mardi 22 janvier 2013

La Schize X (2ème partie) : Homme-Machine-Sujet kantien


LA SCHIZE X


PROPRIÉTAIRE-CITOYEN-HOMME-MACHINE-SUJET KANTIEN
(2ème partie : Homme-Machine-Sujet kantien)

Ce texte est un extrait d'un ouvrage à paraître, La machine infernale, dans la série «Testament de l'Occident».


LA SECONDE SCHIZE : DU SUJET KANTIEN À L'HOMME-MACHINE

C) LE SUJET KANTIEN

La philosophie du Siècle des Lumières restreignait donc l’homme au monde de la Nature : il en était à la fois le centre et la finitude. Il n’y avait pas un au-delà de l’humanité dans la philosophie de la nature des philosophes et l’anthropocentrisme dont les Occidentaux faisaient preuve s’installait comme une évidence à laquelle nous n’avons toujours pas fondamentalement dérogé, malgré plus de deux siècles de science-fiction. Le naturaliste Buffon (1707-1788) considérait que l’homme «doit se ranger lui-même dans la classe des animaux, auxquels il ressemble par tout ce qu’il a de matériel, et même leur instinct (nous) paroîtra peut-être plus sûr que sa raison, et leur industrie plus admirable que ses arts». (1) Vision lucide et rectificatrice? «En 1749, cela signifie surtout que Buffon refuse le scepticisme, qu’il soit athée, déiste, ou même chrétien à la manière de Réaumur. Cela signifie qu’il rend à l’homme la grandeur et la dignité de la raison sur le plan de la connaissance comme dans la hiérarchie des êtres créés. Mais le plus remarquable peut-être, c’est que la réflexion de Buffon s’est maintenue sur le terrain scientifique. Ce sont des arguments de fait, empruntés au sentiment intérieur ou à une comparaison extérieure de l’homme à l’animal, qui ont démontré la supériorité de l’homme. Aucun argument métaphysique n’a été évoqué, et Buffon n’a rien dit de la nature réelle de l’âme, de son destin ni même de son origine…» (2) Démasquer la matière derrière la nature n’a pas pour objectif de dégrader la valeur de l’homme. L’homme est la pointe avancée de cet effort de perfectionnement qui anime l’ensemble de l’ordre matériel. S’il n’y a pas de finitude à l’homme, c’est que l’homme est la finitude du règne du vivant, et pourquoi pas, de la matière. Il est susceptible de perfectibilité mais pas encore soumis à un processus évolutif comme l’enseignera la biologie occidentale à partir de Lamarck et de Darwin. Sa capacité à atteindre un haut perfectionnement lui donne une dignité à laquelle Buffon associe toutes ses activités : «La dignité de la science était précisément de maintenir l’homme dans cet état d’émerveillement, générateur d’humilité et de confiance en Dieu. Buffon renverse la perspective. L’homme doit être mis au centre de la nature et au centre de la science, dont la dignité est de le servir. La nature n’est digne de l’attention humaine que dans la mesure où elle est utile à l’homme». (3) Derrière l’apologie de la raison et de la nature pointe déjà l’argument utilitariste. Comme l’écrit Roland Desné : «Situer l’homme comme un être essentiellement physique dans un enchaînement naturel de causes et d’effets, c’était le laver de toute souillure originelle. Pourquoi l’homme aurait-il à rougir de lui-même? La pensée matérialiste rompt ainsi avec la tradition du pessimisme chrétien. Pascal est réfuté, La Rochefoucauld déchristianisé». (4) L’optimisme du siècle condamne, en effet, ce qui était péché et faute originelle pour n’en faire que de simples erreurs ou, au pire, des tares propres à la nature de l’espèce : «D’après la vision apocalyptique que Boulanger propose du déluge, l’homme apparaît comme un être faible à la merci d’une catastrophe qui détruirait “en un clin d’œil les nations”. La nature, selon Buffon, serait plus clémente, mais l’existence d’espèces disgraciées interdit de croire à quelque finalité. On trouve néanmoins, au sein du matérialisme, une tendance assez naïvement optimiste pour voir dans la nature un “ouvrier habile” uniquement préoccupé de construire l’homme, ce chef-d’œuvre d’harmonie. Ces diverses attitudes pouvaient sans doute se concilier…» (5) Étrange animisme! On ne punit pas un animal parce qu’il se comporte comme la nature l’a fixé à travers ses instincts… Peu à peu, l’image de l’homme apparaissait comme étant celle d’un être mu mécaniquement par ses instincts et, en conformité avec ce que Descartes postulait un siècle plus tôt, par ses esprits animaux, concept qui servait à désigner le système nerveux de l’homme ainsi que sa psychologie comportementale. Helvétius, par exemple, écrira dans son traité De l’homme : «L’homme est une machine qui, mise en mouvement par la sensibilité physique, doit faire tout ce qu’elle exécute. C’est la roue qui, mue par un torrent, élève les pistons, et après eux les eaux destinées à se dégorger dans les bassins préparés à la recevoir». (6) C’est ainsi que, progressivement, voyons-nous la vie qui anime l’homme se démasquer pour laisser surgir le vaste réseau de mécanismes qui l’agite.

D’un tel constat, deux attitudes se sont dégagées parmi les penseurs de la fin du XVIIIe siècle. La première, toute pessimiste et mélancolique jusqu’à la limite du cynisme et du dépit, était véhiculée par le marquis de Sade : «De ce côté, pas le moindre équivoque chez Sade : en discordance totale avec l’époque, à aucun moment, ni en tant que philosophe, ni en tant qu’individu, ni dans ses lettres, ni dans son œuvre, il ne revendique pour l’homme une place exceptionnelle dans l’univers. […] à partir de ce nouveau regard considérant la nature non plus comme un ensemble de choses mais comme un ensemble de forces, et de forces intensivement agissantes, on conçoit déjà une volonté intraitable de dépouiller l’homme de toutes ses prétentions à s’en distinguer, à s’en croire le maître ou l’utilisateur. Volonté constante chez Sade d’extirper le mensonge à sa racine, en s’efforçant de représenter, le plus physiquement possible, le néant de l’homme par rapport à l’univers…» (7) L’homme n’étant que mécanismes, il échappe à toute morale qui puiserait sa légitimité dans une quelconque métaphysique qui ne peut être que supercherie et fraude. Appartenant à la matière avec laquelle tout le reste de l’univers est constituée, l’homme n’est rien de plus qu’une structure mécanique, l’une des plus insignifiantes, qui obéit à l’ordre déterminé par son mécanisme interne soumis aux lois de la nature physique. Ce matérialisme pur et dur, l’optimisme des philosophes déistes ou théistes le rejette, s’efforçant, tant bien que mal, de sauvegarder la spécificité de l’homme dans l’ensemble du monde naturel. Contrairement à Sade - nous venons de le voir avec Buffon -, ils placent l’homme tout au sommet de la Nature et de la matière, d’où l’importance de reconnaître un ordre moral, ordre désormais articulé non plus sur l’obéissance à la tradition et à l’autorité, mais à la seule raison, laquelle est, comme le bon sens chez Descartes, la chose la mieux partagée du monde : «On pourrait résumer en quelques mots l’effort de l’Encyclopédie, en disant que ses auteurs ont voulu apprendre aux hommes que tous leurs titres, raison, vertu, savoir, ils les devaient à leur histoire, c’est-à-dire à leurs efforts pour se délivrer de toutes les servitudes, celles de la société et celles de l’animalité. On honorera leurs mânes en disant qu’ils ont voulu écrire les annales de la raison, qui leur a paru le fruit le plus merveilleux du temps». (8) L’affrontement de ces deux attitudes se poursuivra à travers les siècles à venir : «L’une des objurgations les plus fréquentes des libertins de Sade est leur sempiternel “Raisonnons”. Nulle passion chez ces disciples de la Raison des Lumières. Pour Adorno et Horkheimer, la raison est l’organe du calcul, de la planification; “elle est neutre à l’égard des buts, son élément est la coordination. L’affinité entre la connaissance et la planification, à laquelle Kant a donné un fondement transcendantal et qui confère à tous les aspects de l’existence bourgeoise, pleinement rationalisée même dans les temps de pause, un caractère de finalité inéluctable, a déjà été exposée empiriquement par Sade un siècle avant l’avènement du sport”». (9) La voie inaugurée par l’optimisme des philosophes allait trouver son aboutissement dans la philosophie de l’allemand Emmanuel Kant (1724-1804).

En proposant l’a priori à la raison pure, Kant se distanciait d’une vision mécaniste de l’homme, mais comme il se ralliait au courant général de la pensée française et de l’empirisme anglais, il ne pouvait totalement rejeter leurs découvertes. Aussi, se trouva-t-il confronté à une crise intellectuelle et morale majeure lorsqu’il chercha à résoudre sa propre contradiction philosophique. Conservant la religion comme élément de la philosophie, il ne pouvait pas plus se résoudre, contrairement à ce que firent les romantiques, à une respiritualisation de l’univers. C’est dans l’ordre moral donc que Kant choisit de tenter la réconciliation des extrêmes. «Le quatrième et dernier progrès que fit la raison, achevant d’élaborer l’homme tout à fait au-dessus de la société animale, ce fut qu’il comprit (obscurément encore) qu’il était proprement la fin de la nature, et que rien de ce qui vit sur terre ne pouvait lui disputer ce droit» (10), écrit-il dans ses Conjectures sur les débuts de l’histoire. Mais cette conclusion était moins celle de l’homme préhistorique qu’il concevait que de la pensée occidentale au XVIIIe siècle. En ce sens, Kant se ralliait aux philosophes français inspirés par le naturaliste Buffon. Mais il se déclarait également en faveur de L’éthique de Spinoza: «Spinoza et Kant ont démontré que l’homme se trouve au point d’intersection de deux sphères : celle de la nature (ou de la nécessité) et celle de la liberté». (11) La liberté devenait le critère - mais pas le seul - qui définissait l’homme en dehors de la pure mécanique qui le conditionne sur l’échelle des espèces. Aux déterminismes mécanistes enseignés par les matérialistes français, Kant opposait un autre ordre de nécessités, celui des |impératifs catégoriques. Le philosophe Wilhelm Dilthey, en remarquable pédagogue, a fort bien résumé la pensée de Kant à ce point. Il rappelle comment, pour Kant, «le sujet de toute activité, comme celui de la pensée, est la raison. Car la volonté est la faculté d’agir d’après la représentation de lois, et déduire les actions des lois est un processus qui relève de la raison. Comme il s’exprime par des actions, nous appelons ce sujet raison pratique. On pourrait imaginer une raison pratique déterminant la volonté d’une façon inéluctable. Par contre, la raison pratique s’oppose, dans le monde de l’activité humaine, à des impulsions physiques; ainsi naît une obligation, un |impératif». (12) Outre que l’homme était la finalité de la nature, il trouvait en lui-même sa propre finalité. Pour Kant, «…le commandement moral ne peut pas venir d’un être en dehors de nous, car tout commandement extérieur - et aussi tout commandement qui a un contenu “matériel” - provoque aussitôt, chez celui à qui il a été donné, cette question : pourquoi obéir à cet être? et se relie par là à la promesse de récompense et de punitions, ou à des valeurs et à des buts généraux, pour lesquels l’action morale est un moyen - ce qui change le devoir absolu du commandement moral en un impératif “hypothétique”, en une “règle de prudence”. Le véritable impératif catégorique ne peut être autre chose qu’une exigence qui vienne de nous-même, où, en toute autonomie, nous nous fixons notre propre loi, où nous sommes sujet et objet du commandement (comme le citoyen de Rousseau en face de l’État et de la Loi), et il peut seulement exiger que nous fassions, à tout moment, ce que nous-même, nous voulons, en tant que loi générale, pour tous : “Agis de telle sorte que tu puisses vouloir, à tout moment, que la maxime de ton action soit érigée en loi universelle”». (13) À ce point, Dilthey résumait ainsi la pensée de Kant : «Kant fournit une double explication. Tout d’abord lorsqu’il classe les impératifs d’après les formes du jugement. Un impératif devient catégorique quand l’action est représentée comme nécessaire en soi, sans autre fin qu’elle-même. Ou, ainsi que Kant le dit aussitôt après : “Quand l’action est conçue comme bonne en elle-même, comme le principe nécessaire d’une volonté conforme en elle-même à la raison, alors l’impératif est catégorique. L’impératif reçoit donc ici un caractère catégorique en raison de l’hypothèse nouvelle, non impliquée dans ce qui précède, que le bien possède une valeur absolue. Cette hypothèse a été confirmée par l’analyse du sens moral. C’est dans son explication que réside la solution de la question : comment des jugements synthétiques et pratiques a priori sont-ils possibles? L’explication de ce concept se trouve dans le fait que l’homme, et d’une façon générale toute créature raisonnable, existe en tant que fin en soi et non comme simple moyen. Elle est dans ce caractère de personne». (14) En définitive, l’éthique formelle imposait que l’homme trouve sa propre fin en lui-même et ne se considère nullement que comme un simple rouage du perfectionnement de l’ordre naturel ou de l’ordre social; cet impératif moral de Kant, d’autre part, retenait qu’une action est bonne si elle peut être universalisée, du coup, l’éthique kantienne s’élevait au niveau d’une métaphysique des mœurs humaines.


La rupture que marquait Kant l’éloignait de la pensée matérialiste française, allant jusqu’à oser critiquer les buts immoraux d’un certain usage de la techné : «Je dois avouer qu’une belle poésie m’a toujours procuré une pure satisfaction tandis que la lecture des meilleurs discours d’un orateur romain, ou d’un orateur moderne du parlement ou de la chaire, a toujours été mêlée pour moi d’un sentiment désagréable, désapprouvant un art fourbe, qui dans les choses importantes entend conduire les hommes comme des machines à un jugement qui perdra toute valeur à leurs yeux dans le calme de la réflexion. […] l’art de l’orateur (ars oratoria), comme art consistant à se servir des faiblesses des hommes pour ses propres fins (que celles-ci soient aussi bonnes que l’on voudra, soit dans l’esprit de l’orateur, soit en réalité), n’est digne d’aucun respect…» (15) On ne peut s’empêcher de repenser à ce que disait Buffon à propos de la dignité et de l’utilité de la science dans le perfectionnement de l’homme! Mais les résistances de Kant allaient jusqu’à heurter de front toute une tradition ontologique : «Comme on le voit, insiste Michel Meyer, l’homme sera de plus en plus perçu en rupture par rapport au sensible. Pour le sage antique, la pensée, la raison, l’éthique donc, doivent se conformer à l’ordre naturel des événements de l’univers. L’harmonie est possible, l’unité est réalisable. Avec Kant, la rupture est consommée : l’homme libre est au-delà de la nature, et sa raison n’a plus rien de sensible. C’est même ce qui le définit. Plus question d’harmonie mais au contraire, de la volonté. Par la même occasion, la raison perd son contenu matériel, puisé dans le réel sensible, pour devenir sa propre fin. L’objectif de la raison, c’est d’être rationnel, comme le but de la morale, c’est d’être moral; une telle réponse est circulaire et purement formelle, et on l’a souvent reproché à Kant». (16) Dans sa Critique de la faculté de juger (I, II, 53), Kant poussait sa résistance face à la pensée matérialiste, jusqu’à s’élever aux nuées de la métaphysique : «L’impératif catégorique implique déjà le vouloir d’un être raisonnable quelconque. “Mais pour découvrir cette liaison il faut, bon gré mal gré, faire un pas au dehors, à savoir vers la métaphysique.” C’est donc la nature métaphysique de l’homme, grâce à laquelle il est une personne, une fin en soi, qui fait que les impératifs moraux sont catégoriques, c’est-à-dire absolus. La loi morale de Kant contient ainsi deux éléments parfaitement différents. Kant n’a pas pensé à montrer leur unité et on ne peut pas non plus l’établir dans son esprit, après coup en reliant, par exemple, la raison et ses lois générales à la valeur absolue de la personne par ce principe : la valeur de la personne réside dans l’universalité inhérente à la raison». (17) Ce pas au-dehors confinait les impératifs catégoriques humains à l’humanisme athée. De la généralité, poursuit Dilthey, «nous distinguons la validité universelle que l’on entend souvent aussi par ce terme. Cette universalité est la forme du jugement moral en vertu de laquelle celui-ci ne relève ni de la volonté de l’individu ni de la destinée qui lui a fait faire ou non les expériences nécessaires, mais a une existence absolument intangible et indépendante de la volonté et de l’intelligence particulières. L’universalité est ainsi sans rapport immédiat avec l’extension de la loi morale». (18) Ce qui veut dire, en toute fin pratique, que les impératifs catégoriques se voyaient dotés d’une existence objective indépendante des reconnaissances culturelles et des consciences individuelles. Ils étaient bien de portée universelle. Contrairement à l’Homme-Machine des matérialistes français, le Sujet humain de Kant n’était pas mu que par une suite d’enchaînements mécaniques fixés au-delà du Bien et du Mal. D’autres forces, relevant de l’ordre de la sensibilité, du sentiment, du goût, stimulaient également son être et le structuraient tout autant que les influx mécaniques qui l’animaient. En ce sens, ses idées de la dignité humaine rejoignaient celle des révolutionnaires de son époque, dignité qui ne reposait plus seulement sur la place privilégiée que l’homme occupait dans l’ordre naturel, mais liée davantage à cette liberté qui donnait sens à son existence. Kant suivait ici ce parcours qui, de la reconnaissance des Droits de l’Homme, conduisait directement aux Droits de la Nature de Thomas Paine (1796) : «J'affirme que tout homme, toute femme ou tout enfant devrait obtenir plus, de la distribution générale des fruits du travail, que sa nourriture, des haillons et un hamac misérable avec au-dessus une mince couverture; et cela, sans devoir travailler douze ou quatorze heures par jour […] de six à soixante-dix ans. - Ils ont un droit, un droit sacré et inviolable […] à un certain confort et à un certain plaisir […] à un certain temps libre raisonnable pour discuter de ces questions, et aux moyens et à l'information susceptibles de leur faire comprendre leurs droits […]» (19) Les conséquences de ce cheminement du Sujet kantien seront déterminants dans l’histoire des revendications ouvrières du XIXe siècle.

Pour Kant, le sujet humain se définissait par la capacité de sa conscience à se saisir comme existence en soi et par soi. Contrairement à l’Homme-Machine des naturalistes français, il ne réagissait pas seulement à la conscience des objets qui lui étaient extérieurement mis en présence, comme chez les autres animaux : «Une conscience d’objet, tournée vers l’extérieur n’est… pas une conscience de soi : celle-ci est purement intellectuelle, tandis que celle-là requiert la sensibilité. La question de l’unité du sujet va donc rester intacte avec Kant, et la double nature de l’homme - nouménale et phénoménale, intelligible et sensible, transcendante et immanente au monde spatio-temporel - renverra à un problème plus qu’elle ne pourra prétendre en être la solution. […] Ce qui ressort clairement de l’évolution historique est la fracture croissante de la conscience avec elle-même, au point que, chez Hegel, elle se verra conceptualisée en termes de contradiction. Ultime essai de refaire la synthèse au sein d’un Savoir Absolu qui surplomberait toutes les oppositions dans une réconciliation finale. Mais la tentative ne résistera pas elle-même à l’Histoire qu’elle s’efforçait de penser…» (20) C’était là une faculté partagée par aucune autre espèce vivante sur terre. Mais Kant ne concevait pas pour autant cette faculté relevant d’une grâce surnaturelle. Il la posait comme un impératif qui caractérisait le comportement moral de l’homme et dont la liberté agissait comme une loi tout aussi déterminante que n’importe quelle loi de la nature dont elle ne faisait pas partie : «La loi morale, la conscience qu’elle nous donne de notre détermination, pose une condition préalable : la faculté de nous déterminer nous-même conformément à cette détermination, par conséquent “la causalité par la liberté”. La liberté existe-t-elle? Elle ne saurait exister à l’intérieur de “l’univers phénoménal”, de l’univers des choses, le seul que puisse reconnaître la science dans l’espace et dans le temps, non que la connaissance de cet univers prouve qu’elle n’existe pas, mais parce que les principes de sa construction par notre pensée l’en excluent. Mais, à côté de ces principes, à côté des formes et des lois de la “raison théorique” et du monde des objets, pensé d’après ces principes, il y a l’univers du moi - ou des moi, - qui a les mêmes droits, et dont la réalité doit être admise comme un postulat, par la pensée, si “l’impératif catégorique”, si le commandement de la “raison pratique” doit avoir un sens. Le monde de la personne libre, du caractère intelligible, de la causalité par la liberté, n’est pas connaissable, au sens scientifique, mais son existence est un “postulat de la raison pratique”. Deux autres postulats se présentent à côté de celui-ci : l’existence de Dieu, c’est-à-dire l’existence d’un ordre moral universel d’une valeur suprême, et l’immortalité de l’âme, la continuation de la personne libre, dans sa volonté, qui représente absolument la seule valeur dans ce monde. Mais tenir ces postulats pour vrais, c’est croire, au sens de la croyance religieuse, qui, par là, trouve sa justification dans les principes de la raison et n’est pas une religion qui a dégénéré en superstition. Comme on le voit : la religion de la raison, qui doit couronner l’édifice de la science en tant que métaphysique démontrable, est devenue, chez Kant, une justification de la croyance religieuse, comme une forme, existant à bon droit, de ce que nous pouvons tenir pour vrai, à côté de la connaissance théorique». (21) La métaphysique se substituait chez Kant à la religion; il posait ces impératifs moraux à l’intérieur d’une logique de la nécessité toute aussi déterministe que celle des lois naturelles issues de la science physique comme le rappelle Dilthey : «L’éthique, qui part de l’hypothèse de jugements absolus, établit avec la rigueur de lois absolues un système cohérent de prescriptions. Ce tout est alors conçu comme une unité sous forme de loi ou de conscience morale. Dans cette unité, l’interdiction du vol et le devoir de se cultiver revendiquent également le caractère de lois absolues. Bien plus, dans les systèmes de ce genre les plus achevés, surtout dans ceux de Fichte et de Schleiermacher, le devoir de respecter la propriété et celui de développer son individualité, d’avoir une croyance religieuse, de s’exprimer avec art se présentent parallèlement dans différentes parties du système logiquement constitué. Bref, les commandements les plus élémentaires de la conscience et les subtilités les plus élevées de la culture morale ont exactement les mêmes prétentions à l’égard de notre volonté». (22) Kant pourvoyait ainsi une métaphysique totalement convenable pour la morale bourgeoise, dépouillée des interdits religieux et pourvue de diktats moraux conciliables avec les lois issues des réformes législatives civiles et criminelles. Les impératifs catégoriques soulevaient cependant une difficulté majeure, car elles échappaient à la méthode critique, celle qui avait rendu possible le bond spectaculaire de la science théorique. Un jour ou l’autre, il pouvait arriver, dans certaines circonstances, de voir réduite la portée morale de ces catégories qui échappent trop facilement à l’expérimentation et à l’empirisme scientifique : «De toutes parts, planent, au-dessus de notre connaissance, des idées qui anticipent sur toute recherche particulière et qui tentent de tracer le but, l’idéal de cette recherche. C’est l’erreur même de la métaphysique, que ces idées, qui ne font que circonscrire l’idéal d’une connaissance achevée, n’ont par conséquent qu’une signification heuristique, et montrent simplement un chemin, soient tenues pour les images valables de la réalité. La métaphysique méconnaît ainsi que son devoir de rechercher la connaissance n’est pas achevé…» (23) C’était donc à une véritable métaphysique des mœurs que Kant en appelait pour justifier le Sujet moderne, solution en vue de résoudre la contradiction entre la constitution matérielle de l’homme et son destin hors normes des autres espèces vivantes.

Malgré les défaillances de sa base épistémologique, le Sujet kantien a fini par s’imposer à la communauté philosophique occidentale. Pour Hans-Georg Gadamer, par exemple : «La doctrine kantienne de l’impératif catégorique entend précisément indiquer qu’il y a certaines limites absolues dans la poursuite de nos objectifs et de nos finalités. Une des illustrations que Kant a données de son impératif catégorique est tout à fait convaincante pour nous. On doit, dit-il, reconnaître chaque homme telle une fin en soi et ne jamais en traiter un seulement comme un moyen. Naturellement, cela ne signifie pas que nous n’utilisons pas autrui, assez souvent, comme un moyen pour nos propres fins, mais veut dire que nous n’admettons pas contre la volonté de l’autre et sans son libre consentement qu’il rende ou ne rende pas un service. Ce que signifie à chaque fois “libre”, face aux dépendances qui s’appesantissent sur chacun, on peut certes s’interroger à ce sujet. En un certain sens, nous sommes tous serviteurs de notre être social dans son intégralité. Mais nous le sommes à titre de citoyens égaux en droits, par une libre décision, et nous portons la responsabilité qui lui correspond. Quand nous respectons autrui comme une fin en soi, nous respectons aussi, et seulement alors, notre propre personne». (24) Voilà donc ce que sont ces fameux impératifs catégoriques sur lesquels Kant entendait faire reposer la dignité de l’homme plutôt que sur sa position dans l’ensemble des espèces naturelles : «Parmi les idées de la raison, Kant met particulièrement en valeur les trois idées transcendantales : l’idée du dernier sujet, simple et permanent, que nous croyons pouvoir faire le support de l’âme, l’idée de la liberté, c’est-à-dire d’une essence qui ne soit déterminée ni par des causes internes ni par des causes externes, et soit le dernier auteur et la source de ses actes, enfin l’idée de Dieu en tant que l’Être absolu, suprême, le principe de tout être. Il est clair que nous avons des idées “typiques”, des notions qui cherchent à aboutir à une conclusion au moyen d’une série incomplète. Il est également clair que ces idées ont cette particularité de devenir des notions d’essences déterminées, concrètes. On ne peut pas démontrer, théoriquement, l’immortalité, la liberté, l’existence de Dieu. Mais on ne peut pas démontrer davantage qu’il n’y ait pas d’immortalité, de liberté, ni de Dieu - en admettant au préalable que nous ne perdions pas de vue que la chaîne infinie des causes ne concerne que l’univers phénoménal dans le temps. L’idée d’un principe universel suprême, ou d’un Créateur absolu, situé au-dessus de l’espace et du temps, celle de l’être humain, libre auteur de ses actes (que nous avons rangés aussi bien dans la chaîne causale des phénomènes), celle d’une existence nouvelle dans un monde qui n’est pas le monde de l’empirisme, ne sont que des possibilités si on les considère du point de vue de la science. Mais ces possibilités acquièrent d’autre part un fonds positif, qui est celui de la religion et des mœurs…» (25) Objectivement, les impératifs catégoriques sont ce qui constitue le noumène qui meuble une métaphysique vacillante, dépossédée de toute transcendance surnaturelle, et qui s’en rapportent à des principes conventionnels. Contemporaine de la première science des religions, l’approche kantienne apparaît rigoureusement logique entre la doctrine de la connaissance et la critique de la connaissance : «L’homme - tel que le dépeint Kant - se débat pour parvenir à réaliser une image de lui-même qui soit conforme à la vertu divine. Si l’homme était un “être saint”, toute obligation, toute morale, seraient inutiles, ce qui revient à dire que le but de la morale est de le contraindre à devenir un “être saint”, c’est-à-dire un être semblable à Dieu. Car, pour Kant, la notion que nous avons de Dieu nous est donnée par l’idée de perfection morale, de sainteté. Mais cet homme, qui est un être rationnel, limité et borné, sensuel et faillible, comment atteindra-t-il la sainteté? C’est le dilemme de la position morale de l’homme, dilemme qui surgit à travers toute la philosophie kantienne. La morale exige que l’homme soit un “être saint”, mais la nature humaine, qui est la sienne, s’oppose au succès de ses efforts. Kant explique cette lutte et cette angoisse en disant que la nature humaine est double, mi-humaine, mi-divine, lhomo noumenon et l’homo phenomenon. Cette terminologie, qui appartient à Kant, établit une “dichotomie épistémologique”, une distinction essentielle entre le noumène, la réalité, la chose en soi et le phénomène, l’apparence. L’homo noumenon, c’est l’homme en soi, l’homo phenomenon, l’homme tel qu’il apparaît. Il est conscient de ses deux caractères. D’une part il se connaît, en tant qu’ “intelligence”, d’autre part, il se sait “objet affecté par les sens”. C’est par le noumène qu’il saisit son moi véritable; comme le dit Kant, “son moi humain n’est que l’apparence de lui-même”. Le moi nouménal, “le moi réel”, est un être de perfection, un être divin, que l’homme est obligé de trouver en lui-même, c’est l’image “idéalisée de sa propre personne” - image essentiellement vertueuse - à laquelle il se reportera, désormais, pour juger tous ses penchants et toutes ses actions. L’homme est conscient de lui-même dans la mesure où il est conscient de cette dualité : d’un côté, l’individu idéalement parfait, de l’autre, une créature imparfaite, soumise au “monde sensible”, qui est un moi étranger au moi réel, au Je». (26) On comprend mieux finalement le renversement que Kant fait faire à la philosophie matérialiste. À celle-ci qui postulait la matière comme constituante de l’homme (l’homme en soi) et recouverte d’une apparence transcendante (l’homme tel qu’il apparaît), Kant oppose le noumène (l’image idéalisée de sa propre personne) comme véritable nature de l’homme contre le phénomène (l’apparence strictement matérialiste). Ce tour de force accompli par Kant, Hegel, en particulier, devait en faire une critique sévère : «Kant, dit-il, a cru libérer l’individu en faisant de la loi morale une loi purement intérieure, “l’impératif catégorique” qui commande à chacun d’agir de telle sorte que son action puisse servir de règle universelle. Mais ce principe ne peut pas réellement guider l’individu : car celui-ci a toujours en face de lui plusieurs “biens” ou plusieurs “devoirs” entre lesquels il doit choisir. Et il choisit toujours à partir d’une appréciation qui lui est personnelle. Si donc on admet que le bien est ce qui a une valeur universelle, il faut dire que la décision individuelle, étant particulière, n’est jamais vraiment conforme au bien. L’individu, laissé à lui-même, se débat inextricablement entre le bien et le mal, qui sont complémentaires l’un de l’autre. Chaque fois qu’il pose un but particulier comme bon, il doit sacrifier un autre but qui apparaît comme mauvais. Mais un autre individu placé dans les mêmes circonstances pourra faire le choix inverse, de sorte que le bien prendra la place du mal et inversement». (27) Au déterminisme de la philosophie matérialiste qui allait jusqu’à exclure toute espace de liberté à l’homme mécaniquement conditionné, la pensée kantienne poussait cet espace de liberté jusqu’à la limite de la contingence absolue : le hasard. À la mécanique autorégulée de la machinerie industrielle, Kant lançait l’homme dans l’aléatoire des options et des décisions indéterminées.

Ces impératifs transcendantaux sur lesquels Kant fondait la dignité humaine et desquels il dégageait le Sujet de ses asservissements mécaniques eurent pour effet de jeter un regard particulièrement neuf sur les rapports entre la technique et l’homme. Car, à travers la technique, la liberté individuelle finissait par rejoindre la séquence logique de la Nécessité de l’ordre naturel : «L’homme se distingue en effet de l’animal par sa maîtrise de l’outil. En ce sens, la capacité technique est le critère distinctif de l’humanité. Elle a pour principe le “perfectionnement indéfini de notre espèce” (Condorcet)». (28) On n’en était pas loin de considérer la technique comme un autre de ces impératifs catégoriques tant le but de la technique, précisément, était de dépasser l’usage de l’outil. Bien avant la hache de Lévi-Strauss, «comme Fontenelle le remarque, et Kant après lui, il n’y a pas de montre à faire des montres» (29), aussi, la technique devenait-elle une particularité franchement humaine qui ne dépendait pas de l’organisation mécanique de sa structure. Si l’homme se reproduisait lui-même, il ne se reproduisait pas en tant que mécanique. Sans probablement s’en rendre compte, Kant arrachait ainsi la technique de la nature de l’Homme-Machine. Il la brandissait comme un fleuron de l’émancipation du Sujet, limité dans ses conditions existentielles naturelles. C’est par |a métaphysique des mœurs, finalement, que l’homme renonçait «à sa “liberté sauvage et déréglée” pour retrouver sa liberté intacte dans une dépendance légale, dans un état juridique». (30) On pourra bien reprocher aux kantiens de faire tourner le monde autour de l’esprit (31), il n’en demeure pas moins que l’effort de Kant était tout tendu vers un dépassement de la constitution mécanique de l’homme. Certes, les yeux de Kant n’étaient pas attirés par la nouvelle machine-outil qui opérait alors la Grande Transformation industrielle. C’était plutôt vers le passé, vers la manufacture traditionnelle que se portait encore son regard, déjà nostalgique peut-être de la production artisanale. Il prônait une vision du travail comme instrument d’émancipation de l’homme du diktat de la Nature; du travail qui affranchît de la nécessité et des appels du manque de biens essentiels à sa vie. Kant n’était pas un penseur de la révolution technique, mais il plaçait déjà la technique dans le dilemme qui sera le sien tout au long du XIXe siècle : instrument d’émancipation ou objet d’asservissement? Kantiens seront ces travailleurs qui, au XIXe siècle, se sentiront bousculés dans leur être profond par l’intrusion des nouvelles machines de production industrielle, tel cet humble serrurier mécanicien, Jean-Pierre Drevet qui, dans son dialogue de 1840, Le socialisme pratique, fera dire à l’un de ses personnages que «l’homme ne veut pas perdre une de ses plus belles propriétés, qui est son indépendance, sans laquelle il n’est qu’une machine. En effet, les travailleurs qui sont enfermés depuis le moment où ils se lèvent jusqu’au moment où ils se couchent ne sont pas des hommes ou des femmes libres, mais de vrais esclaves, des machines qui ne peuvent exécuter d’autre mouvement que ceux nécessaires pour faire l’ouvrage du maître. Il ne leur restera rien pour la culture de leur esprit. Qu’on ne s’étonne donc pas de trouver tant de malheureux travailleurs à l’état de brute, puisqu’on nous condamne au régime du cheval». (32) Kantien également celui qui lançait dans le journal ouvrier L’Artisan de 1830, cette imprécation adressée à la classe bourgeoise : «Cessez donc, ô nobles bourgeois, de nous repousser de votre sein, car nous sommes aussi des hommes, et non point des machines. Notre industrie, que vous exploitez depuis si longtemps, nous appartient en propre, et les lumières de l’instruction, le sang que nous avons répandu pour la liberté nous ont donné les moyens et le droit de nous affranchir à jamais de la servitude où vous nous teniez». (33) Kantien encore, ce révolutionnaire italien, Mazzini, d’un esprit bourgeois évident, mais qui était considéré comme un apôtre de la libération de l’Italie et qui «estimait que ceux qui acceptent le principe d’utilité “ont tendance à négliger peu à peu le développement de ce qu’il y a de plus élevé, de saint et d’impérissable dans l’homme, et à se consacrer à la poursuite de ce qu’ils appellent l’utile. Rien n’est utile, si ce n’est le bien, et ce qu’il engendre; l’utile est une conséquence que l’on peut prévoir, et non un principe qu’il faut invoquer”. “Notre but ici-bas n’est pas d’être heureux, mais de devenir meilleurs; la vie humaine n’a pas d’autre objet que de découvrir par un effort collectif et d’exécuter, chacun pour soi, la loi de Dieu, sans tenir compte des résultats individuels”». (34) Kantien enfin, cet historien américain, John U. Nef, qui évalue la civilisation industrielle moins à partir de l’explosion technique due à la Révolution industrielle qu’à partir de l’ère éotechtnique ou paléo-industrielle qui a précédé aux XVIe et XVIIe siècle : «Le fait que tant d’Européens se soient consacrés à confectionner à la main de belles choses prépara, en tant qu’élément central de l’effort économique, l’Europe et l’Amérique au triomphe final des machines mues par moteur et de la production en série. Ce triomphe fut fondé sur le progrès de l’âme humaine vers une dignité et une intégrité plus grandes, exprimé d’une manière tangible dans le prix nouveau attaché à la valeur de la vie humaine, aux produits qui servent aux besoins pacifiques et culturels des hommes et des femmes, et à une réduction de la violence. Le progrès de l’âme humaine ne fut pas une fonction du progrès technologique moderne, qui devint sensationnel aux XIXe et XXe siècles; il aida plutôt à créer des conditions qui encouragèrent un tel progrès. Pour autant que la recherche par l’homme de la liberté et de l’intégrité s’est exprimée dans la fabrication de belles choses, ce fait fournit un nouveau stimulant à la production finale de marchandises en bien plus grande quantité que jamais auparavant. En même temps, la confection d’objets raffinés aida à libérer finalement l’énergie humaine pour la production pacifique en série, parce qu’elle contribua de manières variées à l’idée et à la pratique d’une guerre limitée. Afin de susciter l’intérêt extrême pour la multiplication de produits et de commodités durables, qui a caractérisé les XIXe et XXe siècles, il était nécessaire de démontrer la possibilité d’accroître la production de marchandises à bon marché au moyen de combustible minéral, de fonte et de fer en gueuse, de verre à vitres; il était nécessaire de montrer qu’un nombre bien plus grand de produits raffinés pouvaient être fabriqués, que l’expansion d’une économie de qualité était possible…» (35) Finalement, la pensée kantienne est le nom qu’aura pris l’humanisme renaissant dépouillé de ses vestiges théologiques afin de franchir la tourmente révolutionnaire et tendre la main à la nouvelle pensée bourgeoise issue de la Révolution industrielle.

Le Sujet kantien dignifie l’homme en dépit de ses faiblesses naturelles car il est porteur d’une force morale étrangère à son essence matérielle. Pour Kant, le combat des nécessités entre la Nature et les impératifs catégoriques se déroulent autour de la conscience d’objet, mais le véritable enjeu demeure la conscience de soi, d’où qu’il n’est de liberté que personnelle et intérieure. Cette liberté échappe aux modes critiques élaborés dans les sciences physiques et mécaniques, d’où qu’elle devient un principe d’ordre que l’organisation des sociétés ne cesse de remettre en question. Au cours des siècles, cependant, suites aux résultats politiques et juridiques des révolutions américaine et française, la liberté en tant que principe a été reconnue comme fondement des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le Sujet kantien s’est ainsi vu associé aux aspirations inaliénables libérales et démocratiques. Il relayait l’humanisme des Pic de la Mirandole, Marsile Ficin et Montaigne dans un monde sans cesse bouleversé par des crises explosives et une prolifération d’armes de destruction toutes aussi effrayantes les unes que les autres. Il est facile et peu glorieux de ridiculiser le Sujet kantien. Le cynisme du XXe siècle l’a soumis a une corruption effrénée qui l’a profondément discrédité. On ne peut s’éviter un rictus amer quand l’on entend un Président de république ou un Premier Ministre prendre à témoin liberté et dignité humaines pour une action politique ou militaire sordide ou bassement intéressée. Mais, si comme le dit le poète anglais Keats dans l’Ode sur une Urne Grecque, «Beauté est Vérité, Vérité est Beauté», formule quasi-mathématique… (36) alors qu’un autre poète allemand, Novalis, affirme pour sa part, qu’«un bel ustensile est une contradiction dans les termes» (37), la logique nous contraint à reconnaître que l’utilité ne peut être confondue avec la Vérité, et que derrière cette corrosion de l’Homme-Machine survit toujours le cœur en acier inoxidable du Sujet tel que le définit par l’humanisme athée kantien.

D) L’HOMME-MACHINE

1) Anthropologie de l'Homme-Machine

Mais cœur en acier tout de même! Car le Sujet kantien ne parvient pas à faire oublier que le support de cette subjectivité reste un produit de la nature, organisation mécanique de systèmes et d’organes fonctionnant sur des principes ramenant aux lois de la mécanique décomposables en unités chimiques : les cellules, les molécules, les atomes, etc. À la conscience occidentale, l’image de l’homme apparaît et pour toujours, une machine. Si la rhétorique politique et les thèmes philosophiques mènent grand bruit autour du Sujet kantien, sa relative insignifiance apparaît devant l’image-force de la machine. La métaphysique des mœurs pèse de peu de poids en comparaison à la mécanique humaine. Celle-ci inspire même la structure du marché! Elle influence également l’organisation du travail, d’autre part, deux philosophes l’ont traitée de machine désirante tandis que l’on parle, depuis longtemps, de la machine sociale! Sur le modèle de la mécanique automobile on a organisé les opérations chirurgicales et la spécialisation médicale; la pédagogie et les programmes scolaires suivent une psychologie behavioriste qui n’est qu’une autre des transpositions de la représentation mécanique de l’homme. À tous les niveaux, bref, se reproduit l’image de l’Homme-Machine. Invention baroque, la machine offrait un modèle externe au fonctionnement interne du corps humain : «le mot lui-même, tout d’abord […], apparaît assez tardivement dans l’Europe médiévale, vers la fin du 14e siècle, où il fut d’abord utilisé par Oresme (c. 1329-1382) - et c’est assez intéressant - pour désigner le corps humain comme “machine corporelle”. Dès son apparition, le terme apparaît lié au schéma organiste d’un corps décomposable en multiples parties elles-mêmes décomposables en divers “rouages”. Aux 17e et 18e siècles, le terme a trois sens fondamentaux : il désigne tout d’abord les instruments qui servent à transformer une force naturelle (un moulin ou un barrage, par exemple); il s’applique par ailleurs à un agencement de parties fonctionnant par lui-même (désignant, sous cet aspect, aussi bien une horloge que le système planétaire ou le cosmos lui-même); il sert enfin à signifier l’inventivité, la ruse, les moyens mis en œuvre en vue d’une fin et confine ici, bien sûr, à la machination». (38) L’image fondatrice apparaît plutôt simpliste puisqu’elle se dégage de pratiques quotidiennes des plus banales. Si le mot est tardif, c’est qu’il a fallu attendre la prolifération des machines complexes dans la production de ce qui, autrefois, était accompli par l’emploi de machines simples, en commençant par les animaux et le travail humain. Bruno Jacomy constate que «l’avènement de la roue en Occident a suivi la domestication d’animaux de trait : comme la voiture ne se conçoit pas sans la route, la roue ne se conçoit pas sans l’animal…» (39) C’est avec la modernité que la technique s’impose d’une manière évidente au-delà de la simple utilisation de l’outil comme prolongement de la dextérité manuelle : «Avec l’accent mis par la civilisation industrielle depuis un siècle et demi, et surtout depuis cinquante ans, sur les sciences positives et les jouissances mécaniques et artificielles, sur “les réalisations scientifiques et techniques”, ne risque-t-on pas de faire de l’homme une espèce d’animal-machine?» (40) Question angoissante, car ne risque-t-on pas de passer trop facilement de la métaphore à la réification du corps à un processus machinal? «C’est ainsi que les trois domaines privilégiés de la machine apparaissent comme étant, outre la sphère de la technique, le domaine de la jouissance amoureuse (et l’on songe bien sûr ici à tous ces stratagèmes amoureux du théâtre de Molière où les “machineries” et les “ressorts” de Scapin, par exemple, permettent au désir de déjouer la morale et de transgresser les interdits); celui de la conquête, du pouvoir (Racine, La Bruyère, Bossuet évoquent ainsi ces “machineries du pouvoir” et ces “machines de guerre” comme moyen de sa conquête); celui, enfin, du savoir : et il s’agit alors d’un argument, rusé et fallacieux, prêté au discours de l’adversaire. Pascal et les Jésuites - pour une fois réunis! - l’emploient ainsi pour désigner les discours des Libertins, qui s’en serviront eux-mêmes, au Siècle des lumières, pour dénoncer les “artifices de la religion”». (41) Étendue à l’ensemble de la nature, avant qu’on dénonce celle-ci comme n’étant qu’un des masques de la matière, l’image de la machine envahit la représentation mentale que l’on se fait des végétaux et des animaux. En fait, c’est cette extension même de la représentation de la machine à l’ensemble de l’univers qui va entraîner, à la fin de l’âge baroque, l’aboutissement au matérialisme philosophique : «À le lire de près on s’aperçoit vite que La Mettrie se borne, en fait, à affirmer la sensibilité de la matière organisée, et non plus de la matière en général. Le passage de l’une à l’autre, et de l’inerte au vivant, est pour lui aussi mystérieux que le lien évident qui unit la pensée au sentiment et celui-ci au mouvement : “Autant de merveilles incompréhensibles” dont un positivisme conséquent se console aisément de ne pouvoir percer l’obscurité. L’essentiel n’est-il pas d’édifier un matérialisme psycho-physiologique? Une fois démontrée, par l’expérience, qu’il existe une seule substance, est-il encore besoin de spéculer sur ses modes? Mais cette prudence méthodologique n’est pas le seul scrupule intellectuel qui vient freiner le développement d’une pensée par ailleurs singulièrement cohérente et forte. La Mettrie redoute, non sans raison, le glissement du vitalisme à l’animisme; il reste finalement trop cartésien…» (42) Il ne reste plus qu’à projeter, pour la dernière étape de l’extension, l’image de la machine sur l’ensemble de ce qui échappait jusqu’alors au comportement organique de l’homme, ce qui faisait son élection divine dans les anciennes mentalités, ou qui, aujourd’hui, intrigue les médecins et les premiers psychologues scientifiques dont le philosophe Condillac reste le plus illustre représentant : les passions humaines, la sensibilité, les sentiments, tout cet espace de liberté où Kant a choisi d’ancrer ses impératifs catégoriques. L’idée de nature «veut être à la fois une éthique et une science; elle prétend emprunter à la géométrie ou à la physique mathématique leur force démonstrative sans perdre pour autant le caractère impératif de la morale chrétienne. De l’ambiguïté de ce dessein initial résulte le double aspect de la notion de loi naturelle : loi positive qui suppose un déterminisme; loi normative qui postule un ordre et la volonté d’un Supérieur. Toute la pensée du demi-siècle oscille de l’un à l’autre de ces deux pôles, non sans qu’apparaisse d’année en année une tendance de plus en plus marquée à refuser jusqu’à l’idée d’obligation morale. De là le succès de la morale du “sentiment” qui… espère sauvegarder la notion d’un ordre éthique en faisant l’économie de l’effort nécessaire pour y adhérer : morale euphorique qui escamote les problèmes à la faveur d’un acte de foi dans la bonté de la nature humaine et la sagesse de l’univers. Parallèlement on voit se développer un courant de pensée plus réaliste, qui ne nie plus l’égoïsme primitif des instincts naturels, mais les concilie avec l’intérêt commun de façon non moins mythique…» (43)

Il faut revenir un peu plus tôt dans l’histoire et suivre le parcours de cette extension dont l’idée d’Homme-Machine n’est qu’un épisode complété et achevé qui a fini par s’imposer jusqu’à nos jours. Il faut revenir à Descartes (1596-1650) surtout. «Descartes, dans le Traité des passions de l’âme, présente, sous une forme théorique et rigoureuse, une pensée qui devenait courante, à savoir, que l’être humain fonctionnait comme une machine, sur la base de réactions prévisibles de substances matérielles. Les passions elles-mêmes n’étaient que le résultat mécanique d’une impression sensorielle ou d’une pensée qui lançait dans le corps une circulation d’esprits, tandis que ceux-ci, qu’on aurait pu être tenté d’assimiler à une énergie, et donc à une force spirituelle, étaient ramenés à une forme matérielle : “ce que je nomme ici des esprits ne sont que des corps […] très petits qui se meuvent très vite, ainsi que les parties de la flamme qui sort d’un flambeau”; l’élève des Jésuites ne laisse à ce qu’il appelle “l’âme” que la faculté de la pensée rationnelle. Ce corps cartésien, matière mouvante, objet et sujet d’autres particules, n’a plus de forme absolue qui lui soit propre, et encore moins des structures reflétant un Dieu créateur qui l’aurait façonné à son image. Sans présence divine et sans forme propre, le corps baroque est donc, comme toute la “réalité” visible inexistant». (44) L’image fera son chemin chez les physiciens, puis les mécaniciens avant d’être rapidement adoptée par les médecins du XVIIe siècle. C’est à eux surtout que s’adressait le philosophe de la méthode : «Descartes, néanmoins, n’avait que faire d’aucun autre principe d’explication que celui que fournissait la machine; et ce fut cette mise en lumière, non les nuances discrètes apportées par Descartes, qui passèrent dans la méthodologie de la science. “Je veux que vous considériez ces fonctions, écrivait-il, comme se produisant naturellement au sein de la machine en raison de la disposition même de ses parties, ni plus ni moins que ne le font les mouvements d’une horloge ou d’un autre automate à partir des poids et des rouages, en sorte qu’il n’est aucun besoin à cet égard de supposer dedans aucune âme végétative ou sensible, ni aucun principe de vie autre que son sang”». (45) Il y aura peu de résistance aux conseils de Descartes qui sont donc vite acceptés : «À partir de 1670, le mécanisme biologique est adopté par tous les savants et tous les philosophes que l’esprit moderne a touchés. Anatomistes, comme Duverney, Dionis, Tauvry, Sténon, Borelli, Baglivi, Claude Perrault; médecins, comme Johann Bohn, Verduc, Guillaume Lamy, Liénard, Beddevole, Craanen, Rüdiger, Claude Brunet; chimistes comme Duncan et Pascal; philosophes, comme Régis, Bossuet, Bayle, Fontenelle, Malebranche, Leibniz. Tous, cartésiens ou anti-cartésiens, gassendistes, chimistes ou éclectiques, sont persuadés du caractère mécanique des phénomènes vitaux, et donner une liste des biologistes mécanistes en 1700 reviendrait à citer tous les auteurs, hormis quelques chimistes mystiques de plus en plus rares et anachroniques, quelques tenants d’un galénisme attardé et sans influence, ou quelques précurseurs d’un vitalisme encore à naître. Tout ce qui compte est mécaniste…» (46) Mais c’est surtout le médecin hollandais Herman Boerhaave (1668-1738) qui devait tracer la poétique mécaniste du corps humain : «Boerhaave, suivant en cela Perrault, Baglivi, Tauvry et dix autres, ne voyait dans l’organisme que “des appuis, des colonnes, des poutres, des bastions, des téguments, des coins, des leviers, des aides de leviers, des poulies, des cordes, des pressoirs, des soufflets, des cribles, des filtres, des canaux, des auges, des réservoirs”. Ce ne sont que pistons, soupapes et leviers. Tout se fait mécaniquement dans les corps vivants, et la physiologie, utilisant et dépassant les découvertes anatomiques, ne voit dans la digestion qu’un phénomène de trituration, et dans la sécrétion glandulaire, qu’un criblage de particules. Même lorsqu’elle fait appel à des explications chimiques, la physiologie reste mécaniste, puisque la chimie elle-même interprète les phénomènes qu’elle étudie comme des conséquences du mécanisme des corpuscules. L’école des iatro-mécaniciens, fondée sur ces principes, devait subsister longtemps au XVIIIe siècle». (47) Il est vrai que Boerhaave put bénéficier des travaux de son collègue anglais Harvey. Après tout, c’est lui qui avait découvert la circulation du sang. En 1628, Harvey s’efforçait «d’interpréter la circulation du sang comme un phénomène se déroulant dans le temps, c’est-à-dire en se plaçant dans une perspective toute dynamique. Il compar[ait] le cœur à une pompe. En 1680/85, Giovanni Alfonso Borelli entreprend d’appliquer les principes de la mécanique aux mouvements des organes. Il considère que le bras est un levier, le cœur une pompe. En 1680, il met l’accent sur le fait que la technique humaine peut tirer parti de la connaissance des “procédés” mécaniques que la nature utilise dans l’organisme des êtres vivants». (48) Peu à peu la médecine occidentale érigeait la physiologie du corps humain comme un véritable jeu de mécano : «Le corps de l’homme, observait carrément Descartes, n’est que la staute d’une machine faite d’argile”». (49)

Mais c’est incontestablement Boerhaave qui établit le pont avec la nouvelle philosophie du XVIIIe siècle. «Comme le remarquent très justement MM. Doyon et Liaigre, le mécanisme suppose une désacralisation de l’univers, et une nouvelle conception de l’intelligence des phénomènes : comprendre, c’est être capable de construire la machine». (50) Plus l’homme s’éloigne de Dieu - ce Dieu obscure et impénétrable de la pensée janséniste - plus il tend à retourner à sa nature animale. «“En fait d’anatomie”, affirme Fontenelle, “les comparaisons d’une espèce à l’autre sont assés concluantes”, et ce qui vaut pour une vache doit valoir pour l’homme». (51) Et, comme on peut déjà l’observer à travers l’opinion de Fontenelle, de l’animalité de l’homme, on passe à la mécanique de toute organisation animale : «En fait de mécanique, l’homme ne connaît que quelques principes généraux et quelques machines simples. Aussi reste-t-il impuissant à comprendre le mécanisme de la vie: “Le corps de l’homme est une machine si composée et si différente, selon la diversité des tempéramens, que l’on ne peut rien avancer là-dessus que d’extrêmement général, si l’on veut parler avec quelque certitude”». (52) Cette généralité ouvrait à toute une série de transpositions analogiques, qu’il suffisait de ne pas regarder de trop près, du champ d’observations médicales de l’époque à n’importe quel autre domaine de la connaissance scientifique ou de la philosophie : «L’homme est un objet dans la nature, et la nature humaine, comme la matière, ne peut être influencée par des forces surnaturelles et ne possède aucune qualité occulte; son comportement peut être entièrement évalué par le moyen d’hypothèses vérifiables normales. Dans son célèbre traité L’Homme Machine, le rationaliste français La Mettrie porta cet empirisme à ses extrêmes, et même au-delà, et provoqua ainsi un énorme scandale à l’époque. À des degrés différents, les auteurs de l’Encyclopédie, Diderot et d’Alembert, ainsi que Holbach et Condillac, partageaient les vues extrémistes de La Mettrie et voyaient tous dans la faculté de l’homme de concevoir certains de ses propres mécanismes, ce qui le différenciait essentiellement des plantes et des animaux inférieurs; mécanismes qui comprenaient la faculté d’employer la raison et l’imagination, de concevoir des buts idéaux et d’attribuer à certaines actions ou caractéristiques une valeur morale, suivant les possibilités de celles-ci de promouvoir ou de retarder l’accomplissement des buts projetés. Cette vision créait un paradoxe sérieux, constitué par la difficulté éprouvée à concilier l’existence du libre arbitre avec l’influence complète et déterminante du caractère et du milieu, et qui n’était qu’une expression nouvelle de l’ancien conflit entre le libre arbitre et la prescience divine, avec la Nature prenant la place de Dieu». (53) La résistance de Kant à cet égard est assez significative. Pour être complètement acceptée, il fallait que l’image de l’Homme-Machine déborde ses cadres purement physiologiques pour s’étendre à l’organisation collective toute entière, ce que relève Michel Foucault : «Le corps individuel est une machine; le corps collectif, une machinerie dont l’organisation répond à une mécanique de même nature. Selon La Mettrie, “l’organisation est le premier mérite de l’homme, la source de tous les autres; l’instruction est le second”. Ce livre de l’âge classique apporte donc une vision organique des dispositifs sociaux. Ce qui fait dire à Michel Foucault qu’il est écrit sur deux registres: “Celui, anatomo-métaphysique, dont Descartes avait écrit les premières pages et que les médecins, les philosophes ont continué; celui, technico-politique, qui fut constitué par tout un ensemble de règlements militaires, scolaires, hospitaliers et par des procédés empiriques et réfléchis pour contrôler ou corriger les opérations du corps… L’Homme-Machine de La Mettrie est à la fois une réduction matérialiste de l’âme et une théorie générale du dressage, au centre desquelles règne la notion de “docilité” qui joint au corps analysable le corps manipulable”». (54) D’autre part, l’image se devait aussi de déborder sur le plan intérieur, spirituel, car «Être “matérialiste”, c’était d’abord être partisan de la matérialité de l’âme. Cette thèse permettait de sortir d’une impasse philosophique et scientifique. Le dualisme cartésien opposait terme à terme deux substances : l’âme, substance pensante et la matière, substance étendue. Hobbes, en matérialiste, avait objecté qu’on ne pouvait pas conclure de “je pense” à “j’existe comme substance pensante”. Autant dire: “Je me promène, donc je suis une promenade.” […] Mais il y avait deux façons de l’entendre. On pouvait, d’après Lucrèce et les anciens, tenir l’âme pour effectivement matérielle, composée d’atomes ténus, d’une matière subtile. On pouvait aussi, à la suite de Hobbes, la concevoir comme un “accident” du corps, une manière de concevoir le corps. C’est cette conception moderne qui triomphe avec d’Holbach et Diderot, tandis que certains, comme Sade - qui a pourtant lu le Système de la Nature - s’attardent à défendre la thèse ancienne. D’après la nouvelle théorie, l’âme comme telle s’évanouit. Sur ce point, d’Holbach et Diderot tiennent le même langage». (55) Que ce soient les compléments psychologiques ou sociologiques apportés afin de préciser cette poétique du corps - la fameuse machine désirante de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari ou la machine sociale des utilitaristes anglais -, l’ordre déterministe de la Nature, en tous domaines, reproduisait le modèle mécanique de l’organisation biologique de l’homme, modèle auquel l’apport de l’inédit de l’Imaginaire allait fournir un ensemble d’originalités remarquables au cours des deux siècles suivants : «Les philosophes classiques du XVIIIe siècle avaient posé cette question : Si l’homme n’est qu’un objet dans la nature, quelles sont donc les lois qui régissent son comportement? Si des moyens empiriques peuvent expliquer les conditions de la chute des corps, de la rotation des planètes, de la croissance des arbres, de la transformation de la glace en eau, et de l’eau en vapeur, ils doivent aussi pouvoir expliquer ce qui pousse les hommes à manger, à boire, à aimer, à haïr, à se combattre, à se constituer en familles, en tribus, en nations, en monarchies, en oligarchies ou en démocraties». (56)

Il est facile de repérer, dès le XVIIIe siècle, les voies de passage qui conduisirent au matérialisme radical : «Dans l’article Œconomie animale, Ménuret était plus complet et plus explicite. Il définissait le corps humain comme “une machine de l’espèce de celles qu’on appelle statico-hydraulique (sic), composée de solides et de fluides, dont les premiers élémens communs aux plantes et aux animaux sont des atomes vivans, ou molécules organiques”. Car la machine en elle-même n’explique pas la vie : la vie consiste en deux phénomènes, le mouvement et le sentiment, qui se ramènent eux-mêmes à “une propriété singulière (…), attachée à la nature organique des principes qui composent le corps, ou plutôt dépendante d’une union telle de ces molécules, que Glisson a le premier découverte, et appelée irritabilité, et qui n’est, dans le vrai, qu’un mode de sensibilité”. Mouvement et sentiment agissent “dans chaque viscère (…) et donnent autant de vies particulières dont l’ensemble, le concours, l’appui mutuel forment la vie générale de tout le corps”». (57) Diderot lui-même, dans ses «deux thèmes du Rêve de D’Alembert : rédui[t] les êtres aux seuls organes qu’ils exercent, et montr[e] “que les trois quarts des hommes (…} ne sont que des automates”». (58) La médecine et la philosophie du XVIIIe siècle portent encore une vision entièrement contingente, où le hasard semble dicter l’organisation mécanique des espèces : «Au lyrisme philosophique de Diderot font écho les raisonnements serrés du médecin La Mettrie, l’œil ne voit pas parce qu’il a été fait pour voir, mais tout simplement parce que son organisation interne est ainsi faite que la vision en résulte nécessairement. Déjà développé dans l’Homme-Machine, l’argument est repris avec plus de force en 1750 dans le Système d’Épicure: la fragilité des organes les plus parfaits rappelle le caractère fortuit de leur origine; loin de révéler une providence immanente, les fonctions animales résultent de l’organisation qui est elle-même le produit lentement perfectionné de combinaisons accidentelles. L’origine de l’homme n’est pas différente de celle des autres animaux : […] l’épicurien La Mettrie précise plus nettement que la faculté de penser, résultat de l’organisation cérébrale, est, en plus complexe, une fonction biologique pour d’autres. Il n’y a aucune absurdité à supposer qu’une cause aveugle ait pu produire un être intelligent : La Mettrie se borne à insinuer cette critique d’un sophisme vénérable, mais il dénonce l’illusion psychologique qui nous fait attribuer à la Nature la lucidité grâce à laquelle nous pouvons rivaliser, bien péniblement du reste, avec ses productions; le point de vue inverse serait plus justifié, dit-il, car “les tâtonnements de l’art pour imiter la nature font juger des siens propres”…» (59) Philosophes et matérialistes ne feront que suivre les exposés des mécaniciens et des médecins. Conformément à l’image de l’animal-machine de Descartes, ils auront besoin d’apports des ingénieurs et des anatomistes dont les champs d’étude ne sont pas clos sur eux-mêmes. C’est alors que «Jacques de Vaucanson (1709-1782) entreprend de construire des anatomies vivantes reproduisant les principales fonctions vitales, respiration, digestion, circulation. Il invente successivement un joueur de flûte et un canard artificiel, exposés à Paris en 1738. En 1745, il imagine le premier métier à tisser automatique, sans pouvoir toutefois le réaliser, et, enfin, s’attaque à la conception d’un “automate parleur”… En 1747, l’année qui précède la parution du premier tome de l’Encyclopédie, le médecin Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751) a fait paraître anonymement à Leyde, haut lieu de l’“intromécanisme”, cette doctrine qui réduit les fonctions vitales à des phénomènes physiques et mécaniques, un ouvrage qui porte précisément le titre L’Homme-Machine. “Le corps n’est qu’une horloge, dont le nouveau chyle est l’horloger”, y postule-t-il… Ainsi peut-on tisser un lien intellectuel entre le technicien Vaucanson et le médecin-philosophe La Mettrie qui voit dans les créations du premier l’œuvre d’un “nouveau Prométhée”. Dans les perception des automates de Vaucanson, explique Paul-Laurent Assoun, exégète de L’Homme-Machine, le regard scientifique ne voit pas seulement le jeu d’une mécanique qui imite le vivant, mais le vivant lui-même, identifié dès longtemps comme mécanique, avouer sa vérité. La réalité s’avoue comme fiction, dans l’intuition que livre l’automate… Non pas que l’automate donnerait l’idée de l’homme-machine: mais dès lors que, sous sa figure, l’homme-machine est donné à voir, une nécessité s’impose dans le discours philosophique de le nommer - tâche longtemps ajournée - et de la fonder par le discours”». (60) Rappelons que Vaucanson est cet ingénieur qui s’il eut un grand succès avec ses automates sophistiqués, éprouva de sévères échecs à vouloir diffuser des techniques nouvelles de production parmi les canuts de Lyon qui le poursuivirent jusqu’à le jeter à la rivière. Mais, comme il a été dit, le véritable génie intellectuel, le véritable père de l’Homme-Machine occidental, reste bien le médecin-philosophe Offroy de La Mettrie.

L’historiographie occidentale est restée longtemps victime d’une appréciation trop rapide du rayonnement de La Mettrie, ainsi, chez Cassirer : «En vérité, ce “matérialisme”, tel qu’il apparaît par exemple dans le Système de la Nature d’Holbach et dans L’Homme-Machine de La Mettrie, ne représente qu’un phénomène isolé qui ne peut en aucune façon passer pour représentatif de cette période». (61) C’est oublier, ce que rappelait pourtant Dilthey : «que c’est en ce philosophe [Épicure] qu’il trouve le vrai point de départ pour la connaissance de la nature. Il subit en même temps l’influence de son maître Boerhaave, adepte de Spinoza, et celle de la conception mécanique du corps animal chère à Descartes» (62); c’est-à-dire que la pensée de La Mettrie équivalait à une synthèse, potentiellement explosive, de l’esprit baroque. Il «ne se borne pas à affirmer que l’ordre actuel des choses est relatif et transitoire, il ose prononcer le mot de “désordre”. Position extrême, mais position logique, puisque dans un univers soumis au hasard, la notion finaliste d’un ordre perd toute signification». (63) D’où qu’il est permis de considérer son matérialisme comme un véritable oxymoron, surtout si on garde en mémoire que l’idée de nature véhiculée à l’époque est un matérialisme qui se renverse en un animisme : «cette thèse de La Mettrie, qui est de prudence matérialiste, et non d’idéalisme : “La matière est par elle-même un principe passif, elle n’a qu’une force d’inertie.” Thèse qui ne peut être dissociée de ce corollaire : “La matière contient cette force motrice qui l’anime, et qui est la cause immédiate de toutes les lois du mouvement.” Contre la Nature, La Mettrie joue le mouvement; contre la prudence - version laïcisée de la Providence - le hasard…» (64) Les hésitations du médecin, qui le font assez curieusement passer de l’analogie de l’homme-machine à celle de l’homme-plante, le conduisent à se rallier à un certain spinozisme : «La méthode expérimentale enseigne à juger des propriétés de la matière par leurs effets sensibles : appliquée aux phénomènes de la vie, elle aboutit logiquement à des conceptions vitalistes. “Nous ne connaissons point la Nature : des causes cachées dans son sein pourraient avoir tout produit…”, écrit encore l’auteur de L’Homme-Machine. Ainsi ne soyons pas dupes d’un titre. La Mettrie parle encore un langage mécaniste : “le corps humain est une machine…”. Mais c’est “une machine qui monte elle-même ses ressorts”. Son vocabulaire trahit donc partiellement sa pensée réelle. Mais celle-ci s’affirmait nettement dès 1745 dans son Histoire naturelle de l’âme : Inexplicable par l’habitude, l’instinct animal est une force vitable spécifique; les animaux ne sont pas des automates; au contraire “il y a dans les mouvements des corps animés autre chose qu’une mécanique intelligible” […]. De façon plus générale, disait-il encore, la matière n’est pas seulement douée de propriétés mécaniques passives, elle possède aussi et la puissance motrice et la “faculté sensitive”, la dernière n’étant au total pas plus incompréhensible que la précédente». (65) Toute son interprétation de l’Homme-Machine finit par vaciller entre la natura naturans du mouvement et la natura naturata de la mécanique, ce qui enligne sa pensée vers le noumène et le phénomène kantiens. Pour le moment, La Mettrie annonce les positions des rédacteurs de l’Encyclopédie : «De façon originale et radicale, l’auteur de l’Homme machine (1747) proclame “l’unité matérielle de l’homme” et n’hésite pas à soumettre la morale au déterminisme biologique. Si solitaire qu’ait été sa destinée, La Mettrie n’était pas, toutefois, un matérialiste isolé. À son époque prolifèrent les fameux manuscrits clandestins qui sapent les affirmations religieuses et spiritualistes et propagent des idées que reprendront Diderot, d’Holbach et leurs amis». (66)

La Mettrie est incontestablement un personnage-clé, un qui fait sauter les goulots d’étranglement entre les hésitations du premier XVIIIe siècle et les certitudes du second : «Ancien élève de Boerhaave à Leyde, La Mettrie avait passé dix ans de sa vie à traduire les œuvres de son maître, à exposer ses propres idées médicales et à critiquer ses confrères quand il fit paraître, en 1745, son Histoire naturelle de l’âme, premier traité méthodique d’un matérialisme intégral». (67) Avant de publier ses résultats, La Mettrie les avait fait connaître à l’ensemble de la communauté scientifique et littéraire de son temps : «On sait que La Mettrie fut un objet universel de scandale et qu’on ne le nomma guère que pour l’injurier. Mais ses Œuvres philosophiques ont eu huit éditions de 1751 à 1775…» (68) Ce rejet le força à déménager sa carrière à Berlin afin de remplacer Voltaire qui refusa de venir siéger à la célèbre Académie que Frédéric II venait d’y établir. C’est dans ces conditions qu’il publia son célèbre opuscule: «L’Homme-machine, qui parut à Leyde à la fin de 1747, est d’une bien plus grande netteté. L’intention générale du livre est de montrer que l’homme n’est rien de plus que l’animal, c’est-à-dire, rien d’autre qu’une machine, mais La Mettrie se trouve amené à reprendre sa théorie de la vie. […] Il est donc “clairement démontré (…) que la matière se meut par elle-même, non seulement lorsqu’elle est organisée, comme dans un cœur entier par exemple, mais lors même que cette organisation est détruite”. Reste qu’on ne peut savoir “comment la matière, d’inerte et de simple, devient active et composée d’organes”. Mais peu importe, si la chose est démontrée par l’expérience. À partir de cette base solide, La Mettrie peut reprendre ses interprétations matérialiste et mécaniste des faits mentaux. Il peut aussi, et cela nous intéresse davantage ici, développer sa vision du monde déterministe et athée». (69) L’entreprise de La Mettrie se heurtait donc à de sérieux obstacles, non seulement à cause de la réception mitigée par les milieux littéraire et scientifique, mais à cause de sa logique propre : la conception d’un homme qui ne serait rien d’autre finalement qu’un automate… automatique. Comment réintégrer la liberté, thème universel fort prisé à l’époque, à l’intérieur de cette mécanique quasi-déterminée? «Déjà La Mettrie va au terme de cette logique. À côté de ces machines que sont les animaux et les plantes, l’homme-machine n’ose plus prétendre à un rang privilégié. La même nécessité aveugle qui a formé ici un sapin, là un hibou, plus loin un saxifrage, a produit le penseur ou l’homme vertueux. Sa machine ne fonctionne pas tout à fait de la même façon, mais dans la Nature elle ne représente rien de plus que les autres. L’homme est une machine entre toutes les machines, sa pensée et sa vertu dérivent du déterminisme universel aussi fatalement que la racine du saxifrage ou l’œil sans cônes optiques du hibou. On tire ainsi toute la logique du système: plus de valeurs, seulement des phénomènes équivalents; à qui veut maintenant comprendre la Nature, il faut que l’acte vertueux ne représente rien de plus que la graine d’un dicotylédone ou la patte fouisseuse de la taupe : on constate, nous n’avons pas à juger : “Être machine, écrit La Mettrie, sentir, penser, savoir distinguer le bien du mal, comme le bleu du jaune, en un mot être né avec l’intelligence et un instinct sûr de la morale, sont des choses qui ne sont pas plus contradictoires qu’être un singe ou un perroquet, et savoir se donner du plaisir”». (70) C’est en vue de résoudre ces contradictions qui minaient son système que La Mettrie se laissa tenter par la vision de Spinoza, d’où que «l’essentiel, pour La Mettrie, reste de faire rétrograder la Nature sur l’échelle des causes. Et c’est à lui, le “philosophe naturel”, que revient d’avoir introduit un discret bouleversement dans la hiérarchie traditionnelle qui fait de l’art, comme imitation, une production postérieure-consécutive à la Nature. Ce moindre statut des produits de l’art, La Mettrie en fait le modèle d’un nouveau statut de la Nature. Celle-ci est aux lois du mouvement dans le même rapport que les produits de l’art à leur modèle naturel. D’où cette position ambiguë qui laisse la Nature avant l’Art et la met pourtant dans une situation analogique». (71) La hiérarchie de la Nature et de l’Art contournait la menace d’une démoralisation entraînée par un système trop déterminé, négation de tout espace de liberté. Pour que la liberté puisse être sauvegardée comme principe et comme valeur à l’intérieur de l’organisation fortement mécanisée de l’Homme-Machine, il fallait que cette organisation machinique de l’homme soit elle-même créatrice d’une nature animée; d’une natura naturans dont l’imitatio serait assurée à travers l’action humaine, action rationnelle, imitation mais non copie de la Nature, natura naturata à l’échelle des capacités humaines, La Mettrie sauvait ainsi sa thèse tout en laissant à un disciple fougueux l’essentiel de son système déroutant : Sade.

La vision machinique de l’être humain suggérée par La Mettrie conforta d’abord les milieux médicaux cartésiens. D’un côté, le matérialisme érodait toujours les conceptions traditionnelles de la pensée européenne: «Locke, Hume et, vers la fin du siècle, Bentham et les philosophes radicaux […] s’accordèrent à nier l’existence de la faculté d’intuition intellectuelle de la nature réelle des choses. Aucune autre faculté que celle des sensations physiques familières n’était en mesure de procurer cette information empirique initiale sur laquelle toute la connaissance du monde est fondamentalement basée. Puisque toute information était transmise par les sens, la raison ne pouvait être une source indépendante de connaissance. Elle n’était responsable que de l’arrangement de la classification, du rassemblement de cette information et des déductions qu’elle en tirait, opérant à partir d’un matériel obtenu sans son aide». (72) De son côté, une jonction stratégique se préparait entre l’Homme-Machine de La Mettrie, et les physiocrates qui allaient développer une conception essentiellement agrarienne de l’économie de marché, véritable métaphore des réseaux sanguins : «Il y a si peu de mystère dans la nature vivante, que l’homme se sent capable d’en reproduire les mécanismes. François Quesnay, en 1730, a fait construire une “machine hydraulique” pour appuyer sur des expériences ses théories sur la saignée. Le célèbre Vaucanson ne cherche pas seulement à amuser les mondains, mais désire “construire une figure automate qui imitera dans ses mouvements les opérations animales, la circulation du sang, la respiration, la digestion, le jeu des muscles, tendons, nerfs, etc.” De la même manière, Le Cat, Chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, fait le plan d’un automate qui “aura respiration, circulation, quasi-digestion, sécrétion et chile, cœur, poumons, foie et vessie, et Dieu nous le pardonne, tout ce qui s’ensuit. Mais il aura la fièvre, on le saignera, on le purgera et il ressemblera trop à un homme”…» (73) C’était déjà là le rêve du docteur Frankenstein! Abandonnée à elle-même, la pensée de La Mettrie aurait probablement été victime de l’accueil boudeuse qui lui avait été réservée, mais il se développait tant d’autres courants de pensée qui allaient dans la même direction qu’elle finit par s’imposer inconsciemment. André Vachet, citant le livre Communauté des hommes, publié en 1959, montre combien l’économie politique, même sans l’avouer, s’était développée à partir de la vision de l’Homme-Machine, ici ramenée à la stricte personne des travailleurs : «Au point de vue économie, écrivent Jean Laloup et Jean Nélis, en citant un théoricien libéral, les travailleurs doivent être considérés comme de véritables machines qui fournissent une certaine quantité de forces productives et qui exigent, en retour, certains frais d’entretien et de renouvellement pour pouvoir fonctionner d’une manière régulière et continue». (74) Cette vision a été incontestablement acheminée jusqu’à nous par la succession des économistes libéraux qui l’ont héritée eux-même des physiocrates français, à travers ces maillons forts que furent Adam Smith et David Ricardo qui parlent des «travailleurs, unités interchangeables d’énergie économique, dont le seul acte humain est leur tendance invétérée à s’adonner aux “délices de la société domestique” selon l’euphémisme de Ricardo. Ce penchant incurable fait que toute hausse des salaires s’accompagne immanquablement d’une hausse de population. […] Et maintenant, les capitalistes, qui ne sont pas, comme chez Adam Smith, des marchands de connivence. Ils forment une masse grise et uniforme, dont le seul but sur terre est d’accumuler, c’est-à-dire d’épargner leurs profits et de les réinvestir, en engageant davantage d’hommes encore pour travailler à leur compte; c’est ce qu’ils font avec une confiance inébranlable. Peut-être l’expérience vécue par Ricardo dans le monde sans passion de la finance internationale lui cachait-elle les nombreux motifs que même un industriel du XIVe siècle pouvait avoir de gagner de l’argent; cependant, pour quelque raison que ce soit, ses capitalistes ne sont rien d’autres que des machines économiques avides d’auto-expansion…» (75)

Or, pendant que cette transmission du monde médical à celui de l’économie politique s’accomplissait, la tendance matérialiste atteignait son point culminant avec l’œuvre du marquis de Sade qui reprenait les thèses de La Mettrie comme argumentaire pro domo, les illustrant et les commentant à partir de ses romans scabreux : «C’est bien de La Mettrie en effet plus que de Diderot, ou même du Baron d’Holbach, que Sade emprunte lorsqu’il fait du mouvement “le premier principe” de la philosophie. Il y a finalement trop de sociabilité chez le Baron, et trop de “fibre” chez l’inventeur du clavecin organique; chez La Mettrie, Sade trouve ce qu’il faut de rouerie pour que le mouvement porté au pinacle ne réintroduise aucun finalisme bénéfice d’une Nature marâtre». (76) Ce qui attire Sade chez La Mettrie, c’est moins sa vision mécaniste de l’homme que son épicurisme moral qui justifie toute l’entreprise empirique. Non seulement Sade adopte-t-il cette vision mécaniste de l’Homme-Machine (natura naturata) de La Mettrie, mais également l’animisme baroque que lui associe le médecin (natura naturans) : «“La plus légère étude de la nature nous convainc de l’éternité du mouvement en elle…” La nature dévoilée manifeste avant tout son perpétuel mouvement; car ce que Sade appelle la “perpétuation du mouvement” est nécessaire à un discours qui veut faire l’économie d’un primum mobile dans la mécanique du monde, nécessité si présente et impérieuse de tout discours matérialiste qu’elle suscitait chez La Mettrie la formule pour le moins surprenante : “Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts : vivante image du mouvement perpétuel”. Même obsession chez Sade d’un mouvement perpétuel qui ne doit plus être l’apanage du Dieu absent; en doter la nature vise d’abord à en frustrer “l’Immobile” : “La perpétuité du mouvement dans elle anéantit toute idée d’un moteur”. Mais, sur ce leitmotiv matérialiste, se greffe une démarche dont ne rend pas entièrement compte le souci d’un démontage objectif de la mécanique universelle et naturelle, céleste mais non plus divine». (77) Sade, bien sûr, ne s’inspire pas uniquement de La Mettrie : «Le “Système de la nature” de Sade, emprunté en partie à Buffon (“bon philosophe”, dit Dolmancé), et en partie à Jean-Baptiste Robinet, dont le De la nature, publié en 1766, est dès 1769 dans la bibliothèque de La Coste (78), est fondé sur un pré-darwinisme résumé par le mot “despotisme”. L’analyse de J. Deprun, citant les étapes essentielles de cette philosophie, montre que, pour Sade, le genre humain se scinde en deux espèces distinctes : le bourreau et sa victime, et plus généralement le fort et le faible, en reproduisant le découpage naturel des proies et de leurs carnassiers». (79) C’est Sade surtout qui va pousser aux débordements déjà signalés de la pensée de La Mettrie, surtout en direction de la pensée sociale et psychologique. C’est lui qui, à la fois, va faire déborder le mécanicisme de l’Homme-Machine vers la machine sociale, faisant des déprédations sexuelles les métaphores des crises sociales : «Cette sexualité éruptive, cette secousse sismique du corps libertin se désigne du même mot que la transe politique et le désordre économique : celui de crise. Le libertinage est, en effet, une écriture de crise, l’inscription d’un tremblement commun au sol, au corps et au socius. Ce qui gronde, dans le texte sadien, c’est l’esquisse frémissante d’un mouvement des profondeurs, d’un sursaut des entrailles». (80) Mais également, en faisant de l’animisme animal sa conception de l’âme, va pousser le débordement en direction de la machine désirante : «J’en suis venue à me convaincre que l’âme de l’homme, absolument semblable à celle de tous les animaux, mais autrement modifiée dans lui, à cause de la différence de ses organes, n’est autre chose qu’une portion de ce fluide éthéré, de cette matière infiniment subtile dont la source est dans le soleil. Cette âme, que je regarde comme l’âme générale du monde, est le feu le plus pur qui soit dans l’univers, il ne brûle point par lui-même, mais, en s’introduisant dans la concavité de nos nerfs, où est sa résidence, il imprime un tel mouvement à la machine animale, qu’il la rend capable de tous les sentiments et de toutes les combinaisons. C’est un des effets de l’électricité dont l’analyse ne nous est pas encore suffisamment connue, mais ce n’est absolument pas autre chose. À la mort de l’homme, comme à celle des animaux, ce feu s’exhale et se réunit à la masse universelle de la même matière, toujours existante et toujours en action. Le reste du corps se putréfie et se réorganise sous différentes formes que viennent animer d’autres portions de ce feu céleste…» fait-il dire à Juliette. (81) On découvre alors cet amusant paradoxe que les turpitudes sexuelles des personnages de Sade concernent moins le corps qui y est soumis que l’âme qui ne cesse de fantasmer des positions d’accouplement et de supplice horriblement raffinées à l’origine du primum mobile du comportement humain. Voilà un matérialisme fortement idéaliste! Philippe Roger désigne, en effet, comme «grand absent de la vérité-connaissance : le corps. À répéter que toute connaissance vient des sens, le matérialisme philosophique s’estimait quitte de ce côté-là. Mais ce corps en qui l’on se contentait de reconnaître l’origine de tout savoir, avant de passer à autre chose, Sade décide de le faire parler. C’est lui qui pisse, qui chie, qui décharge… pour faire bref, car à l’œil du lecteur, ces mots sont toujours aussi durs à lire, c’est lui qui tonne en la vérité-foudre. Celle-ci préfère, avec la brutalité de la pulsion, ce que le savoir veut faire…» (82) Voilà pourquoi le corps est la rencontre poétique du socius et de la psyché. C’est un potentiel que contenait déjà la vision mécanicienne de La Mettrie mais que Sade sut accoucher de sa propre pensée. Incontestablement, l’éthique sadienne oblige le corps, contraint le corps à la position passive à laquelle l’aliène sa profonde nature; le contraint à subir les transformations capricieuses d’une âme, esprit-animal dans le sens où l’entendait Descartes, en tant que matière relevant de l’ordre déterministe de la Nature, agissant en cycle fermé de création/destruction. Cette éthique est celle qui va déloger l’éthique protestante de l’esprit du capitalisme pour en faire l’esprit d’entrepreneurship. Modification majeure de la légitimation sociale de la rentabilité des profits individuels! Économistes politiques et littérateurs sadistes vont converger, à partir du début du XIXe siècle, vers cette confrontation négative de la natura naturans/natura naturata que représente l’affrontement du docteur Frankenstein et du monstre (humain) qu’il a créé.

Avant d’en arriver à cette nouvelle mythologie faustienne, nous devons garder à l’esprit combien le XIXe siècle a poursuivi, en tous points, les méditations de La Mettrie et de Sade; que même en écartant les exagérations, ces méditations ne sont pas restées étrangères aux thèses libérales de la production des économistes politiques ni même des hérétiques socialistes. C’est ce siècle qui va opérer l’impossible synthèse du Sujet kantien et de l’Homme-Machine : «La doctrine selon laquelle les individus sont des fins en eux-mêmes est une doctrine métaphysique bourgeoise; le prolétarien et le révolutionnaire savent que, si nécessaire (pour les révolutions), l’individu est, et ne doit être traité que comme un moyen» (83) prêchera encore Trotsky à travers son essai Terrorizm i kommunizm. De son côté, la science médicale ne cessera de développer les certitudes mécaniques de l’anatomie et de la physiologie humaines : «Plus insidieuse d’ailleurs la tendance mécaniste se glisse non dans l’étude totale de l’homme mais dans celle de ses composantes. Bichat avait dit déjà que le corps n’est que la somme des tissus constituants. Bientôt Van Beer montre que l’œuf n’est pas un raccourci d’être vivant, mais un mécanisme originel à partir de quoi doivent se développer toutes les sortes de tissus». (84) De l’autre, les idées politiques se renforceront du contexte légal du Sujet kantien. Cette rencontre historique de deux conceptions antithétiques de l’homme engendra certaines réactions viscérales plus qu’intellectuelles. Le célèbre dominicain Lacordaire (1802-1861) fera la critique, dans une série de prédications tenue en haute chaire à Notre-Dame-de-Paris, en 1848, de la jonction de ce nouveau Sujet (essentiellement athée) et de l’Homme-Machine : «Le curieux, dit-il, est de considérer le libre-arbitre comme une sorte de puissance abstraite, n’ayant d’autre mobile qu’un caprice illimité. S’il en était ainsi, l’homme lui-même ne serait pas capable de prévoir un instant d’avance, ses propres actions. Sa souveraineté ne serait qu’une déraison permanente. Il choisirait entre le bien et le mal sans savoir pourquoi. Allant au hasard, du crime à la vertu, à force d’être libre, nous ne trouverions plus, en lui, qu’un automate déréglé». (85) À la même époque, le peintre Jean-Baptiste Ingres (1789-1867) se méfie, à son tour, d’une pareille synthèse dans ses grands portraits des membres de la haute bourgeoisie française : «Le corps, pour lui, n’est pas une machine articulée de muscles et de tendons mais un jeu de proportions - qu’au besoin on corrige si le rythme de la figure l’exige. “Le peintre doit s’attacher fort peu à la partie musculaire de l’anatomie, mais beaucoup à la partie ostéologique qui lui donne particulièrement les longueurs, et les rapports de ces longueurs entre elles”». (86) Ce dédain de l’observation anatomique (entendons l’Homme-Machine) lui fut d’ailleurs particulièrement reproché à propos de sa célèbre Baigneuse de Valpinçon (1808) dont «la jambe droite n’était guère réaliste», en particulier par la position de l’os du talon. Il n’y a pas jusqu’à Karl Marx pour parler, dans Le Capital : «de l’|émulation et de l’excitation “des esprits animaux”…» (87)

Cette rencontre du Sujet kantien et de l’Homme-Machine trouve sa tragédie dans la rencontre du docteur Frankenstein et de sa créature. Cette rencontre impossible, nuls mieux que les travailleurs de la grande industrie ne pouvaient en être dupes. Erich Frömm traduit leur sentiment profond quand il écrit que : «L’individu semble inspiré par son propre intérêt, mais en réalité il est devenu le serviteur de la machine qui devait le servir. Il se berce de l’illusion d’être le centre du monde, alors qu’il est rongé par une inquiétude dont ses ancêtres, jadis, ne prenaient conscience que lorsqu’ils s’adressaient à Dieu». (88) C’est une véritable tragédie, en effet, que cette rencontre, une tragédie qui peut, à tout moment, se renverser en parodie, oxymoron qui transparait dans la réflexion d’Oswald Spengler dans son Homme et la Technique : «L’homme est devenu le CRÉATEUR dans sa tactique vitale : là est sa grandeur et là est sa perte. Et la forme intime de sa créativité est appelée culture : être cultivé, cultiver, pâtir de la culture. Les créations de l’homme constituent des expressions de ce spécimen dans une forme PERSONNELLE». (89) La natura naturata dévore peu à peu la natura naturans. Le monstre mine son créateur, l’obsède, le pourchasse, le persécute sur la scène théâtrale de la civilisation, et ce depuis les derniers siècles qui nous séparent du XVIIIe : «Il est successivement, sous nos yeux, désarticulé comme une poupée automatique et monté de nouveau, autrement, à partir des mêmes ressorts». (90) L’homo occidentalis est puni pour n’avoir pas voulu remarquer que «le laboratoire de Frankenstein se situerait à mi-chemin entre l’utilité économique et son détournement pervers, s’il n’était étrangement absent du roman de Mary Shelley [1797-1851]. Alors que les imitations et les adaptations de son œuvre ont insisté sur le décor machinique, la relation originelle du créateur à sa créature monstrueuse n’est médiatisée par aucune machine précisément décrite. Le savoir du jeune savant, tourné à la fois vers l’alchimie médiévale et les découvertes modernes, demeure abstrait». (91) Frankenstein (1818), c’est Sade avec Kant - l’Homme-Machine doté de la beauté morale du Sujet - soumis à un convertisseur social à haute intensité dont la fusion a mal tourné, qui a même tourné en son résultat contraire, de Kant avec Sade - du Sujet corrompu par la laideur de l’Homme-Machine -, ce qui justifie le sous-titre de Prométhée moderne du roman : «Mary Shelley gardait assurément en mémoire les proclamations hyper-baconiennes d’un ami de son père, le plus renommé des chimistes de son temps, Humphry Davy (1778-1829). En témoigne ce texte de baconisme triomphal qu’on mettrait volontiers dans la bouche du jeune Victor Frankenstein : “La science a doté l’homme de pouvoirs que nous pouvons presque qualifier de créateurs, qui l’ont rendu capable de changer et de modifier les êtres qui l’entourent, et par ses expérimentations d’interroger puissamment la nature non seulement comme un étudiant qui cherche passivement à en comprendre les opérations, mais plutôt comme un maître, actif avec ses instruments…”» (92)

Le roman de Mary Shelley est bien autre chose qu’un simple divertissement à faire peur cogité par des jeunes gens romantiques et désœuvrés, en voyage quelque part en Suisse. C’est une métaphore inconsciente de l’histoire contemporaine de la civilisation occidentale qui mesure la distance entre la natura naturans (le créateur, Victor Frankenstein) et la natura naturata (la créature, le monstre) : «Victor est le Vaucanson de la biologie (c’est bien de construction qu’il s’agit : il met bout à bout pièces et morceaux). Mais derrière cette ingénieuse pratique, qui amuse la société avec ses canards et autres joueurs d’échecs, se développe un discours philosophique de première importance, qui pousse à ses conclusions extrêmes le mécanisme de Descartes et sa conception des animaux-machines : celui de l’homme-machine. L’ouvrage de La Mettrie, L’homme-machine, date de 1748. On y trouvera cette formule célèbre: “Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts.” Ce n’est pas laisser beaucoup de place à l’action créatrice de Dieu». (93) Et Jean-Jacques Lecercle de noter qu’«il y a dans Frankenstein de la philosophie et de l’histoire - c’est même pour cela qu’il y a du mythe». (94) Il reconnaît surtout la charge schizophrénique du roman : «les propos du monstre rappellent au lecteur au moins deux discours incompatibles (et dont il incarne l’incompatibilité) : le discours philosophique de l’homme-nature, du bon sauvage; et le discours religieux du hors-nature, de l’exclu de la chaîne des êtres, du diable. Un Méphisto huron, tel est le monstre». (95) La fusion Homme-Machine/Sujet kantien s’est transformée en fission, retrouvant la dissociation à laquelle nous ne cessons régulièrement de nous heurter dans notre analyse de la Révolution industrielle. Le voilà, le monstre, sous-produit de la création humaine, copie malheureuse plutôt qu’imitatio ouvrant sur l’émulation; il aspire à la liberté (Sujet kantien), à cette dignité qui qualifie ontologiquement tous les hommes, mais voilà qu’il n’est qu’un amanchure de morceaux de corps morts, dépecés et réanimés par un influx de courant électrique (Homme-Machine). Il a beau s’abreuver de lectures et de |culture, espérant se doter de cet ||impératif catégorique qui le tirera de sa condition misérable, le hissera au rang naturans plutôt qu’à le condamner à son incomplétude naturata : «Chez Plutarque et Volney, le monstre apprend l’histoire, et qu’elle ne parle pas de lui : premier indice d’un intérêt pour la conjoncture historique… Mais dans ces lectures, le monstre trouve surtout la formulation des deux discours qu’il incarne : le discours religieux du Paradis perdu, et le discours philosophique des Ruines, dont on sait qu’il contient une longue et célèbre critique des religions établies». (96) Il n’est pas intéressé par la physique de l’électricité qui l’a créé, lui, Homme-Machine artificiel, mais par ce qui constitue l’humanité créatrice, toute différente ontologiquement de son être. C’est le monstre finalement qui doit attirer notre sympathie, malgré la frayeur et la terreur qu’il suscite toujours en nous, et c’est ainsi que Mary Shelley le voulait. La créature n’a rien du sadianisme des libertins de Sade. Comme chez Sade, pourtant, le monde se présente au monstre partagé en deux, entre les bourreaux et les victimes, et le monstre se range naturellement, dans le camp des victimes, la créature ayant hérité de la transcendance de l’impératif catégorique, transcendance qui n’habite plus les puissants créateurs. En tripotant de la physique empirique, Victor Frankenstein a perdu la sagesse intuitive des anciens créateurs : «en Victor, la chimie émerge de l’alchimie, mais en la refoulant. Et celle-ci fait retour dans la découverte du secret alchimique par excellence, celui de la vie. Curieux - et contradictoire - mélange, qui fait coexister dans ce savant qu’est Victor les rêves les plus archaïques et la science la plus moderne». (97) Déchiré par la fissure archaïsme/futurisme, se trouvant érigé au rang de figure du Père par la créature artificielle, Victor Frankenstein «ne sera qu’un créateur imparfait. Il fabriquera au mieux un mort vivant, ou un cadavre animé. Dans le roman, l’obstacle se manifeste au demeurant dès l’assemblage des organes; la délicatesse des tissus excède les possibilités techniques de l’étudiant en médecine; il doit changer d’échelle. Hideux, le monstre sera gigantesque (huit pieds), ce qui contribuera à l’isoler un peu plus du reste de l’humanité». (98) Devant sa créature, Victor Frankenstein se sent réduit à la taille d’un enfant… et à sa psychologie : «Le monstre a la taille du père vu par l’enfant. Il en a aussi la jalousie, la manie de la persécution. Et pas plus que de son père on ne peut s’en débarrasser». (99) Cette aliénation du créateur à sa créature, c’est déjà celle des occidentaux à la machine industrielle; cette régression psychique est celle des bourgeois qui se sentent vite intimidés et menacés par la taille gigantesque que prennent tour à tour les entreprises de production, le libre-marché et la masse de travailleurs et de consommateurs dont leur fortune dépend. La machine-outil a donné naissance au Prolétariat, la compétition a l’extension universelle du marché capitaliste. Enfin, Gadamer met le point sur ce double sentiment de monstruosité qui hante l’homo occidentalis depuis le tournant du XIXe siècle : «La révolution industrielle a connu encore une fois, à la fin de cette époque, dans la seconde moitié de notre siècle, au temps de la reconstruction, une histoire de flot qui nous submerge et nous emporte tous. Il y a dans cet événement une loi inéluctable, une nécessité d’airain qui impose de ne pas rester en arrière, unique manière de créer les chances de vie et de survie de tous - et pourtant cette loi s’est muée simultanément, d’un seul coup, en menace pour la vie et la survie de tous». (100)

Pour les travailleurs, nous l’avons vu, leurs conditions d’existence sont entièrement assimilables à la condition même du monstre; ici aussi la machine dévore le travailleur. D’abord, elle le dresse comme un animal de trait. Comme l’écrit Marx : «Tout travail à la machine exige des travailleurs un précoce dressage». (101) Ensuite, par l’incorporation du corps même du travailleur dans le processus mécanisé de la production du système industriel - les fameuses forces productives de Marx : «Par la fréquentation de la machine, les travailleurs apprennent à “adapter leurs mouvements au mouvement continu et uniforme de l’automate”». (102) Hommes et machines se voient étroitement liés l’un à l’autre pour former, comme dans l’antique mythologie hellénique, un monstre sur le modèle du centaure ou du Minotaure : «Liés les uns aux autres par un horaire inexorable, tous doivent faire les gestes dans le même moment, avec la même amplitude; l’un d’eux manquant à l’amplitude ou à l’horaire, tout le système est brisé. Les hommes, dans ce système, sont, au sens propre du mot, les éléments d’une machine; ils sont une machine; il n’y a plus moyen pour l’homme d’être distrait, même d’une seconde; il est élément d’un engrenage matériel; il est enchaîné». (103) Le conflit entre cette créature ouvrière inquiétante et son créateur capitaliste reprend la mise en scène du roman de Mary Shelley : «Les relations entre employeur et salarié sont marquées au coin de la même absence d’humanité. Le mot “employeur” exprime exactement ce qu’il veut dire: le détenteur du capital utilise un autre être humain tout comme il “emploie” une machine. Patron et salarié, chacun se sert de l’autre à son profit; leur apparentage est de l’ordre de ceux dans lesquels les deux parties sont fonctionnelles, l’une par rapport à l’autre. Il ne s’agit plus d’assortir des êtres humains qui ont un intérêt mutuel dans une entreprise. Dans l’ère présente, plus rien ne rapproche patrons et salariés en dehors de leur utilité réciproque. Un même fonctionnalisme abstrait est de rigueur entre le commerçant et son client. Ce dernier est un objet à utiliser, non pas une personne concrète dont le commerçant serait intéressé à satisfaire les désirs. Le travail est devenu synonyme de production et celle-ci revêt le caractère d’une fonction aveugle et anonyme. Contrairement à l’artisan du Moyen Âge, l’intérêt premier du fabricant moderne n’est pas dans ce qu’il produit. Sa préoccupation dominante est de faire fructifier son capital investi et ce qu’il produit dépend en premier lieu de la rétribution que le marché lui promet». (104) L’employeur, comme le savant faustien, se sent vite menacé par cette créature qui émerge de l’organisation nouvelle de la production, organisation qui atteint en elle-même des proportions démesurées : «Dans la petite entreprise d’hier, l’ouvrier connaissait son patron personnellement et aucun coin de l’atelier ou de la fabrique ne lui était inconnu. comme tout le monde, il était engagé ou remercié selon les lois mouvantes du marché. Pourtant, les relations concrètes qu’il entretenait avec “son” patron et “son” entreprise, lui donnaient le sentiment de se trouver sur un terrain familier, sinon familial. Dans une usine ou une banque qui emploie des centaines de travailleurs, la situation n’est plus la même. Le patron est devenu un personnage abstrait - on ne le voit jamais; la “Direction” est un pouvoir anonyme avec qui on traite indirectement et pour qui nous n’existons que sous la forme d’une fiche glissée dans un classeur et d’un bulletin de paie établi automatiquement par les machines comptables. Quant à l’usine ou l’administration, elle possède des proportions telles que seul le petit secteur où notre travail spécial nous cantonne pour nous être intelligible». (105) Aucun geste, désormais, posé par l’un ou l’autre des intervenants ne peut se dérouler ailleurs que dans la monstruosité : «L’action syndicale a rétabli un certain équilibre. […] Malheureusement, beaucoup de syndicats sont devenus eux aussi des mouvements monstres où l’adhérent est noyé dans la masse. Il paie ses cotisations et vote de temps à autre, mais ici, encore une fois, il est la petite dent de l’infime rouage d’une machine cyclopéenne…» (106) Nul ne peut donc plus sortir de ce cercle effrayant condamné à la surenchère. L’Homme-Machine, qui était déjà une corruption en soi de toute valeur humaine, et le Sujet kantien, trop feluette pour offrir une garantie solide de ré-humanisation de la société industrielle, ne peuvent ramener la société technicienne actuelle au niveau d’une société véritablement humaniste. Bien au contraire. C’est toujours l’homme qui doit moralement se rabaisser afin d’être au niveau d’un quelconque mécanisme technicien aux possibilités inépuisables. Comme le chante Berthold Brecht dans Homme pour Homme :
Monsieur Brecht, (dit la veuve Bergbick), affirme : un homme est un homme
Et ça, chacun peut l’affirmer en somme,
Mais Monsieur Brecht prouve aussi comme
On peut faire tout ce qu’on veut d’un homme.
Le démonter, le remonter comme une mécanique
Sans qu’il y perde rien, c’est magnifique. (107)


Mary Shelley, qui vivait à une époque où le cinéma n’était pas encore inventé, n’imaginait pas une fiancée au monstre de Frankenstein. Il fallut, pour ce faire, l’imagination du cinéaste britannique James Whale. (108) Les théoriciens de l’Homme-Machine pouvaient toujours le doter d’un pendant féminin, lui aussi produit des opinions médicales et psychologiques de la philosophie des Lumières, et lui donner les traits de la Femme-Vapeur. Si l’on en croit certains extraits de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : «Les femmes et les enfants sont plus sensibles à cause de “la souplesse, la fraîcheur et la ténuité des larmes du tissu muqueux”, plus compact chez l’homme adulte. La sensibilité excessive des enfants les rendent sujets aux convulsions et aux spasmes. Celle des femmes, dont la constitution est proche des enfants, est extrêmement vive. Un de ces centres est l’utérus qui provoque les vapeurs. Cette maladie que la nature réserve à ce sexe, a touché les hommes à cause des habitudes du “luxe et de la mollesse”». (109) La femme n’en appartient pas moins à l’espèce de l’Homme-Machine - l’organisation du travail des ouvrières en usine est là pour en témoigner -, mais elle relève d’une mécanique physiologique qui répond également à d’autres critères qu’à ceux de l’homme. La fonction de la vapeur, indispensable à la féminité, devient accidentelle chez le mâle : «Chez un homme, l’acte de pleurer est d’autant plus valorisé, qu’il est involontaire, qu’il est rare et qu’il touche des couches profondes de sa sensibilité», note Anne Vincent-Buffault. (110) La seule buée autorisée chez le mâle semble être la sueur qu’il dépense aux efforts exigés par la production ou la guerre. D’elles seules émanent un parfum qui excite les narines capitalistes. La raison, autrement, interdit à l’homme de pleurer et, par le fait même, souligne la faiblesse inhérente à la mécanique féminine : «Les larmes versées s’opposent à l’analyse, et la froide raison est congédiée, au profit du sentiment. Les romantiques opposent radicalement capacité critique et émotion théâtrale…» (111) Les médecins de l’époque, aliénistes comme hygiénistes, n’hésitaient pas à reconnaître des sous-catégories de vaporeuses, ainsi : «le Dr P. Hunauld [classe] les vapeurs en trois catégories (“vapeur à la mode”, “vapeur hystérique” et “vapeur mixtes”), [décelant] bien la complaisance des femmes du monde à s’en déclarer atteintes…» (112) Toute l’éducation du XIXe siècle visera à établir une règle de contrôle dans l’émission des larmes : «La sensibilité n’est pas expression immaîtrisée du corps, elle se présente un peu comme un art de vivre qu’il faut savoir conduire en évitant les excès dangereux et les influences trop directes sur la “machine” humaine. À cette condition, elle peut devenir une expérience douce et précieuse de jouissance de soi». (113) Les auteurs littéraires et les dramaturges sauront se faire un devoir de participer à cette éducation des vapeurs féminines en élevant la teneur des automatismes de l’émission lacrymale : «Pour Destutt de Tracy, “penser c’est toujours sentir et ce n’est rien que sentir”: dès lors on comprend mieux l’enjeu de la définition de Sénancour et sa volonté de rupture avec le sentiment. Sentir est acte de connaissance et nécessité une organisation des perceptions que l’émotion rendrait impossible. Sentir n’est donc pas être sensible. Aussi, au goût des larmes, Sénancour préfère l’attitude froide, sans bienveillance attendrie: “L’homme sensible doit préférer à l’homme sentimental, l’homme indifférent et farouche.” Cet éloge de l’indifférence tranche nettement avec les conceptions antérieures, qui basaient la sensibilité sur la possibilité d’être touché jusqu’aux larmes par le spectacle du malheur, ou par l’affection partagée. Voici le point de vue moral et social délibérément mis de côté au profit d’une compréhension “supérieure”». (114) Est-ce un pur hasard si le refoulement de la sensibilité empathique coïncide avec les conseils des théoriciens qui, à la suite de Malthus, demandent le retrait des lois de charité publique et la fin de la philanthropie gratuite envers les pauvres? En tout cas, à aucun moment nous ne dérogeons de la vision de l’Homme-Machine, même chez Stendhal : «Pour moi, écrit-il, j’en reviens toujours aux lois physiques. Le fluide nerveux, chez les hommes, s’use par la cervelle et chez les femmes par le cœur, c’est pour cela qu’elles sont plus sensibles.” Agacé par la faculté des femmes à s’attendrir, il s’appuie sur des représentations médicales pour la ramener à des phénomènes naturels». (115) Et Lélia, de George Sand, prêtera à discuter la valeur de cette éducation: «Cette impossibilité qui dénote une force de caractère supérieure à son sexe, tient à cette maîtrise de soi qui empêche les autres de déchiffrer une physionomie, de lire les émotions sur un visage. Cette froideur renvoie davantage au caractère masculin qui doit se plier aux exigences d’une vie publique en évitant de fournir aux autres des indices sur son intimité et ses faiblesses, alors que les femmes ont tendance à s’abandonner à la souffrance et à l’attendrissement, comme à leur nature profonde…» (116) L’homme est un peu plus machine parfaite s’il est mâle que femme, ce qui souligne les ratés de la machine féminine, machine incomplète ou inadaptée. La relation de l’homme à la femme reprend le modèle de la relation du travailleur (ou du producteur) à sa machine-outil, celle-ci affublée souvent d’un nom féminin.

2) Le renversement de la reproduction à l'identification

L’anthropologie de l’Homme-Machine ne se résume pas au développement historique d’une hypothèse iatro-mécanique du corps humain. C’est l’ultime avatar d’une pensée élaborée à l’âge baroque et qui atteint son plein développement au tournant du XIXe siècle. Elle a été si bien assimilée qu’elle est devenue un véritable lieu commun. L’homme occidental contemporain a intériorisé à ce point cette image de lui-même comme d’une machine qu’il n’en arrive plus à se représenter autrement; il est même devenu le modèle, le parangon de toutes les machines, ce qui est, bien évidemment, une auto-illusion narcissique. Au Grand Architecte de l’Univers s’était substitué le Grand Mécanicien Horloger, puisque de la Renaissance au Baroque il était possible de suivre l’image de Dieu de l’idée que s’en faisait un lecteur de Vitruve à celle que s’en faisait un élève de Huygens. Maintenant que le deus ex machina est présenté comme relevant d’une Nature originelle (naturans), de plus en plus artificielle (naturata), l’homme reproduit à son image ses inventions techniques. Comment s’étonner, aujourd’hui, que «largement entendue par le public, faisant partie de la conscience que l’on peut avoir de ce qu’est le temps présent, la fiction de la technologie rend possible sa réalité. Car la réalité n’est pas toute faite, donnée à l’avance, immuablement dressée devant nous. Elle se construit peu à peu. Il n’est point de projet de société ni de réalité sociale qui ne soient ainsi soutenus par des récits, des contes, voire des mythologies. Reprises par les gouvernants dans une politique qui s’en nourrit, les fictions prennent du corps; il s’agit bien là du composé techno-politique dont l’architecture principale reste celle d’une imagerie portée par la fiction. Et ce techno-politique n’est pas un fantasme, il existe bel et bien. Ce n’est pas seulement un outil théorique qui permet de lire la réalité. Il est la réalité même…» (117) Ne retrouve-t-on pas cette vieille dialectique du renversement
Christian Huygens
baroque entre l’illusion de la réalité (la technologie) et la réalité de l’illusion (la technique) dans ce passage de la machine comme représentation à la machine comme réalité? «Ainsi, au moment où le ciel se vide, où tout le système de représentation classique sombre avec l’idée de Dieu, le XVIIIe siècle va se laisser sidérer par l’émergence de la machine comme modèle de représentation qui s’impose au-devant de la scène pour renvoyer la pensée à ses profondeurs. Et tout d’abord, la pensée scientifique, fascinée par un tel mode de représentation pour la première fois capable de saisir en tout phénomène les décisives articulations de l’espace et du temps, la pensée scientifique opère à ce moment un immense retour sur elle-même, continuant aujourd’hui encore de la fonder puisqu’elle commence là à s’interroger autant sur ses limites que sur son fonctionnement». (118) Après sa lente dérive depuis le temps de Nicole Oresme, n’est-ce pas au XVIIIe siècle que le mot machine, dans tous les sens du terme, les voit prendre trois directions sémantiques : l’agencement de moyens naturels ou non en vue d’un résultat, Organisme; instrument servant à transformer une force naturelle; moyen d’action: Invention, Ruse, Illusion». (119) Organiste et mécaniste à la fois, la machine comme reproduction fictive du réel est un pont lancé entre les deux ordres occidentaux de représentation du monde. En anthropologie philosophique, en particulier dans la philosophie de l’histoire davantage que dans la connaissance historique, la représentation de la machine va s’imposer, lui associant une portée illusoire d’une vision de l’Histoire capable de se retourner en prophétie. Les historiens, pour leur part, prolongeant l’humanisme ancien à travers un récit narratif, mettront en vedette les impératifs catégoriques de Kant contenus dans les différentes intrigues autour de l’avènement du Sujet moderne. L’antagonisme entre philosophie et science de l’histoire reproduit donc le renversement de la représentation en réalisation et de la réalisation en représentation : «Le fait est aussi que nous n’en avons pas fini avec la machine, ni avec sa ruse fondamentale de fasciner autant, si ce n’est plus, par son fonctionnement que par ce qu’elle produit. Et cela est d’une importance considérable, parce qu’à travers l’imaginaire de la machine, quel qu’il soit, c’est toujours la question du sens qui est posée et qui continue de se poser à nous. Une nouvelle fois, Sade est le premier à avoir soulevé le problème dans toute sa gravité. Dans Français, encore un effort… ne nous montre-t-il pas ainsi qu’en retournant l’arme de la machine contre l’élan de la pensée, on cherche à mettre fin à l’ébranlement que la disparition de Dieu vient de susciter dans l’esprit humain, à ce mouvement d’interrogation sans fin que le fonctionnement même de la machine comme modèle avait d’abord commencé à figurer et à répercuter au plus profond de l’imaginaire?» (120) L’Homme-Machine crée son monde à l’image de la représentation qu’il a de lui-même beaucoup plus que sur son organisation mécanique, anatomique ou physiologique réel, et son succès invite à nous demander, finalement, qui a créé l’autre?

La machine comme représentation, c’est l’interprétation mécanique baroque du corps humain; celle contenue déjà dans les planches anatomique de Vésale et que les médecins Harvey et Boerhaaves ont développée par la suite. Nous la retrouvons à l’origine de cette table d’opération chirurgicale de nos hôpitaux modernes et qui reconstitue la chaîne de montage de Ford et l’organisation du travail inspirée du taylorisme. Elle fait en sorte que le vêtement vert (ou bleu) du chirurgien, ses gants, ses chaussures reproduisent la salopette verte (ou bleue) du mécanicien, ses gants, ses bottes… Le chirurgien est le seul maître après Dieu (s’il y croit) dans sa salle de mécanique humaine. Si je fais référence ici à Dieu, c’est que l’Homme-Machine, par superstition plus que par foi, se sent comme le maître d’œuvre du montage de la machinerie, car autrement, il se répète le mot de Laplace, que c’est là une hypothèse qui n’est pas nécessaire de considérer pour son travail. En ce sens, comme le dit Marx dans Le Capital : «La technologie met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le processus de production de sa vie matérielle et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conception intellectuelles qui en découlent». (121) Il ne faut pas se laisser séduire par la formulation. Dans la pensée de Marx, ce mode d’action vis-à-vis la nature est de la même composante qu’elle : c’est de la matière, de la matière articulée (pour ne pas dire animée), puisque «le corps est une sorte de microcosme de la machine. Les bras sont des leviers; les yeux, des lentilles; le cœur, une pompe; le poignet est un marteau, les nerfs sont le système télégraphique connecté avec une station centrale. Mais, dans l’ensemble, les instruments mécaniques furent inventés avant que les fonctions physiologiques aient été exactement décrites. La machine la moins efficace est celle qui imite de façon mécanique et réelle l’homme ou l’animal. La technique a retenu le nom de Vaucanson pour son métier à tisser plutôt que pour son canard mécanique, d’aspect vivant, qui non seulement absorbait de la nourriture, mais accomplissait les fonctions de digestion et d’excrétion». (122) Pour Max Pietsch, «comme dans la théorie des machines, l’homme est ici conçu comme chaîne cinématique. Le but était de tirer de l’homme au travail, comme de la machine, les rendements les meilleurs. […] Toutes les réserves existant dans l’organisme humain furent mises à jour». (123) La représentation de la machine en vient à évaluer le rendement du travail humain sur une même base de mesure; l’homme peut ainsi évaluer son propre rendement à partir d’une comparaison avec n’importe quelle mécanique faite à son image : «On ne peut mesurer la valeur en énergie de l’activité nerveuse, mais on peut évaluer approximativement la valeur en énergie de l’activité mécanique. Certains calculs révèlent que le rendement moyen du corps humain, en tant que machine, varie de 10 à 15% selon le type de travail accompli, sa vitesse d’exécution et la qualification de celui qui l’effectue. Le rendement mécanique du travail musculaire peut être notablement affecté par l’éducation. La littérature scientifique fait état à ce propos d’améliorations allant jusqu’à 37%. Mais l’on admet généralement que, dans le cas d’un travail continu, le maximum du rendement humain est d’environ 18% de l’énergie consommée». (124) Ce type de calculs sophistiqués, chargés surtout d’évaluer le rendement du travail humain, évaluation qui ne cessera de favoriser la valeur du travail de la machine, apparaît avec la chronométrie effectuée à la fin du XIXe siècle par l’ingénieur américain Taylor : «Pour rationaliser les installations de l’entreprise, il faut également rationaliser l’homme. À cette époque du développement des entreprises, le travail était privé d’esprit; il devait autant que possible être effectué sans intervention de l’esprit». (125)

Par l’obsession du rendement, qui s’impose de plus en plus à l’organisation de la production, l’Homme-Machine s’éloigne de la fidélité à cette représentation de lui-même. C’est là où Marx situe sa critique, position qui n’a rien d’originale puisqu’elle lui a été désignée par la pensée hégélienne : «Hegel fut, parmi les philosophes, le premier à reconnaître cet état de choses, et il en a également vu les conséquences : le travail humain n’est pas supprimé mais rejeté au-dehors; il s’éloigne de la nature, ne s’oriente plus de façon vivante sur elle qui est vivante, il devient lui-même “conforme à la machine”». (126) Ce qui laisse l’Homme-Machine encore rattaché à la nature, c’est uniquement la commune structure mécanique identifiée par Descartes et La Mettrie, mais non plus le mouvement, l’animation naturelle sensée faire mouvoir la matière. On s’étonne de la puérilité de la remarque insistante de Georges Lukàcs lorsqu’il affirme que l’«un des tournants décisifs les plus importants dans l’histoire de la connaissance a été le fait que Marx ait désigné la seule marchandise que le salarié puisse vendre par la catégorie “force de travail” au lieu de “travail”. Pour tout véritable biographe de Marx ce sera une tâche de découvrir la voie qui a conduit à cette notion géniale qui a révolutionné l’économie. […] Mais même à supposer qu’on connaisse le moment précis où Marx est arrivé pour la première fois à cette formulation, la connaissance et la description de ce moment aurait seulement une importance extrêmement épisodique. Car la découverte elle-même était une nécessité de la lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie, une lutte de classes qui devait absolument conduire avec une nécessité historique objective à la révélation de la nature véritable de l’économie capitaliste et de ce fait à la connaissance adéquate de toute économie en général…» (127) Lukàcs ne veut pas voir que l’expression force de travail provient bel et bien du vocabulaire technique propre au rendement de la machine et transposé, anthropologiquement, dans une définition simpliste de l’être humain considéré comme simple mécanique formelle. Avant même de voir l’Homme-Machine aliéné à sa machine, il porte, in se, l’aliénation à lui-même. La Mettrie ne répondait-il pas, à celui qui l’interrogeait : «Savez-vous pourquoi je fais encore quelque cas des hommes? C’est que je les crois sérieusement des machines…» (128) Désormais, la machinerie humaine n’étant qu’une parmi d’autres, elle n’évoluera plus différemment que les autres machines créées par l’homme lui-même. C’est en ce sens que l’assimilation prépare le renversement de la représentation en réalité : «Durant la première moitié du siècle, la mécanique, puis, après 1851, le modèle énergétique proposé par la thermodynamique font évoluer les images du corps. Celui-ci apparaît comme un réseau de forces, puis comme un moteur; l’important n’est plus de le mouler, mais de l’entraîner». (129) Et nous renouons ici avec la vision de Marx telle qu’interprétée par Lukàcs, mais Gurvitch, autre sociologue marxiste, n’interprète pas ce même passage de la même façon. Il est clair que «l’économie classique ne voit, non seulement dans l’ouvrier, “mais dans le capitaliste qu’une machine à transformer la plus-value en capital additionnel”. Cependant, ni l’ouvrier, ni le capitaliste, non plus que les classes auxquelles ils appartiennent, ne sont des choses ou des abstractions économiques : ce sont des êtres vivants, des groupes sociaux antagonistes, qui ont leurs désirs, leurs appréhensions, leurs souffrances, leurs jouissances, leurs consciences de classe, leurs idéologies». (130) Voilà en quoi résiderait la critique hégélienne contenue dans la découverte de Marx! Quoi qu’il en soit, c’est un problème qui se présente à l’ensemble de la société occidentale que celui d’évaluer le rendement machinique; de l’évaluer afin de l’accroître jusqu’à son extrême limite! Bref, l’homme se soumet lui-même au même jugement de valeur auquel il soumet sa propre créature. C’est là un point d’anthropologie philosophique recoupant les capacités de production économique : «Ce parasitisme n’allait pas sans entraîner certains dangers, les végétaux ou les animaux pouvant disparaître à un rythme plus rapide que celui de leur reproduction. Ce danger orienta l’“activité économique” de l’homme paléolithique dans le sens d’une efficacité plus grande. Afin de surmonter cet obstacle, l’homme devait apprendre à contrôler et augmenter son approvisionnement en végétaux et en animaux ainsi qu’à découvrir des sources d’énergie nouvelles. Tels sont les deux problèmes que durent résoudre la Révolution agricole, d’abord, la Révolution industrielle ensuite». (131) Voilà pourquoi le bourgeois exige de ses travailleurs une recrudescence de l’effort de production tout en engageant lui-même des capitaux toujours plus considérables pour établir des entreprises dont le volume d’opération ira toujours en augmentant en vue d’approvisionner un marché toujours plus élargi. Fatalité qui oblige à accroître pour ne pas décroître. Le bourgeois pourra cependant se créer, pour lui-même et ses proches, un univers feutré, capable d’absorber les clous de ce Fatum économique qu’est la loi de la concurrence; par contre la condition ouvrière ne cessera, dans un premier temps, de décroître jusqu’à la pire misère, d’où qu’il apparaîtra, finalement, que les travailleurs sont les seuls Hommes-Machines de la Révolution industrielle : «Les figures du travailleur sont par conséquent diverses. Certains le voient réduit à l’état de machine, d’abruti asservi à un travail mécanique simplifié, d’animal à exploiter dans l’armée industrielle, éloigné de sa famille et inconnu de ses patrons, livré à l’incertitude, campé dans la société sans y être établi. D’autres le croient affranchi pour des tâches plus nobles, susceptible même de devenir un jour fabricant pour son compte…» (132) C’est dans le monde du travail que va finalement s’opérer le renversement de la représentation en réalisation : «Comme l’indique le baron Dupin, “il faut par l’établissement d’une discipline indispensable faire perdre aux ouvriers leurs habitudes d’irrégularité, pour les identifier avec la régularité immuable du grand automate… entraîné par le moteur mécanique… pour approcher de plus en plus le mouvement perpétuel”. La machine à vapeur produisant l’énergie en continu il ne faut pas en gaspiller une miette, l’ouvrier doit donc être disponible à tous moments. […] Il faut fixer la main-d’œuvre à l’usine et à la machine». (133) C’est dans le mode de travail qu’on poussera le rendement jusqu’à l’épuisement des ouvriers puisque «l’épuisement des ouvriers importe peu parce qu’ils sont interchangeables et qu’il n’a qu’à remplacer les hommes finis par de nouveaux bras. […] L’ouvrier n’est qu’un facteur mécanique de production». (134) Contre cet épuisement irrationnel et brutal, Taylor proposait une «science de rendement» trop vite identifiée à l’organisation scientifique du travail. Priver d’esprit l’homme au travail, c’était vouloir articuler le mouvement de la machine humaine sur le rendement de la production, ce qui suppose une représentation du corps du travailleur comme mécanique naturelle et non comme entité (spirituelle) dotée d’une subjectivité : «Le plus influent des militants métallurgistes de la C.G.T. d’avant 1914, Alphonse Merrheim, secrétaire de la Fédération des Métaux, est d’un tout autre avis : “Taylor a assigné à la vie humaine une existence égale à celle des machines. En Amérique, on change de matériel tous les dix ou quinze ans au maximum. J’ai bien peur que les hommes à qui on a imposé l’intensité de travail qu’exige Taylor pour suivre la production des machines ne résistent pas un nombre supérieur d’années à la déchéance physique”. Il ne s’agit pas seulement de fatigue physique, comme on feint de le croire, mais de fatigue nerveuse : le rythme auquel on oblige l’homme est épuisant. Ce que Taylor considère comme un répit inutile, ne l’est pas. L’homme n’est pas une machine. Il a besoin de souffler…» (135)

À ce point, il est difficile de ne pas constater que le renversement s’est accompli : la représentation est tenue pour une réalité, l’homme pour une machine. On peut donc le traiter comme tel en toute validation morale : «Il y a machine lorsque, au lieu d’un seul métier mis en mouvement par un seul ouvrier, un ensemble de métiers est mis en mouvement par un seul automatisme. La machine se compose de trois éléments : la force motrice, les appareils de transmission, la machine-outil, qui fait mécaniquement ce que faisait autrefois le travail conscient de l’ouvrier. Dans les régimes antérieurs - manufacture ou artisanat - l’ouvrier se sert de l’outil; maintenant, l’ouvrier sert la machine, parce que c’est la machine qui manie l’outil». (136) L’homme n’est plus qu’un degré parmi d’autres dans l’échelle des automates. Son automatisme le range dans la lignée des androïdes comme ses caractères anthropologiques le classeront plus tard dans la lignée des homo sapiens. «Ostentation sociale dans un cas, la machine devient dans l’autre un moyen de possession et de transformation du monde. Durant tout le 18e siècle, les automates et autres prouesses techniques de Vaucanson cachent derrière les applaudissements des salons une utilité directement traduisible en termes économiques. La Révolution industrielle relègue au magasin des accessoires les divertissements aristocratiques et monopolise la machine comme source de gain». (137) Chez le jeune Vaucanson, la reproduction technique rendait hommage aux thèses médicales : «De l’Homme-Machine de La Mettrie aux “anatomies mouvantes”, les chirurgiens tentent de réaliser des mécaniques permettant de mettre en évidence le fonctionnement du corps humain. De différentes rencontres que fera ce jeune homme d’une vingtaine d’années naîtra ce qui deviendra son grand projet : l’homme artificiel”». (138) Si l’homme est machine, il est une machine automate et non plus un outil entre les mains d’une quelconque puissance surnaturelle. C’était là un prix cher à payer pour affirmer la liberté de l’homme contre toute volonté transcendante, mais sur le coup, l’Homme-Machine ne pensait qu’à défier la divinité par sa capacité à reproduire d’autres machines à partir de son propre modèle naturel, se substituant ainsi à la reproduction génétique livrée généralement au hasard des circonstances. Les automates de Vaucanson palliaient aux imperfections d’une reproduction organique sans plans ni desseins. Jusqu’à la révolution informatique du second XXe siècle, l’histoire occidentale des techniques maintiendra une constance «suivant un processus classique d’évolution des objets techniques dans lesquels l’automatisation est de plus en plus poussée, les fonctions humaines étant progressivement intégrées dans la machine». (139) La représentation ne cessait de déborder dans la réalisation, mais il était encore trop tôt pour confondre l’Homme-Machine et les automates vraiment automatiques.

Sans l’assimilation du corps mécanique de l’homme à la composition mécanique des machines-outils, la représentation n’aurait pas débordé sur la réalisation, c’est-à-dire que l’Homme-Machine serait resté une vision de l’esprit, une métaphore tant la plupart se refusait à réduire l’être humain à son anatomie et à sa physiologie mécaniques : il y aurait eu encore de la place pour l’âme chrétienne ou le Sujet kantien. Au départ, le projet des mécaniciens n’allait guère plus loin que de créer des automates, substituts à qui l’on confierait des tâches dangereuses ou ingrates soustraites ainsi au labeur humain : «De l’analyse anatomique fine nécessaire à la réalisation d’un androïde le plus fidèle possible à la réalité, à celle des gestes de travail visant à réorganiser un poste ou une chaîne de fabrication, la démarche est bien la même. La conception mécaniste qui pousse Vaucanson à réaliser ses automates, passée de la théorie des philosophes du XVIIe siècle à la mise en pratique par un véritable mécanicien, ouvre les portes à l’organisation scientifique du travail avec, en écho, les conflits inhérents à toute entreprise de réforme touchant à la fois aux pratiques et aux statuts des travailleurs». (140) C. Miquel et G. Ménard soulignent même qu’«à cet égard, l’innovation technique la plus intéressante et la plus significative demeure probablement l’invention de la machine à tricoter, mise au point dans l’Angleterre du 16e siècle et répandue en France, par exemple, sous le règne de Louis XIV. Cette machine représente, pour l’époque, le modèle de la machine au sommet de son perfectionnement. C’est même à partir d’elle que seront conçues, par améliorations techniques successives, les premières machines à tisser auxquelles on a coutume d’associer le commencement de la Révolution industrielle dans le domaine du textile. Or, comme l’analyse Gérard Simon avec beaucoup de finesse (Les machines au XVIIe siècle), cette invention, au plan technique, demeure seulement pré-industrielle, toujours dominée analogiquement par le modèle du corps humain (et, dans ce cas, plus précisément encore, par celui des mouvements de la main). Cette machine à tricoter est en effet conçue à partir d’une décomposition des gestes humains du tricot et de leur recomposition grâce à des pièces mécaniques. Les ondes et platines, qui déplacent le tricot et le fil, y jouent le rôle des phalanges, tandis que les aiguilles prennent place dans les platines comme elles le feraient entre les doigts. La machine demeure bien soumise à un modèle organiciste. Elle n’est pas encore pensée selon un modèle mécanique autonome, sui generis ou, plus précisément peut-être, motu proprio». (141) On saisit bien ici le basculement autour de l’axe de la représentation : au XVIIe siècle, la machine imitait le corps humain; au XVIIIe, c’est le corps humain qui est appelé à imiter la machine. C’est bien le monde industriel qui va pousser sur ce renversement. Dès «1718, les ouvriers de Van Robais s’étant plaints au Régent du chômage, Van Robais répond que les ouvriers ont tort de croire que… “la manufacture est faite uniquement pour les entretenir; la manufacture n’est point faite pour eux, mais eux-mêmes sont faits pour la manufacture”». (142) Pénible et cynique réalité que les ouvriers congédiés d’aujourd’hui n’ont toujours pas assimilée lorsqu’ils geignent sur leur mise en chômage (pardon, en disponibilité, renvoyés sur le marché du travail, etc.) à chaque rationalisation d’entreprise!

Que pouvait-on faire pour éviter ce basculement ontologique? Comme le rappelle Lewis Mumford : «À mesure que les machines ressemblèrent davantage à la vie, l’homme occidental s’enseigna à ressembler davantage, en son comportement quotidien, à la machine. Ce changement fut enregistré par le changement de signification du mot automaton (automate), utilisé en anglais dès 1611. Au début, ce terme était employé pour décrire des êtres autonomes, ayant la faculté de se mouvoir seuls; mais il en vint bientôt à signifier le contraire exact : un mécanisme ayant remplacé l’autonomie par la faculté de se mouvoir “sous des conditions fixées pour lui, non par lui” (New Oxford Dictionnary)». (143) Il était difficile de retenir la machine dans le cercle de l’imagination sans que celle-ci s’empare de l’esprit humain et devienne une identification. De plus, «dès 1783, en mécanisant le moulin à grain, Olivier Evans avait constaté que, le jour où l’ouvrier se contentait de contrôler le mouvement autonome de la machine au lieu de l’utiliser comme un outil pour renforcer simplement la puissance de sa main, de nouveaux rapports étaient déterminés dans les relations de l’homme et de la matière. Dès lors, au concept purement quantitatif d’accroissement de la production se trouvait opposée l’existence d’une nouvelle représentation du pouvoir de l’homme dans son travail. […] On arrivait à prendre conscience, dans de nombreux domaines, du fait que la machine ne renforce pas seulement la puissance physique de l’homme, mais lui propose de nouvelles tâches dans tous les domaines de l’imagination. Le concept simple d’industrialisation est dépassé, on accède à l’idée d’une réforme de l’homme par son action pratique sur la matière». (144) La représentation cédait progressivement le pas devant la réalisation, c’est-à-dire des machines faites à l’image de l’homme qui renversaient l’homme de son image naturelle en une image artificielle de lui-même: «En 1784/1785, O. Evans construit en Virginie, au bord de l’Okkoquam, un moulin à céréales dans lequel la totalité des opérations de mouture s’effectue en dehors de toute intervention humaine : c’est déjà une fabrique automatique. Le métier à tisser réalisé en 1805 par J. M. Jacquard marque aussi une étape essentielle de l’évolution qui mène à l’automation : le dessin du tissu y est commandé par des cartes perforées. Mentionnons enfin, pour en rester là, l’introduction en 1833, en Angleterre, d’un système largement mécanisé permettant la production continue des biscuits destinés à la marine anglaise». (145) L’automation devenait le but même de la recherche technique au-delà de toute utilité pratique.

Pour Mumford, «la production mécanique était devenue un impératif catégorique, plus strict qu’aucun de ceux découverts par Kant». (146) Ironie perverse entre toutes. Ce qui devenait un impératif catégorique niait intrinsèquement tous les autres impératifs identifiés par Kant. Cet impératif, c’était ce rendement minutieusement comptabilisé par les entrepreneurs, tant sur leur existence propre que sur le temps de travail de leurs ouvriers : «Selon Bergery, la machine épargne de la fatigue musculaire, remplacée par de l’attention dans les détails. Elle “fait plus vite” et “fait mieux” le labeur répétitif ou pénible. Située en face de l’homme, elle n’est plus comme l’outil un prolongement de la main, mais un collaborateur qu’on surveille». (147) L’uniformisation du statut ontologique du monde usinier devient clair : le patron surveille le contremaitre qui surveille l’ouvrier qui surveille la machine qui surveille l’accomplissement de la production… Et le schéma est réversible à volonté, faisant disparaître tantôt la représentation dans la réalisation, tantôt la réalisation dans la représentation. Quelle place accordée alors à la liberté ou à la dignité retenues par Kant comme impératifs catégoriques? Où s’arrête le statut de sujet, où commence celui d’objet dans cette séquence logique de mutuelles surveillances? Bien d’autres civilisations, rappelons-le, avaient refusé de s’engager dans ce type de cercle vicieux - les Grecs anciens et le Christianisme médiéval par exemple - tant les résultats n’annonçaient au-delà de l’approvisionnement en denrées de bases, aucune valeur ajoutée à la civilisation, sinon que la |rentabilité des capitaux investis, ce qui n’était rien de plus qu’une circulation symbolique. Ce qui restait réel, et bien réel, c’était la condition astreignante à laquelle l’humanité s’aliénait et qui n’avait rien, sinon tout le contraire d’un véritable impératif catégorique : «On pourrait caractériser le XIXe siècle en disant que c’est l’époque où la machine a pris la relève du muscle. La première moitié du XXe siècle a été celle où des appareils ont également assuré les fonctions des sens humains. L’électronique a introduit dans l’industrie des mécanismes plus sensibles, plus précis et, il faut le dire, plus sûrs que les sens de la vue, de l’ouïe et du toucher qui avaient été les premiers à faire différer nos ancêtres arboricoles des bêtes rivées à la terre, et dont le développement a produit les circonvolutions cérébrales de l’Homme pensant. La cellule photo-électrique accompli le travail pour lequel elle a été conçue avec plus de précision et plus de constance que l’œil humain. Le microphone peut posséder, lui aussi, une acuité de perception qui atteint et dépasse celle de l’oreille humaine. Des appareils électroniques parviennent à faire fonctionner et se mouvoir de lourdes machines-outils avec une précision susceptible d’atteindre, si besoin en est, un cinq millième de millimètre, ce dont serait bien incapable l’ouvrier au doigté le plus sensible. Le calculateur électronique possède une “mémoire” plus infaillible que celle de l’homme, et parvient à effectuer des opérations de calcul des centaines de mille fois plus vite qu’un mathématicien, et, sans erreurs ni scrupules, exécutera les ordres de l’homme ou même, dans les modèles les plus perfectionnés, prendra de soi-même des décisions raisonnées!» (148) Une fois l’|identification anthropologique entre représentation et réalisation accomplie à la suite du renversement imaginaire, il ne restait plus qu’à effectuer la synthèse du capitalisme et de l’Homme-Machine réifié à la dimension de n’importe quelle machine-outil. C’est-à-dire la synthèse de l’éthique de rentabilité et de l’esprit d’entrepreneurship, du kairos et du take-off, de l’Église universelle qu’est le libre-marché et la poétique matérialiste de la Nature, enfin de l’anthropologie mécanique et du Sujet kantien: bref, la synthèse sadienne du tout…

CONCLUSION

Au moment où la sacralité transitait de la personne humaine à la propriété; au moment où la machine était absorbée comme prolongement de la constitution du corps du propriétaire, des identités inouïes s’établissaient entre sacré + propriété + homme machine. Cette nouvelle anthropologie religieuse n’avait aucun précédent dans l’Histoire. Désormais, la vie descendait d’un échelon dans l’échelle ontologique et des valeurs sociales. Deux siècles plus tard, nous sommes mieux en mesure d’en évaluer les effets. D’un autre côté, propriétaire et homme-machine ont engendré des prolongements qui visaient à rétablir un certain sens de la transcendance dans ce monde étroit de la matérialité. Le citoyen et le Sujet kantien appartiennent en définitive à des archaïsmes issus de l’Antiquité classique. Le citoyen athénien, le citoyen romain étaient des hommes de rang; avec le contrat social rousseauiste, la citoyenneté s’offrait à tous, jusqu'à une démocratie au suffrage universel. Inventé par le Propriétaire pour garantir les privilèges de la propriété, du pouvoir et de la richesse, il se voyait dépassé par ceux-là même de qui il tenait à s’écarter. La première schize fut suffisante pour accompagner les bénéfices tirés de la Révolution française d’un premier gouffre qui ira s’élargissant, creusant dans la Psyché des individus autant que du corps social des confusions dommageables, essentiellement au niveau de l'État.

Il en allait de même du Sujet kantien, qui ressuscitait la notion du sujet antique, qui, lui aussi, n’était pas le lot de tous les hommes de la cité athénienne ou romaine. Au surnaturel, il substitua des «principes» métaphysiques. À l’atomisme des esprits-animaux de Descartes, il préféra des principes qui évoquaient l’esprit comme lieu d’enracinement - l’a priori kantien - d’où les notions classiques de l’humanisme retrouvaient un semblant - car ce ne fut bien qu’un semblant - de valeurs intransigeantes. La force de la reproduction mécanique de la complexité du corps humain était telle que l’assimilation de l’homme à la machine qui le copiait et dont maintenant il devenait l’esclave et l’imitateur, ne fut jamais à même de tenir ce Sujet kantien comme idéal. Mais sa force fantasmatique suffisait à gêner la représentation sociale de l’Homme-Machine. On ne pouvait admettre, sans user de la sublimation ou du refoulement, que l’homme, malgré sa constitution mécanique, ne fut qu’une «machine», utilisé à des fins autres que pour son propre accomplissement. La deuxième schize était ainsi ouverte, dommageable à l'ontologie et aux rapports socio-économiques, agissant comme une seconde brèche croisant la première.

De là, toute cette production intarissable d’idéologies depuis plus de deux siècles qui se distribuent entre ces quatre pôles : Propriétaire, Homme-machine, Citoyen et Sujet kantien. La gradation de chacune de ces idéologies s’échelonne sur 360º autour d’un noyau central logé dans le croisement des deux brèches. Nous trouvons-là le cœur des secousses sismiques qui contribuent à désagréger la civilisation occidentale. Comme le signe de Zorro, le X de la schize dessine assez bien l’architectonique d’une conscience historique occidentale dont les moindres soubresauts suffisent à engendrer paniques, incertitudes, angoisses, anxiétés, désertions, fanatismes et délires qui ont depuis longtemps quittés le champ de la névrose pour creuser celui de la psychose occidentale actuelle⌛

Montréal
20 janvier 2013

Notes:

  1. Cité in J. Roger. Les sciences de la vie dans la pensée française, Paris, Armand Colin, 1971, p. 536.  
  2. J. Roger. ibid. p. 538.
  3. J. Roger. ibid. p. 531.
  4. R. Desné (éd.) Les matérialistes français de 1750 à 1800, Paris, Buchet/Chastel, Col. Le Vrai Savoir, 1965, p. 30.
  5. R. Desné (éd.) ibid. p. 26.
  6. Cité in R. Desné (éd.) ibid. p. 211.
  7. A. Le Brun. Soudain un bloc d’abîme, Sade. Paris, Gallimard, Col. Folio-essais, # 226, 1986, pp. 198-199.
  8. M. Leroy. Histoire des Idées sociales en France, t. 2 : De Babeuf à Tocqueville, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 1962,  p. 376.
  9. J.-P. Brighelli. Sade, Paris, Larousse, Col. La vie, la légende, 2000, p. 244.
  10. E. Kant. Philosophie de l’histoire, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 33, 1947, p. 116.
  11. C. I. Gouliane. Hegel ou la philosophie de la crise, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1970, p. 15.
  12. W. Dilthey. «Essai d’analyse de la conscience morale», in Le monde de l’esprit, t. 2, Paris, Aubier-Montaigne, Col. Bibliothèque philosophique, 1947, p. 19.
  13. E. D’Aster. Histoire de la philosophie, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1952, pp. 265-266.
  14. W. Dilthey. op. cit. t. 2, p. 20.
  15. Cité in T. Todorov. Théories du symbole, Paris, Seuil, Col. Points, # 176, 1977, p. 181.
  16. M. Meyer. Pour une histoire de l’ontologie, Paris, P.U.F., Col. Quadrige, # 282, 1999, p. 76.
  17. W. Dilthey. op. cit. t. 2, p. 20.
  18. W. Dilthey. ibid. p. 26.
  19. Cité in E. P. Thompson. La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H460, 2012, p. 207.
  20. M. Meyer. Pour une histoire de l’ontologie, Paris, P.U.F., Col. Quadrige, # 282, 1999, pp. 75 et 76.
  21. E. D’Aster. op. cit. pp. 266-267.
  22. W. Dilthey. op. cit. t. 2, p. 28.
  23. E. D’Aster. op. cit. p. 264.
  24. H. G. Gadamer. L’héritage de l’Europe, Paris, Payot/Rivages, Col. Poche, # 429, 2003, pp. 150-151.
  25. E. D’Aster. op. cit. pp. 264-265.
  26. R. Tucker. Philosophie et mythe chez Karl Marx, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1963, pp. 25-26.
  27. H. Denis. Histoire de la pensée économique, Paris, P.U.F., Col. Thémis- sciences économiques,
    1966, p. 395.
  28. T. Ferenczi (éd.) Penser la technique, s.v., Complexe, Col. Poche, 2001, p. 11.
  29. J. Roger. op. cit. p. 452. Mais aujourd’hui, il y a des robots qui font d’autres robots…
  30. M. Leroy. op. cit. p. 503.
  31. G. Dhoquois. Pour l’histoire, Paris, Anthropos, 1971, p. 304.
  32. Cité in A. Faure et J. Rancière (éd.) La parole ouvrière, Paris, U.G.É., Col. 10/18, # 1064, 1976, p. 414.
  33. Cité in A. Faure et J. Rancière (éd.) ibid. p. 215.
  34. B. Russell. Histoire des idées au 19e siècle, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 1951
    p. 308.
  35. J. U. Nef. Les fondements culturels de la civilisation industrielle, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1964, pp. 196-197.
  36. L. Krestovsky. La laideur dans l’art à travers les âges, Paris, Seuil, Col. Pierres vives, 1947, p. 21.
  37. Cité in P. Van Tieghem. Le romantisme dans la littérature européenne, Paris, Albin Michel, Col. L’Évolution de l’humanité, # 19, 1969, p. 314.
  38. C. Miquel et G. Ménard. Les ruses de la technique, Montréal, Boréal, 1988, p. 202.
  39. B. Jacomy. Une histoire des techniques, Paris, Seuil, Col. Points-Sciences, # S67, 1990, p. 111.
  40. J. U. Nef. La naissance de la civilisation industrielle, Paris, Armand Collin, Col. Économies, Sociétés et Civilisations, 1954, p. 240.
  41. C. Miquel et G. Ménard. op. cit. p. 203.
  42. J. Ehrard. L’idée de nature en France à l’aube des Lumières, Paris, Flammarion, Col. Science de l’histoire, # 23, 1970, p. 141.
  43. J. Ehrard. ibid. p. 241.
  44. E. Green. La parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, Col. Texte et Voix, 2001, p. 149.
  45. L. Mumford. Le Mythe de la Machine, t. 2: Le Pentagone de la puissance, Paris, Fayard, Col. Le Phénomène Scientifique, 1974, p. 112.
  46. J. Roger. op. cit. p. 207.
  47. J. Roger. ibid. pp. 207-208.
  48. F. Klemm. Histoire des techniques, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1966 pp. 120-121.
  49. L. Mumford. op. cit. t. 2, p. 111.
  50. J. Roger. op. cit. p. 208, n. 260.
  51. J. Roger. ibid. p. 209.
  52. J. Roger. ibid. p. 221.
  53. I. Berlin. Karl Marx, Paris, Gallimard, Col. Idées, # 6, 1962, pp. 63-64.
  54. A. Mattelart. L’invention de la communication, Paris, La Découverte, Col. Textes à l’appui, 1994, p. 38
  55. R. Desné (éd.) op. cit. p. 17.
  56. I. Berlin. op. cit. pp. 71-72.
  57. J. Roger. op. cit. pp. 633-634.
  58. J. Roger. ibid. p. 591, n. 37.
  59. J. Ehrard. op. cit. pp. 138-139.
  60. A. Mattelart. op. cit. pp. 36 et 37-38.
  61. E. Cassirer. op. cit. p. 102.
  62. W. Dilthey. op. cit. t. 1, p. 315.
  63. J. Ehrard. op. cit. p. 139.
  64. P. Roger. Sade: La philosophie dans le pressoir, Paris, Grasset, Col. Théoriciens, 1976, p. 41.
  65. J. Ehrard. op. cit. p. 140.
  66. R. Desné (éd.) op. cit. pp. 8-9.
  67. J. Roger. op. cit. p. 488.
  68. J. Roger. ibid. p. 488, n. 150.
  69. J. Roger. ibid. pp. 490-491.
  70. R. Lenoble. Histoire de l’idée de nature, Paris, Albin Michel, Col. L’Évolution de l’humanité, # 10, 1969, p. 376.
  71. P. Roger. op. cit. pp. 41-42.
  72. I. Berlin. op. cit. p. 58.
  73. J. Roger. op. cit. p. 208.
  74. A. Vachet. L’idéologie libérale, Ottawa, P.U.O., 1970,. p. 74, n. 107.
  75. R. L. Heilbroner. Les grands économistes, Paris, Seuil, Col. Points-Économie, # 7, 1971, pp. 90-91.
  76. P. Roger. op. cit. p. 34.
  77. P. Roger. ibid. pp. 37-38.
  78. La Coste, le château de la famille de Sade, dans le sud de la France.
  79. J.-P. Brighelli. op. cit. pp. 233-234.
  80. P. Roger. op. cit. pp. 163-164.
  81. Cité in R. Desné (éd.) op. cit. pp. 89-90.
  82. P. Roger. op. cit. pp. 150-151.
  83. E. Kamenka. Les fondements éthiques du marxisme, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1973, p. 243.
  84. C. Morazé. Les Bourgeois conquérants, Paris, Armand Colin, Col. Destin du monde, 1957 p. 98.
  85. Cité in M. Escholier. Lacordaire ou Dieu et la liberté, Paris, Livre de poche, Col. chrétien, # A 6,1959, p. 204.
  86. J. Clay. Le Romantisme, Paris, Hachette, Col. Réalités, 1980, p. 132.
  87. K. Papaioannou. (éd.) Les marxistes, Paris, Flammarion, Col. J’ai lu l’Essentiel, # E/13, 1965, p. 151; 1972, p. 136.
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  94. J.-J. Lecercle. ibid. p. 8.
  95. J.-J. Lecercle. ibid. p. 28.
  96. J.-J. Lecercle. ibid. p. 30.
  97. J.-J. Lecercle. ibid. p. 42.
  98. D. Lecourt. op. cit. p. 52.
  99. J.-J. Lecercle. op. cit. p. 92.
  100. H. G. Gadamer. op. cit. p. 22.
  101. Cité in W. Benjamin. Charles Baudelaire, Paris, Payot, Col. P.B.P., # P39, 1979, p. 181.
  102. Cité in W. Benjamin. ibid. p. 180.
  103. M. Leroy. op. cit. t. 2, pp. 493-494.
  104. E. Frömm. op. cit. pp. 96-97.
  105. E. Frömm. ibid. p. 102.
  106. E. Frömm. ibid. p. 103.
  107. Cité in R. Abirached. op. cit. p. 285.
  108. The Bride of Frankenstein, 1935, pour faire suite au premier Frankenstein de 1931 avec Boris Karloff.
  109. A. Vincent-Buffault. Histoire des larmes, Paris, Payot, Col. P.B.P., # 415, 2001, p. 76.
  110. A. Vincent-Buffault. ibid. p. 185.
  111. A. Vincent-Buffault. ibid. p. 320.
  112. P. Perrot. Le corps féminin, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H 141, 1984, p. 84.
  113. A. Vincent-Buffault. op. cit. p. 86.
  114. A. Vincent-Buffault. op. cit. p. 86.A. Vincent-Buffault. ibid. p. 139. Destutt de Tracy est l’un des idéologues émules de Condorcet et houspillés par Bonaparte; Sénancour est l’un des auteurs de mélodrames à succès du temps du Directoire et de l’Empire.
  115. A. Vincent-Buffault. ibid. p. 173.
  116. A. Vincent-Buffault. ibid. p. 204.
  117. L. Sfez. Technique et Idéologie, Paris, Seuil, Col. La couleur des idées, 2002, p. 47.
  118. A. Le Brun. op. cit. p. 244.
  119. A. Le Brun. ibid. p. 240.
  120. A. Le Brun. ibid. p. 248.
  121. Cité in K. Papaioannou. op. cit. 1965, p. 102; 1972, p. 87.
  122. L. Mumford. Technique et civilisation, Paris, Seuil, Col. La Cité prochaine, 1950, p. 39.
  123. M. Pietsch. La révolution industrielle, Paris, Payot, Col. P.B.P. # 39, 1961, p. 175.
  124. C. M. Cipolla. Histoire économique de la population mondiale, Paris, Gallimard, Col. Idées, # 71, 1965, pp. 36-37.
  125. M. Pietsch. op. cit. p. 177.
  126. H. Freyer. Les fondements du monde moderne, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1965, p. 32.
  127. G. Luckàcs. Le roman historique, Paris, Payot, Col. P.B.P., # 311, 1965, pp. 348-349.
  128. Cité in C. Miquel et G. Ménard. op. cit. p. 200.
  129. A. Corbin, in P. Ariès et G. Duby (éd.) Histoire de la vie privée, t. 4. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, Col. L’Univers historique, 1987, p. 608.
  130. G. Gurvitch. Études sur les classes sociales, Paris, Gonthier, Col. Médiations, # 51, 1966, p. 61.
  131. C. M. Cipolla. op. cit. p. 45.
  132. J.-P. Daviet.  La société industrielle en France 1814-1914, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire
    # H240, 1997, p. 119.
  133. J. Sandrin. Enfants trouvés enfants ouvriers, Paris, Aubier, Col. Floréal, 1982, pp. 175-176.
  134. C. Larivière. Le 1er Mai, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, Col. Luttes ouvrières, 1975, p. 2.
  135. G. Lefranc. Histoire du travail et des travailleurs, Paris, Flammarion, 1975, p. 333.
  136. É. Halévy. Histoire du socialisme européen, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 1948, p. 119. 
  137. M. Delon, in Europe. op. cit. p. 72.
  138. B. Jacomy. op. cit. p. 240.
  139. B. Jacomy. ibid. p. 323.
  140. B. Jacomy. ibid. p. 243.
  141. C. Miquel et G. Ménard. op. cit. p. 201.
  142. G. Lefranc. op. cit. p. 196.
  143.  L. Mumford. op. cit. t. 2, p. 125.
  144. P. Francastel. Art et Technique, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 16, 1956, pp. 78-79.
  145. F. Klemm. op. cit. p. 220.
  146. L. Mumford. op. cit. 1950, p. 101.
  147. J.-P. Daviet. op. cit. pp. 118-119.
  148. R. Calder. L’homme et ses techniques, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1963, pp. 230-231.

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