les Espagnols et les Anglais. Ici, tout n’était que misères, maladies, morts scabreuses sous les casse-tête des Autochtones, scènes de cannibalisme, destruction totale comme à Lachine. Les seuls bonheurs de la Nouvelle-France étaient des bonheurs d’occasion. Les quelques arpents de neige de Voltaire ne lui sont pas apparues spontanément à l'esprit. Devant un tel pitoyable paysage, il a fallu des tonnes de vers lyriques, bucoliques ou rhétoriques pour essayer de se convaincre, au cours des siècles ultérieurs, de la beauté d’un monde jusque-là quasi stérile. Les commerçants n’avaient pas le temps d’attendre que les promesses inespérées ne se concrétisent, aussi calculaient-ils à courte vue. Les agents du développement capitaliste du Canada, et du Québec en particulier, fonctionnent toujours avec cette même étroitesse d’esprit que leur reprochait Iberville. Et les résultats sont à peu près les mêmes.

Nous sommes en mesure de comprendre un peu mieux la seconde moitié de la carrière d’Iberville; celle qui l’éloigne pour toujours de la Nouvelle-France en l’amenant à l'embouchure du Mississippi. Devant une terre nordique ingrate et difficile à exploiter comme à peupler, et selon la mythologie du temps qui voulait que l’or se trouve le plus rapproché du soleil, les intérêts français se sont progressivement réorientés vers le Mississippi, le Golfe du Mexique et les Antilles. Devant les frustrations coloniales, il n’y aura plus qu’à compenser par l’extension territoriale avec l’espoir de se rapprocher du soleil …et de l’or. Le choix qui s’accomplira au Traité de Paris, en 1763, était déjà pris au moment de la signature du Traité d’Utrecht, en 1713, qui restitua la Baie d’Hudson, Terre-Neuve et l’Acadie à l’Angleterre, les trois endroits conquis par d’Iberville et où il s’était illustré avec sa fratrie. Il est vrai que les Français allaient bientôt s'engouffrer dans la bulle coloniale du financier John Law.

5. IBERVILLE, LE PREMIER DES SNOWBIRDS?

Autre trait déjà remarquable dans la personnalité des Le Moyne. Une fois la guerre avec l’Angleterre terminée, Iberville, en plus des recettes qu’il touche du commerce des fourrures en Baie d’Hudson, demande du Roi un poste d’administrateur, c’est-à-dire de fonctionnaire royal! Quand on est bon à la stratégie militaire, on ne peut que l’être pour la fonction publique. Certes, Iberville ne demande pas la présidence du Conseil d’administration d’Hydro-Québec, mais un poste dans l’administration coloniale - gouverneur de Terre-Neuve, dont il s'est emparée dans sa marche vers la conquête de la Baie d'Hudson - ne lui déplairait pas. Évidemment, pour Versailles, il n’était pas question de confier à un Canadien d’origine un poste d’administration coloniale.

Iberville avait déjà rencontré Robert Cavelier de La Salle, l’explorateur acharné du Mississippi. C’était bien avant ses exploits à la Baie d’Hudson. Cette rencontre n’est toutefois pas avérée clairement par Frégault qui parle du fait qu’en novembre 1683, La Salle et Iberville se trouvaient tous deux à Québec. «De plus, ajoute-t-il, il est extrêmement probable qu’ils firent la traversée sur le même vaisseau : une frégate qui partit de Québec le 11 novembre et qui atteignit La Rochelle le 18 décembre suivant. Sur cette frégate étaient embarqués Pierre-Esprit Radisson et Médard Chouart, de sorte que quatre des personnages les plus en vue de l’histoire de la Nouvelle-France passèrent ensemble près de quarante jours sur l’océan Quels entretiens ne serait-il pas facile d’imaginer!» (ibid. p. 276) Il y a des chances ici pour que l’historien si méthodique et si critique que fut Frégault se soit laissé, pour une fois, emporter par son imagination. Que La Salle et Iberville se soient rencontrés dans une quelconque antichambre du gouverneur, de l’intendant, ou dans une taverne de Québec, c’est plus que probable. Qu’ils aient navigué ensemble avec leurs némésis, Radisson et Des Groseillers, c’est plus douteux. Il est vrai que si d’Iberville et Radisson débarquèrent tous deux à La Rochelle en décembre 1683, la chance demeure que ce soit du même navire?

En novembre 1683, alors qu’ils étaient, pour le moment, au service de la France, Radisson et son beau-frère ramenaient du Fort Nelson une cargaison de peaux. Une fois la valeur de la traite tirée, comme les deux hommes étaient toujours suspects aux yeux du roi, celui-ci avait ordonné que les lettres de change des deux hommes soient mises en réserve en attendant de décider de leur sort. C’est alors qu’ils décidèrent de s’embarquer pour la France, y rétablir leur réputation et toucher les lettres de change. Pris entre la rivalité opposant la Compagnie de la Baie d’Hudson et la Compagnie du Nord, à laquelle appartenait Iberville, si les trois hommes ont traversé la mer ensemble, ils n’ont pas dû être très cordiaux les uns envers les autres. En Angleterre, la trahison des deux Français était fort mal reçue et Louis XIV tenait à ménager ses relations avec le duc d’York, futur Jacques II. Il reçut donc fort mal les deux beaux-frères. Peu après, ceux-ci décidèrent de tourner casaque à nouveau et de retourner offrir leurs services à l’Angleterre. Radisson et Des Groseillers restèrent au service des Anglais jusqu’à leur mort, les conseillant sur la façon de fortifier le Fort Nelson et les autres établissements de la Baie d’Hudson. Radisson mourut à Londres en 1710, bien après que d’Iberville eut fait tomber tout son système de défense des forts nordiques. Sa fortune finit par tourner et c’est dans la pauvreté qu'il mourut. Pourtant sa fin apparaît moins misérable que certains l'ont prétendue :
«Il est certain que Radisson s’intégra profondément à la société et à la culture anglaises. Il s’y maria à trois reprises. Il y obtint l’appui successif de deux rois. Dès les premières années, il trouva des appuis concrets à ses projets dans au moins deux groupes différents d’investisseurs et le récit de ses voyages intéressait quelques personnes influentes, dont certaines lui demeurèrent attachées pendant de longues années malgré les hauts et les bas de sa carrière tumultueuse. Après 1680, ce que nous savons de la personnalité et du comportement de Radisson indique qu’il avait épousé en grande partie les valeurs anglaises : il se montrait prudent, sobre et industrieux; il veillait à ses affaires et à celles de la Compagnie. Il possédait une résidence dans une quartier distingué, il tenait au respect dû à son rang et il se souciait de l’avancement de ses enfants. Radisson demeura en Angleterre jusqu’à la fin de sa vie par choix autant que par obligation. Il avait développé là des racines et bénéficiait d’un revenu décent garanti (ou presque) de £100 par année, auquel s’ajoutaient probablement les dividendes de ses actions et peut-être d’autres revenus, entre autres par l’entremise de son nouvel ami Haynes le winecooper. À l’évidence, même s’il est mort “ruiné”, Radisson a pu mener une assez bonne vie anglaise, de sa retraite forcée à son décès, une vie qui lui plaisait suffisamment en tout cas pour ne pas vouloir en changer à tout prix et risquer de perdre au change, maintenant que son principal atout déclinait, c’est-à-dire son énergie débordante» (M. Fournier. op. cit. p. 287).
L’insistance avec laquelle les historiens canadiens-français portèrent sur sa «misère» relève de la vertu idéologique du sort qui attend tout traître à sa patrie. Il ne semble pas que Radisson ait eu le moindre scrupule à s’angliciser. Contrairement à Iberville, il n’était pas né au Canada et n’y avait séjourné que pour faire sa fortune et non se livrer corps et âme, comme le fit Iberville, au secours de la colonie. S’il y avait un côté bourgeois chez le pirate canadien, Radisson, lui, était entièrement enraciné dans les valeurs bourgeoises. Mais pour l’époque, l’un et l’autre se rangeaient dans la minorité créatrice la plus active : celle du commerce.

C’est pour d'autres raisons qu’Iberville s’embarqua dans la reconnaissance de l’embouchure du Mississippi tel que commandée par le ministre de la Marine. Il fallait compléter l’œuvre de La Salle laissée inachevée par l’assassinat de l’explorateur irascible. C’est donc en explorateur plutôt qu’en corsaire ou en guerrier qu’Iberville longea la rive nord du Golfe du Mexique. Là encore, il réussit, par ses talents de navigateur, d’observateur et de diplomate avec les Espagnols et avec les Autochtones, à naviguer sans risquer de menaces trop sérieuses. Dans la baie de Biloxi, il fit ériger le premier fortin qu'il confia à son jeune frère, Bienville, pendant que lui continuerait à longer les côtes à la recherche de la fameuse embouchure qui avait échappé au regard de La Salle : la sortie du Mississippi. Une fois franchies les bras du fleuve, Iberville s'engagea dans le cours d'eau, incertain de son identité jusqu'à ce qu'un autochtone lui apporta une lettre signée de l'explorateur Tonti et qui s'adressait à La Salle. C'était le succès. Iberville avait ainsi la confirmation que le fleuve et l'embouchure qu'il avait découverte étaient bien le Mississippi tant recherché. Aussitôt, il s'employa à consolider la prise de possession de la Louisiane et à conclure des ententes de paix avec les tribus autochtones, s'efforçant de les liguer contre les Anglais. Ce n’était là que le premier voyage en vue de fonder une nouvelle Nouvelle-France, celle qu’on appellerait bientôt, la Louisiane.

L’exploration du Golfe du Mexique fut sans doute, pour Iberville, une confirmation du principe d’analogie que le cartésianisme n’avait pas encore totalement évincé de la pensée occidentale. Pour lui, ce Golfe sous les Tropiques était une réplique à la Baie d’Hudson sous les ciels nordiques. Pour fantaisiste que soit cette association, elle stimula son intelligence des affaires coloniales. Ce qu’il avait fait à la Baie d’Hudson, il fallait le faire pour le Golfe du Mexique. Dans son Mémoire de la Coste de la Floride et d’une partie du Mexique, adressé au Secrétaire de la Marine, Pontchartrain, Iberville écrit : «Si la France ne se saisit pas de cette partie de l’Amérique, qui est la plus belle, pour avoir une colonie assez forte pour résister à celle de l’Angleterre qu’elle a dans la partie de l’est depuis Pescadoué jusques à la Caroline, la colonie anglaise qui devient très considérable s’augmentera de manière que dans moins de cent années, elle sera assez forte pour se saisir de toute l’Amérique et en chasser toutes les autres nations» (Cité in G. Frégault. op. cit. pp. 305-306). Sur ce, il s'embarque sur le Marin, qui sera l'équivalent du Pélican lors de sa course dans la Baie d'Hudson.

C’est sur cette lettre que s’extasie Frégault : «On peut se demander sur quoi s’appuyait Iberville pour dire de cette partie de l’Amérique qu’elle était “la plus belle”. Ce qu’il en avait vu ne pouvait l’autoriser à prononcer un tel jugement. De fait, s’agissait-il bien d’un jugement? Il est clair que l’explorateur canadien cherchait plutôt à provoquer dans l’esprit de Pontchartrain une impression favorable à l’établissement d’une colonie française sur la côte du golfe du Mexique…» (ibid. p. 306). Le peu de ce qu’il avait vu des rives du Golfe du Mexique, comparé avec ce qu’il connaissait par expérience, tant de la Baie d’Hudson que de la vallée du Saint-Laurent, ne pouvaie lui souffler d’autres mots à l’oreille : que cette découverte était «la plus belle». Enfin, il se pouvait que la Nouvelle-France ne soit pas «cette terre que Dieu donna à Caïn», mais bien l'Eldorado attendu.

«Mais ce n’est pas là le point important, poursuit Frégault. Ce qui compte ici, c’est la lucidité qu’Iberville manifeste. Ces mots ont un accent prophétique : “dans moins de cent ans…” La débâcle devait en effet se produire “moins de cent ans” plus tard. Après coup, il est facile d’exposer judicieusement la grande cause de la catastrophe : le rythme inégal auquel s’accroissaient la population de la Nouvelle-France et celle des colonies anglaises. Mais alors, à l’époque où la France de Louis XIV semblait encore à son apogée, la chose était moins aisée. Il fallait une singulière clairvoyance pour juger aussi correctement qu’Iberville la politique à courte vue du gouvernement métropolitain. Il est évident qu’à Versailles on était trop borné pour voir la nécessité d’une colonie de peuplement assez puissante pour contrebalancer la force grandissante des colonies britanniques. Le Canadien le sentait…» (ibid. p. 306). Nous revenons ici à ce que nous avons dit plus haut sur la pensée historienne de Guy Frégault. Iberville est à une extrémité de ce que les Vaudreuil-Cavaignac et Montcalm seront à l’autre. Il fait preuve d’une «singulière clairvoyance» que confirment les analyses des historiens. En cela repose toute l’intelligence créatrice du stratège. Iberville «pré-voit» ce qui s’en vient par un simple constat démographique : les Anglais peuplent leurs colonies avant de les étendre; les Français l’étende sans la peupler. Ce non-sens ne peut finir que par coûter la colonie française et ouvrir toute l’Amérique du Nord, jusqu’au Mexique espagnol, aux Anglais. Voilà pourquoi la biographie d’Iberville est la première œuvre d'une entreprise historiographique majeure.

Ce constat oblige Iberville à planifier l’éventuel peuplement de la Louisiane, d’abord en suscitant des ententes avec les Autochtones. Mieux encore, à faire cesser tous conflits qu’ils se livrent entre eux, débauchés aussi bien les uns que les autres par les Anglais qui les fournissent en armes. Cette opposition de stratégies, peut-on dire, provient de la colonisation de la Nouvelle-France qui reposait sur des ententes conclues avec les différents peuples indigènes. Mais avec Iberville, nous passons de la stratégie commerciale à la stratégie militaire. Pour lui, il s’agir d’établir d’abord la paix à tout prix. «Les Anglais, au contraire, cherchent à soulever les tribus les unes contre les autres, d’abord, parce que les raids qui en résultent leur procurent des prisonniers qu’ils peuvent vendre comme esclaves aux Antilles, ensuite parce qu’ils ne demandent pas mieux, semble-t-il, que de voir les sauvages s’épuiser mutuellement, ce qui permettrait aux habitants de la Caroline de franchir les Apalaches et de s’installer tranquillement sur les terres des Indiens, sans craindre de sérieuse résistance de la part de ceux-ci. Diviser pour régner n’est pas formule inconnue aux Anglais» (ibid. p. 329). Entre les alliances et les guerres tribales, deux stratégies de conquête s’établissent à l’intérieur de ce que seront les cadres de la guerre européenne en Amérique un demi-siècle plus tard. Pour Frégault, il apparaît clairement qu’Iberville a constitué une ligne de direction dans la défense de la colonie française, ligne qui n’a malheureusement pas été suivie par les administrateurs métropolitains ni coloniaux.

Au retour de ce deuxième voyage dans le Golfe du Mexique, durant l’été 1700, Iberville s’arrête au port de New York pour y vendre des peaux ramenés de Louisiane. Le gouverneur de la Nouvelle-France, Callières, est soulevé d’indignation. Iberville ne serait-il pas en train de suivre les traces de Radisson? De là naîtra une hostilité entre sa colonie natale et le nouveau capitaine de la France dans les mers du Sud. Les New-Yorkais voient la chose d’un autre œil. Pour eux, c’est clair, Iberville est là pour espionner les défenses de la ville. Frégault ne trouve pas ces interprétations inconciliables : «Dans quel but Iberville fit-il cette escale? Était-ce dans l’intention d’y écouler ses fourrures, comme l’affirmaient les administrateurs de la Nouvelle-France, ou dans le dessein d’y faire de l’espionnage, comme le disaient ceux de New-York? Il est probable que les uns et les autres avaient raison. Quand, plus tard, Iberville proposera de bombarder New-York, il sera en mesure de déterminer exactement, pour avoir vu l’objectif de ses propres yeux, l’étendue des dommages qu’y causerait un bombardement. L’escale qu’il fit à New-York explique qu’Iberville ne soit arrivé que le 24 août à La Rochelle, où l’on manifestait de l’inquiétude à son sujet depuis quelques semaines» (ibid. p. 332). De fait, Iberville commence à souffrir de son corps. En Louisiane, son genoux l’immobilise face à la marche en forêt. De plus, il revient en France atteint de la malaria qui contribuera à diminuer ses jours. Lors de son troisième voyage, il doit subir une intervention chirurgicale (une appendicectomie?), «…retenu au lit par un abcès au côté. Un chirurgien lui pratiquera “une incision à travers le ventre, de six pouces de long”» (ibid. pp. 351-352). Mais comme Christophe Colomb jadis, ou Samuel de Champlain, son esprit ne cesse de tisser des plans de développements des colonies françaises en Amérique et les moyens militaires et stratégiques pour les conserver contre le débordement démographique des colonies anglaises qui, inévitablement, entraînera une ruée vers l'ouest.

Mais Frégault tient à nous mettre en garde dans l’analyse des actions de son héros.
«Qu’on y prenne garde», nous avertit-il. La Louisiane «ne l’attire pas pour elle-même. En Louisiane, Iberville demeure un soldat et un Canadien. Ce n’est pas dans le seul but d’étendre l’empire français sur une nouvelle partie du continent américain qu’il désire l’établissement d’une colonie de peuplement dans le Mississipi. Il voit le Canada menacé par la croissance redoutable des colonies anglaises et il sent que, si l’on ne rétablit l’équilibre des forces, tout est perdu. À la colonisation œuvre de paix, il substitue un effort colonisateur tendu vers la réalisation de buts de guerre. Il faut, proclame-t-il, établir solidement la France en Louisiane pour empêcher l’Angleterre d’étendre son influence au cœur du continent. Il faut y implanter une colonie pour organiser les tribus indiennes et en faire non seulement un bouclier mais une arme offensive dirigée contre l’Amérique britannique. Lorsqu’il supplie et convainct la métropole d’occuper le Mississipi, la raison qu’il donne, ce n’est pas l’expansion de l’empire colonial de la France, c’est la nécessité d’opposer une barrière à l’empire colonial de l’Angleterre. En d’autres termes, ce qu’il veut, ce n’est pas tant une plus grande France qu’une Angleterre amoindrie; amoindrie parce qu’ainsi l’exige la sécurité du Canada, sa patrie» (ibid. pp. 361-362).
C’est ainsi que Frégault analyse la poussée agressive qui s’emparre d’Iberville vers la fin de sa vie, son besoin de contenir l’Angleterre sur les rives de l’Atlantique afin que les colonies ne dépassent pas la ligne des Alleghanys. Si les intérêts de la politique étrangère française à la fin du règne de Louis XIV et les plans concoctés dans l’esprit fiévreux d’Iberville se rejoignent, ils différent carrément quant aux buts. Pour la diplomatie française, la Nouvelle-France est un fardeau et rien ne s’annonce de mieux en provenance de la Louisane. Le seul intérêt reste donc d’exercer une pression sur les colonies américaines et forcer la marine anglaise à se porter au secours de ses colonies le plus longtemps possible, ce qui laissera les mains libres aux armées françaises pour établir le diktat du royaume sur le reste du continent. C’est ainsi seulement que l’on peut comprendre les raisons de la rétrocession de la Baie d’Hudson, de Terre-Neuve et même la cession de l’Acadie en 1713. Plus il y aura de colonies anglaises à défendre, plus la flotte anglaise serait accaparée par ses intérêts coloniaux. C’était un pari risqué qui annonçait ce que serait la Cession de 1760 si la France en venait à tirer le mauvais numéro. Pour Iberville, cette stratégie vise à tout autre chose. Elle vise à accroître la force des défenses de l’immense empire français d’Amérique menée conjointement avec une dynamique politique de peuplement, aussi bien de la Nouvelle-France que de la vallée du Mississippi, du sud des Grands Lacs jusqu’à l’embouchure du «Père des Eaux». Comme pour la France en Europe, c’est par la démographie que les colonies pourraient résister et se maintenir contre l’assaut belliqueux des Anglais. Dessous les ententes tacites et même enthousiastes de Pontchartrain et d’Iberville, de sourdes oppositions sont en train de se tramer pour la suite des choses.

6. UNE FIN EN DENTS DE SCIE…

Les dernières années de la vie d'Iberville ne seront jamais à la hauteur de ses espérances, ce qui arrive généralement à tous ceux dotés d'une lucidité qui ne parvient pas à éclairer les pusillanimes qui hantent les couloirs des officines du gouvernement. Entre sa santé déclinante et le règne instable d'un roi vieillissant, le crépuscule du Grand Siècle tombe sur les deux carrières à la fois. Du moins, Iberville ne vieillira-t-il pas assez longtemps pour voir le sacrifice de ses conquêtes par le roi ambitieux qui se jugera lui-même «avoir trop aimé la guerre». Comme le note Frégault, «au milieu d'attaques de fièvre de plus en plus fréquentes et toujours plus violentes, au milieu de ses projets sans cesse renversés, mais repris avec une ténacité qui donne un caractère pathétique à ses dernières années, il présidait aux destinées de sa colonie et demeurait l'homme "sans l'ordre duquel rien ne se fait pour le Mississipy"» (ibid. p. 360). Grâce à son frère Le Moyne de Bienville, qui deviendra le premier gouverneur en titre de la Louisiane, il peut toujours compter sur un appui solide et dynamique sur les lieux. En retour, les incursions des Anglais des Carolines ne cessent de hanter son projet de développement des rives du Mississippi. Iberville revient périodiquement à la charge, inondant les officines en question de mémoires et de rappels sur un vaste projet qui ne serait rien de moins que «terroriser» les colonies anglaises de la Floride à Terre-Neuve!

Il en rédige un sur comment s'emparer de Boston, inspiré du raid de Schenectady de l'hiver 1690. Mais l'offensive déplaît autant aux fonctionnaires de la Nouvelle-France qu'elle laisse hésitante le gouvernement royal : «Dans un mémoire particulier "sur l'entreprise de la Nouvelle-York", le gouvernement reçoit l'ordre de conduire quinze cents hommes contre la ville ennemie, pendant que deux vaisseaux de guerre la bombarderont et couperont ses communications par mer. Cependant, l'été suivant, quand il sera question d'entreprendre la campagne projetée, la Cour aura changé d'avis et trouvera "convenable" que la Nouvelle-France se tienne plutôt sur "une forte et vigoureuse défensive"» (ibid. p. 367). Jouer «sur la défensive»; jouer «défensivement», cela restera dans la stratégie du hockey où face aux attaquants des Bruins, le gardien de but des Canadiens restera la vedette de l'équipe, même si longtemps il ne fut pas considéré comme un «joueur» de l'équipe! À cette stratégie royale, on finira par se décider à envoyer une expédition, dont la direction sera confiée à Iberville, en vue de sécuriser les postes français dans les Antilles. Ici, Iberville s'entoura de pirates et laissa libre sa tactique favorite, en particulier lors de la prise de Nevis (aujourd'hui Niévès). Comme le Fort Nelson jadis, Nevis finit par se livrer aux pirates non sans créer une situation chaotique en envoyant les esclaves libérés dans les montagnes. Qu'importe! «Avant d'entreprendre les négociations, Iberville range soigneusement ses troupes en ordre de bataille, prêtes à frapper avec la rapidité et la précision dont elles ont fait preuve depuis le premier jour de la campagne. Cette manière d'entrer en pourparlers en dit long. L'ennemi signera le couteau sur la gorge. Mais il ne saisit pas tout de suite le sens de ce déploiement et soumet au chef canadien des propositions d'armistice que celui-ci juge déraisonnables. D'autres articles suivent, mais qui ne contiennent pas l'exigence fondamentale d'Iberville : que les vaincus se constituent en bloc prisonniers de guerre. Cette fois, il s'impatiente et les avertit que, s'ils n'acceptent pas purement et simplement de se rendre à discrétion, il ne retiendra pas davantage l'impétuosité de ses troupes, qui "ne demandoient pas mieux Criant hautement que je les laissasse faire et qu'ils en Viendroient bien à bout". On reconnaît la tactique qu'il a adoptée depuis vingt ans. Il ne traite qu'avec des adversaires terrorisés» (ibid. p. 396). Contrairement aux ministres et aux gouverneurs, Iberville ne se laissait jamais mettre «sur la défensive», considérant probablement que la meilleure défense restait l'attaque.

Ce devait être le dernier coup de force d'Iberville. Peu après, il remonta vers l'île de Cuba, s'arrêtant à La Havane. Qu'allait-il y faire? On ne le sait précisément pas. Peut-être avait-il donné rendez-vous à une flottille espagnole pour l'accompagner dans son dessein d'aller porter la guerre aux Carolines? Quoi qu'il en soit, c'est là qu'il mourut, probablement d'un accès féroce de la malaria. En tous cas, l'acte de décès certifie qu'«El général Don Pedro Berbila» y fut enterré le 9 juillet 1706.

7. D’UN IBERVILLE L’AUTRE

Le 4 mai 1859, le village de Christie-ville, érigé sur la rive droite du Richelieu, face à la ville de Dorchester qui allait devenir Saint-Jean-d’Iberville, puis Saint-Jean-de-Québec et maintenant Saint-Jean-sur-Richelieu, reçu l’incorporation municipale sous le nom Iberville, comprenant 28 arpents de front et s’étendant en profondeur du milieu de la rivière Richelieu jusqu’au chemin de la 2e concession, c’est-à-dire le rang Saint-Édouard. La ville prenait le nom du comté d’Iberville. (Y. Labelle. Monographie d’Iberville, Éditions des Frères Maristes, 1968, p. 173). Mes parents résidaient à Iberville lorsque je vins au monde, en 1955. Aujourd’hui, je demeure à l'angle des rues Sherbrooke et Iberville, un peu comme si le nom du héros de la Nouvelle-France m’accompagnait, çà et là, au gré de mon existence. C’est un fait assez exceptionnel que dans une province où les noms de villes et de villages étaient généralement ceux d’un saint ou d’une sainte, que le nom d’Iberville fut choisi par la petite ville de ma naissance. Aujourd’hui, celle-ci n’est plus qu’un arrondissement de la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu, et pas le plus riche. Ce «cadeau administratif», ce «respect des traditions et de l’identité des localités», fut celui de la politique du Parti Québécois qui, en même temps, mène campagne auprès du gouvernement canadien (en attendant une éventuelle indépendance) afin qu'il respecte la culture et l’identité des Québécois! Paradoxe, ô combien méprisable, que ces revendicateurs du respect de l’intégrité des collectivités bradent avec un outrageux sans-gêne celui des villes et des localités. Les «bâtisseurs du Québec souverain» démontrent ainsi leur manque total de scrupules devant leurs commettants et en même temps la mesquinerie financière avec laquelle ils entendent mener à bonne fin leurs aspirations politiques en les faisant payer par la population. Non, les bâtisseurs du Québec indépendant n’ont rien hérité des qualités d’intégrité et de courage de Pierre Le Moyne d’Iberville.

D’autre part, avec tous les qualificatifs référentiels associés à son nom - Jean Bart, le Cid -, il est normal que la littérature et, à défaut du cinéma, la télévision aient capitalisé sur Iberville. Le roman de Marmette prend la famille Le Moyne comme reflet canadien des Machabées dans l’Israël de l’Ancien Testament. Association peu expressive de la réalité de ce que furent les douze frères Le Moyne. La série D’Iberville, pour sa part, est constituée de 39 épisodes en couleurs diffusés entre le 11 octobre 1967 et le 10 juillet 1968 sur les ondes de Radio-Canada. Cette co-production associait l’Office de radiodiffusion télévision française (O.R.T.F.), la Radiodiffusion-Télévision Belge (R.T.B.) et la Société Suisse de Radiodiffusion (S.S.R.). Filmée près de la ville de Québec, sur les berges de l’île d’Orléans, la série se limitait à la carrière du héros en Nouvelle-France, jusqu’à la prise du Fort Nelson. La reproduction à l’échelle du célèbre Pélican et les maquettes dont Frédéric Back fut l’un des artisans confinèrent la série à une méga co-production chargée d'inaugurer l'ère de la télévision en couleurs par les fonds qu'on y investissait et les possibilités de création dont elle disposait. Six réalisateurs se partagèrent la tâche énorme d’aboutir à un résultat : Pierre Gauvreau, Rolland Guay, Marcel Lefebvre, Bernard Parent, Nicole Leblanc, Jeannine Brassard. Cent soixante-quinze acteurs et actrices, québécois et étrangers, participèrent à sa production. Les textes étaient de Guy Fournier et le scénario de Jacques Létourneau. Les dialogues sont signés de l’écrivain Jean Pellerin, dans un ton tout à fait racinien Toupin.

Malgré des souvenirs émus, force est de constater, lorsque nous visionnons aujourd’hui les épisodes de D’Iberville, qu’ils ont bien mal vieillis. Les scènes de combat naval dans les eaux glacées, entre les banquises, usant de maquettes flottantes en studio, rappellent, en plus mauvais, les plateaux de Thunderbirds (Les Sentinelles de l’air), lady Penelope en moins. Si Albert Milaire donnait une stature au personnage, le scénario de Jean Pellerin le faisait parler «à la Racine», alors que Frégault rappelait déjà qu’il ne viendrait «à l’idée de personne d’adopter la manière d’écrire du grand illettré qu’était Iberville» (G. Frégault. op. cit. p. 197, n. 23). Le choix cornélien entre le réalisme et l’idéalisme qui marquait l’aliénation de la classe bourgeoise canadienne-française de l'époque, donne aujourd’hui à l’ensemble un goût suranné.

Il s’agissait surtout de contrevenir à l’idée que Frontenac se faisait des Canadiens lorsqu’il écrivait : «Les Anglois sont plus habiles que nous pour la conservation de leurs colonies, ils ne font point les choses à demy comme nos négocians, et ils nepargent pas la dépence, quand ils la jugent nécessaire» (1693) (Cité in ibid. p. 191). Le même historien notait qu’Iberville «ne perdait jamais de vue ses intérêts, c’est vrai, mais il n’y sacrifiait pas son honneur» (ibid. p. 229), ce qui en venait à qualifier Iberville d’être tout simplement incorruptible. Entre le triste réalisme d'une exploitation essentiellement commerciale et l'incorruptibilité héroïque d'un conquérant d'empire, il devenait donc facile, de Marmette à Gauvreau, d’idéaliser Iberville à partir des témoignages de l’époque et des commentaires historiographiques qui ont suivi, Radisson lui servant déjà de repoussoir. Contre les «vertus chrétiennes» vantées de ce pirate qui savait se montrer impitoyable, Frégault rappelait que «Iberville n’était ni un saint ni un croisé, mais tout simplement un homme de guerre intrépide et intelligent» (ibid. p. 233). En 1940, cela pouvait froisser une certaine idée cléricale du personnage, en 1960, cela était devenu amplement satisfaisant. Que s’est-il donc passé pour que depuis un demi-siècle, ce héros d’histoire et de légendes en soit venu à passer carrément inaperçu?

Iberville représente un espèce d’homme qui a perdu toutes ses qualités au cours des années 1980 du XXe siècle. C’est un «machiste», C.Q.F.D.  D’abord, c’est un homme de guerre, un pirate pour parler plus simplement. Comme un gamin, il en a que pour les exercices corporels violents. Ce n’est ni un intellectuel ni un spiritualiste. Tout au contraire. Il aime la violence. Il se déchaîne contre les Anglais et les Hollandais dans la bataille et surtout dans la fuite. Il nourrit la vengeance, d’où l’anéantissement de Schenectady en représailles à l’horrible massacre des colons de Lachine. Il est prêt, comme le dit Kipling dans son célèbre poème à son fils, à recommencer chaque fois qu’il voit son œuvre détruite, d’où ses promenades inlassables, par terre et par mer, jusqu’à la Baie d’Hudson, à guerroyer contre les Anglais de Fort Nelson. Il détruit ainsi l’œuvre accomplie par la duplicité et la trahison de Radisson.

Ensuite, c’est un homme qui brise la rigidité des mœurs coloniales. C’est déjà un «matérialiste», bien qu’il faille employer des guillemets pour utiliser ce mot. Lui aussi, comme pour Radisson et pour ses associés de la Compagnie du Nord, guerroie pour la traite des fourrures. Il veut accumuler son capital, multiplier ses intérêts, s’assurer la rentrée des rentes dans son portefeuille. Il a aussi des ambitions toutes terrestres. Frégault le répète : Iberville n’a rien d’un homme «providentiel», ses œuvres ne sont pas le fruit de «miracles», il n’est pas guidé par une main invisible autre que celle du marché, et aussi celle de la récompense royale. Iberville ambitionne un poste d’honneur, un poste de fonctionnaire de l’administration coloniale. Il veut se placer, en étant gouverneur de Terre-Neuve, dans la position où ses intérêts personnels finiraient par recouper les intérêts collectifs, comme il sied si bien dans l’Ancien Régime. Contrairement à Radisson, Iberville n’est pas un homme «absolument moderne», mais la part de modernité qui réside dans sa personnalité, il la maîtrise entièrement.

Enfin, par ses mœurs plutôt volages, Iberville maintient la liberté des instincts et des pulsions. Porteur de l’éros masculin, il est «machiste» au sens où le féminisme ne peut le tolérer, mais où bien des femmes ne l'en regrettent pas moins! Bref, Iberville n’est pas ce qu’on peut appeler «un homme rose», et si l’abandon de la Picoté de Bélestre est «inélégant», comme le souligne Frégault, il est dans l’habitude des garçons de s’évader de leur responsabilité lorsqu’ils mettent une petit copine d’un soir enceinte! Il y a là une «modernité» toute américaine dans le comportement d’Iberville. Scandale pour les féministes et folie pour les parents complaisants, le comportement d’Iberville ne soulève plus aujourd'hui les scandales d'hier. Mais le machisme d'un d'Iberville fait naturellement peur lorsque, abandonné à lui-même, il peut prendre des initiatives dont les conséquences angoissent déjà ses contemporains.

Pendant ce temps, l'étoile de Radisson n'a cessé de s'élever. Nous avons dit à quel point la vie du personnage répondait aux valeurs multiculturelles véhiculées non seulement par les fédéralistes, mais également par les partisans de la mondialisation. Tour à tour Français et Anglais, matiné de culture autochtone, les Canadiens se reconnaissent en lui. Ses aventures héroïques, tirées de ses propres mémoires, ajoutent un exotisme historique sûrement plus poétique que l'épopée d'Iberville. D'Iberville peut être le héros des Canadiens Français ou des Louisianais, mais Radisson est un héros absolument canadien. Voilà pourquoi, après des études universitaires, des biographies, on le retrouve dans une série de bandes dessinées du bédéiste Bérubé, tandis que d'Iberville attend toujours la sienne. Il est incontestable que la vie de Radisson foisonne d'aventures en tous genres. Qu'il ait ou non amplifié ses exploits dans son récit autobiographique qui sert de base à Bérubé, l'important n'est pas là. Comme nous l'avons dit, Radisson était un homme déjà absolument moderne, c'est-à-dire un commerçant qui ne connaissait aucun principe élevé au-dessus de ses intérêts matériels et personnels. Il ne regardait pas aux valeurs de ses employeurs, despotique comme le roi de France ou libéral comme le roi d'Angleterre. Pour Fournier, «l'identité de Radisson était… mobile, variable mais fondée sur sa capacité à percevoir de façon lucide l'environnement auquel il devait s'adapter, et lui-même en train d'intervenir sur lui-même pour influencer l'environnement social qui l'influençait» (M. Fournier. op. cit. pp. 290-291). Tel est le cadre théorique dans lequel il analyse la personne de son héros, l'analyse relationnelle, ce qui veut dire, concrètement, une comptabilité circulaire interactive globale qui naît des échanges entre les différents acteurs et les institutions d'une société, de ce que font les gens les uns par rapport aux autres plutôt que de ce qu'ils sont en eux-mêmes (ibid. p. 296) Ainsi donc, conclut Fournier : «Sans prétendre faire œuvre de psychologue, je vois donc Radisson comme une personne consciente d'être en transformation permanente, en fonction du milieu et des circonstances; les capacités propres de Radisson limitent ces transformations et son expérience les dirige, mais surtout Radisson accepte et perçoit ces transformations successives comme nécessaires et bénéfiques; son identité repose donc moins sur la permanence de certains traits que sur la dominance de celui-ci : sa capacité exceptionnelle à s'adapter et à se transformer» (ibid. p. 290).

Est-ce à dire qu'Iberville ne se trouvait pas dans un même processus de comptabilité circulaire interactive? Assûrément oui. L'analyse relationnelle n'enlève rien à la réalité sociale où se trouvaient les deux hommes. En fait, elle n'apporte rien de vraiment nouveau. Iberville était tout aussi conscient que Radisson, sinon même plus comme on l'a vu, d'être placé dans une situation relationnelle où les circonstances transformaient aussi bien les individus que les institutions. Le rythme de ces transformations n'était pas le même partout, dans les métropoles et les colonies, d'où les confrontations multiples, aussi bien entre Radisson que d'Iberville avec les métropoles européennes. Radisson alla ici et là; Iberville resta fidèle au principe de la monarchie française. Dans tous les cas, c'est-à-dire dans les deux royaumes, ils mettaient leur impulsion créative au service de la minorité créatrice de l'époque. De nos jours, cette minorité créatrice est devenue une minorité dominante. Ses ressources ne profitent plus autant de l'impulsion dynamique qui animait un Radisson ou un d'Iberville. Indépendamment des thèses qui entraînent Martin Fournier à voir en Radisson un modèle d'«accommodements raisonnables», Radisson est à jamais le symbole des Canadiens Français qui demeurent rattachés à l'idée du Canada, fédération de «peuples fondateurs». De son côté, d'Iberville a été lâché par les nationalistes, préférant s'attacher aux figures des Patriotes de 1837-1838 comme modèles de référence historique. Ce déplacement, propre à la génération historiographique des années 1960-1970, ne s'est pas montré des plus heureux. Le culte des vaincus a évincé celui du grand vainqueur avec ce que cela entraîne au niveau de la psychologie collective. C'est le culte du machiste d'Iberville qui a conduit à l'élection du Parti Québécois en 1976, mais c'est celui des Patriotes de 37-38 qui a conduit à la défaite référendaire de 1980, tant il n'y avait plus raison de célébrer ceux qui possèdent en eux-mêmes une force audacieuse de détermination et de courage capable de dominer nos petites concessions quotidiennes.

Car c'était, comme nous l'avons vu au commencement de ce texte, ce qui motivait le plus Frégault à entreprendre les recherches qui conduisisrent à la rédaction de sa biographie d'Iberville. Aussi, répète-t-il en conclusion ce qui est «la philosophie de l'histoire» de Frégault : «Notre histoire, on ne saurait trop le répéter, est à la fois un phénomène d'enracinement et un prodige d'expansion. Elle est en même temps une folle audace et une longue patience. Œuvre de colonisateurs et de conquérants, elle fut le point de rencontre de deux tendances qui contribuèrent également à modeler le visage idéal du Canada français. Mais Pierre Le Moyne d'Iberville fut avant tout l'homme d'une tendance : il fut l'homme de l'expansion. Pour cette raison, il nous a semblé que la meilleure façon de mettre en lumière la figure de ce créateur d'empire était de la chercher dans son œuvre, et d'éclairer cette œuvre fragile, nécessairement incomplète, par l'image de l'Amérique française, forte et grande que le héros portait en lui» (G. Frégault. op. cit. pp. 414-415). Comme ce mot célèbre rapporté par Yvonne Labelle : «Une personne qui se fait un point d’honneur de venir à bout de ce qu’il entreprend fait en sorte de prendre les mesures les plus justes» (Cité in Y. Labelle. op. cit. p. 172). Ici nul embarras de justifications théoriques, comme chez Fournier. En positionnant Iberville comme créateur d'empire, Frégault le donnait en exemple à l'idée du «pays» qui accompagne le nationalisme québécois, et plus ce pays serait autonome et indépendant, plus le rêve d'empire qu'avait d'Iberville trouverait son accomplissement historique, du moins partiellement.

Dans l'iconographie des manuels scolaires de jadis, il y avait cet exploit banal, qui pourtant ne passait pas inaperçu auprès de notre jeune impressionnabilité, du Canadien qui se précipite à l'eau pour récupérer le drapeau anglais abattu par les canons de la forteresse de Québec lors de l'attaque de Phipps en 1690. Un manuel scolaire de géographie de la même époque expliquait ainsi pourquoi un tel geste n'était plus pensable chez les Canadiens (Québécois) d'aujourd'hui : «Au contact de l'Anglais, dont le caractère taciturne et méditatif est coupé à intervalles réguliers d'accès de gaieté plus bruyante que véritable, au contact aussi d'un climat plus froid, le Canadien français a perdu quelque chose de la gaieté légère et pétillante du Français; obligé de passer les longs hivers à l'intérieur, il apporte plus de soin à orner sa demeure, sans lui donner toujours, malheureusement, les proportions que réclamerait sa nombreuse famille» (Les Frères Maristes, Atlas-Géographie, Montréal, Granger Frères, 1951, p. 231). Si ce que disait ce géographe en soutane est vrai, on peut alors regretter que cet hardi compagnon n'ait pas laisser flotter ce symbole de vanité sans le toucher tant il ignorait ce qu'il entraînait de misères pour les Canadiens. Toute l'intelligence créatrice d'Iberville résidait précisément dans le fait de l'avoir pressenti⌛


* La ville de Montréal vient de sacrifier une rue au nom de l’historien Étienne-Michel Faillon (1799-1870), oublié aujourd’hui, pour le remplacer par celui de Garry Carter, un joueur de baseball américain qui a fait les beaux jours des expos. Voilà la façon des les Québécois apprennent à «se souvenir». Écœurant.

Montréal,
10 juin 2013

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