dimanche 5 janvier 2014

Le chardon dans la vallée

Joseph Légaré. Paysage au monument Wolfe, ± 1845

LE CHARDON DANS LA VALLÉE

Table
1- La crise de l'enseignement de l'histoire au Québec
2- Le Rapport Parent, le flou et l'éclectisme
3- L'instabilité institutionnalisée
4- Les substitutions tranquilles
5- De la courte échelle de la nation à la grande échelle
de la civilisation
6- Le présentisme
7- Le récit en question
8- Un programme aux effets subversifs
9- Restaurer ou s'engager vers une voie nouvelle?
Conclusion 

1- LA CRISE DE L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE AU QUÉBEC

Il n’y a pas un pays au monde, je pense, où l’enseignement de l’histoire puisse être considéré, comme un Québec, l’équivalent de ce que dans la langue anglaise on appelle a pain in the ass. Mais trêve de trivialité et de vulgarité et pensons à une expression plus poétique pour désigner ces sempiternels débats qui grouillent dans l’enseignement d’une matière et la relative stabilité de la matière et de son contenu.

Car c’est un paradoxe assez étonnant que, depuis le dépôt du Rapport Parent en 1963-1964 jusqu’aux actuelles réformes des ministres Malavoy et Duchesne, les Québécois n’ont cessé de venir et revenir sur les grands principes de l’enseignement de l’histoire. Durant ce demi-siècle, de génération d’élèves en génération, ils auront toujours utilisé le même manuel scolaire (le Lacoursière-Provencher-Vaugeois) et suivi un même programme. L’essentiel résidant dans le fait que tous les élèves de la Province arrivent en même temps à la fin de l’année scolaire pour l’examen du ministère. Comme le professeur d’histoire du film de Alain Tanner (1976), Jonas, qui aura vingt ans en l’an 2000, sortant un long boudin de sa serviette pour le couper en tranches, nous appliquons, effectivement, depuis l’an 2007, ce qui n’était pour le réalisateur qu’une boutade avec un sérieux désopilant mais qui n’est pas nécessairement du meilleur enseignement de la vie qui bat au cœur de l’histoire.

Résumons l’état de la crise. Celle-ci est d’autant plus complexe qu’elle porte essentiellement sur trois axes politiques mais de natures différentes. La première est la plus vieille, la plus partisane : l’opposition propagandiste Histoire du Canada (fédéraliste) ou Histoire du Québec (nationaliste, indépendantiste à l’extrême). La seconde est épistémologique, et concerne essentiellement les débats historiographiques au sein de la profession historienne : Histoire politique (succédanée de la vieille histoire-bataille du nationalisme clérical) ou Histoire plurielle (selon les nouveaux problèmes, les nouvelles approches et les nouveaux objets, selon les 3 tomes du célèbre recueil Faire de l’histoire) et qui, grosso modo, ouvrait sur l’histoire économique, sociale, culturelle et la politique comme mouvement. À ces deux premiers axes s’en joutera un troisième avec le temps, l'axe corporatiste : à quel corps professionnel devons-nous confier l’élaboration des programmes et des manuels scolaires en histoire? Aux historiens universitaires, comme dans les années 1960? Aux enseignants d’histoire des niveaux primaire et secondaire comme en 1982? À des spécialistes de la pédagogie dont le groupe dit des socioconstructivistes allait détourner le Rapport Inchauspé pour aligner la réforme scolaire du Parti Québécois dans la voie des intérêts du gouvernement libéral de Jean Charest?

Ces ambiguïtés proviennent de la conjoncture historique dans laquelle fut adopté le Rapport Parent. La Commission, présidée par Mgr Parent, travaillait à partir de la tradition de l’enseignement de l’histoire dans le cadre du nationalisme clérical où les querelles opposaient l’abbé Groulx au Préfet du séminaire de Québec, Arthur Maheux (tous deux devaient mourir symboliquement en 1967, l’année où le Rapport Parent rentrait pleinement en vigueur dans les écoles de la Province. Au même moment, l’historiographie québécoise s’ouvrait largement à l’apport de la tendance historiographique marquée par l’École des Hautes Études en Sciences sociales, c’est-à-dire la célèbre École des Annales et la publication de la revue Annales Économies, Sociétés et Civilisations. La réforme Parent ne pu boucler l’axe partisan dans la mesure où les oppositions entre fédéralistes (partisans du maintien du Québec dans la Confédération) et nationalistes (tournés vers l’Indépendance, ou au moins à la Souveraineté nationale et étatique du Québec) iraient s’accentuant. Mais en plus, le milieu professionnel des historiens était invité à se détourner de la traditionnelle façon de voir la politique comme dynamique sociale et s’orientait vers les études d’économie; les approches sociologiques; les problématiques culturelles et les nouvelles formes de revendications politiques : syndicalisme, féminisme, migrations (émigration des Québécois d’abord, immigrations étrangères ensuite); relations internationales, etc. Voilà, en gros, le terreau dans lequel prirent racines nos chardons dans la vallée du Saint-Laurent.

2- LE RAPPORT PARENT : LE FLOU ET L’ÉCLECTISME

Aux origines, il y avait le Rapport Parent. À travers la montagne de rapports, de mémoires, de dossiers et de témoignages, nous serions en droit de supposer que l’enseignement de l’histoire tient une place majeure dans les cinq volumes du Rapport. Or, la place tenue par l’enseignement de l’histoire – dix pages! – laisse penser à une estime relative de la connaissance historique dans l’ensemble des programmes d’enseignement primaire et secondaire. Il est vrai qu’entre les cours de français et les cours d’arithmétique, l’enseignement de l’histoire n’avait jamais été considéré comme plus important qu’il le faut. Jumelée avec la géographie dans un rapport complémentaire, l’histoire n’était qu’une discipline axée sur la mnémotechnie. Cultiver la faculté mémorielle des élèves par la rétention de dates et d‘événements était le premier objectif de l’enseignement de l’histoire. Seul le vieux chanoine Groulx pouvait encore considérer que son disciple, Guy Laviolette, devait apporter une leçon de patriotisme en insistant sur les origines catholiques et françaises davantage que les débats houleux des parlementaires sous la domination anglaise. Amplifier la mission des Croisés de Ville-Marie afin de faire oublier les tractations coloniales des marchands de fourrures, des brasseurs anglophones et protestants de Montréal et le haut-clergé québécois relevait de la stratégie pédagogique du temps de Duplessis. Le Rapport Parent devait toutefois briser cette stratégie.

Le chapitre contient 21 paragraphes et 4 recommandations (t. 3 pp. 145 à 154). Le paragraphe 835, le premier, reconnaît l’histoire comme une science du temps à l’égal de la géographie science de l’espace. Pourtant une nuance épistémologique devrait nous dire que l’histoire est une «science» autre que celles qualifiées de «sciences pures» : «À la différence du physicien, l’historien ne peut se livrer à aucune expérimentation; sa science a pour objet ce qui est passé, ce qui a disparu, des comportements humains qu’on ne peut reproduire à cause de la part de liberté et d’imprévisible qui les caractérisait. L’historien travaille sur des matériaux incomplets…» Qu’est-ce à dire? L’histoire est une connaissance qui a pour objet les mondes morts, des mondes qui sont disparus, sans tenir pour autant compte de ce que nos systèmes de vie ont hérité de ce passé. Le paragraphe 836, pour sa part, nous rappelle la variété des programmes d’enseignement de l’histoire, spécifiant toutefois que toutes mènent à donner des «leçons morales» par le passé, d’où que l’histoire devient «l’une des disciplines les plus formatrices qui soient».

Le paragraphe 837 nous offre la philosophie, l’esprit, qui doit animer l’enseignement de l’histoire. «Dans un monde en aussi rapide évolution que le monde actuel, l’histoire peut équilibrer l’intelligence et l’affectivité en donnant à chacun le sentiment d’une certaine présence du passé, d’une cohérence de l’évolution humaine; l’histoire n’est pas une pure succession d’événements, de guerres, de personnages, mais elle illustre aussi la volonté de progrès, le travail de l’homme pour dominer la matière et la nature et les forces économiques et sociales». Il est clair que l’idée de progrès justifie le cours des événements, puisque morale de l’histoire il y a. Mais l’enseignant doit être averti : «Malgré des événements qui parfois semblent une régression dans le développement de la conscience, la perception d’une continuité de l’évolution humaine permet d’échapper au sentiment de l’éphémère, du désordre, de l’absurde. Tout cela suppose un enseignement qui soit basé sur l’histoire des civilisations plutôt que sur la liste des batailles et campagnes militaires qui sont “une sorte d’étude pathologique du passé humain” (Fernand Grenier, 1962)». Nous voici sortis du monde de Lionel Groulx et de sa mission évangélique du passé héroïque et militaire québécois. L’eschatologie ne réside plus dans le triomphe de la langue française ni de la religion catholique par la conquête démographique du continent nord-américain, mais plutôt dans l’apologie du progrès et du bonheur. Contre l’histoire factuelle, événementielle, (l’histoire-bataille tant honni par Lucien Febvre), celle de la courte durée du politique, les commissaires parlent de progrès et refusent la régression (la décadence); parlent d’évolution et refusent l’absurde; parlent de civilisations et non de nation. On connaît le sort qui attendait le programme exploratoire d’enseignement de l’histoire à partir du monde actuel piloté, moins de dix ans plus tard, par le groupe de pédagogues dirigé par Michel Allard et André Lefebvre.

Passant du platonisme au pragmatisme, le paragraphe 838 poursuit dans un sens général pour arriver à des objectifs particuliers, le tout dans une démarche apparemment paradoxale. D’une part, on affirme que «l’histoire des peuples, de leurs patients efforts, de leurs luttes et de leurs querelles, de leurs ambitions et de leurs entreprises est propre à inspirer à chacun le sentiment de son appartenance à la race humaine, de sa participation à cette commune aventure et le désir de collaborer à cette marche en avant, soit sur le plan international, soit sur le plan national ou local». Nous sommes placés ici dans l’affect cosmopolitique. Nous parlons de «race humaine», de «commune aventure» et du «désir de collaborer à cette marche en avant». Mais nous aboutissons au «plan national ou local». «Celui qui se penche sur le passé de son propre pays y retrouve une partie de ses racines collectives et personnelles, une explication des phénomènes sociaux et politiques qui continuent de l’englober dans leur mouvement, des motifs de fierté ou de regret, un désir de contribuer à l’orientation du destin collectif; cette curiosité, cette compassion ou cette admiration envers les générations disparues peuvent ainsi se transformer chez certains en valeurs actives et généreuses. Churchill, Kennedy, de Gaulle ont révélé à quel point l’histoire avait éveillé, nourri et stimulé en eux le patriotisme, le goût de l’action, le désir de servir les autres». Outre le fait que ce paragraphe continent une motivation avouée d’impérialisme (la mission civilisatrice ou le fardeau de l’homme blanc), la préoccupation collective est descendue de la race humaine au destin collectif qui n’est pas la même chose. Nous sommes ici, sans les nommer, aussi bien dans l’histoire canadienne que dans l’histoire québécoise. On le voit, les paragraphes 837 et 838 sont à l’origine de deux des axes sur lesquels se sont développés des surgeons de disputes et d’oppositions au cours des cinquante années suivantes. Primauté de la participation à l’aventure humaine, mais vite subsumée par le patriotisme de sa petite patrie. Inutile d’insister : c’est ce second aspect qui sera privilégié sur le premier.

Le paragraphe 839 contient une série de leçons de l’expérience. C’est la faculté kantienne de juger qu’entend développer la leçon d’histoire. On s’aperçoit vite que l’intérêt pour la chose sociale ou économique s’efface au point de disparaître derrière le politique. La leçon entend injecter une dose de pensée pratique dans un enseignement dont beaucoup mette en doute la pertinence : «Ce contact avec le passé étend l’expérience de chacun, enrichit de la sorte l’intelligence, lui donne des points de comparaison qui peuvent guider le jugement présent et l’action à entreprendre. Ces leçons serviront à l’homme politique, mais aussi à tous les citoyens pour les instruire sur les comportements collectifs, les aider à poser les problèmes contemporains avec un certain recul, affirmer leur perception et leur orientation sociales et politiques, affermissant ainsi leur conscience, leur jugement et leur liberté». En prolongeant la finitude morale de la connaissance historique, les commissaires réduisaient celle-ci à un sac à exempla à reproduire ou à éviter dans la démarche du progrès de la nation. Visant d’abord l’homme politique, puis le citoyen, l’enseignement de l’histoire montait d’un cran vers l’élite de la société.

Cette vision utilitariste est qualifiée d’humaniste dans le paragraphe 840 qui ajoute à ce sac à exempla une meilleur perception intelligible du temps. Comme on sait, la perception du temps ne commence à se développer qu’à l’adolescence, à mesure que l’enfant expérimente la durée. L’histoire doit donc servir à lui ouvrir la perception sur les durées collectives. Encore là, et c’est clairement dit, pour accéder à la sagesse et à la patience politiques.

Le paragraphe 841 nous ramène aux objectifs scientifiques de la matière. «L’histoire ne doit pas être un instrument de prédication ou de propagande, elle doit développer l’esprit critique, nourrir la réflexion sur le présent; mais on ferait fausse route en histoire si on cherchait à idéaliser le passé outre-mesure, à y ramener des rancœurs, ou à s’en servir comme d’un tremplin politique. On doit essayer de voir quels problèmes se posaient aux hommes d’une époque donnée, quelles solutions il y ont apportées». Nous sommes toujours au niveau de la raison critique beaucoup plus que dans une démarche scientifique. Pour saisir le paradoxe de ce paragraphe, il faut comprendre l’aspect réactif face à l’enseignement clérico-nationaliste de l’histoire depuis la fin du XIXe siècle. Il faut mettre un bémol à l’idéalisation des héros du passé afin, précisément, de ne pas cultiver les rancœurs qui jaillissent partout le long du cours de l’Histoire. Voilà pourquoi les commissaires servent une prudente mise en garde aux enseignants : «Si on rencontre là des raisons d’être fiers de ses ancêtres ou d’admirer leurs efforts, c’est un effet secondaire fort heureux de l’enseignement de l’histoire; mais le professeur d’histoire serait constamment porté à déformer la réalité s’il faisait de ces conséquences une fin en soi et voulait transformer la leçon en une apologie. Le professeur d’histoire doit, tout comme l’historien, “se tenir en garde contre lui-même. À tout instant, il est tenté de suppléer à l’incertain par un vif désir de certitude, à l’inconnu par la hâte orgueilleuse de la découverte, à l’hypothétique par une conclusion précipitée; il lui serait tellement commode de substituer aux principes d’une société révolue sa propre philosophie de la vie, aux préoccupations d’une époque lointaine ses préoccupations à lui, à la vérité sa vérité! Aux difficultés de son métier il doit répondre par une prudence souveraine dans la recherche et dans l’expression, par une mesure délicate dans l’appréciation, par une pondération méticuleuse dans la discussion, par la nuance dans le jugement”». Cette citation, qui est de Marcel Trudel, ne respecte pas l’esprit que l’on retrouvait encore chez lui dans sa thèse de 1940 sur l’influence de Voltaire au Canada! Il va de soi que tout cela n’était que vœux pieux : «Cette pondération, ce jugement et cette prudence sont parmi les éléments les plus formateurs de l’enseignement de l’histoire; à la suite du maître, l’élève s’entraînera à cette ascèse de l’objectivité, apprendra à considérer les divers aspects d’une question, se rendra compte qu’il ne possède qu’une partie des éléments du problème, s’habituera à peser ou à nuancer ses affirmations». Ce qui est le résultat de la recherche scientifique et s’applique fort bien en physique ne peut être obtenu d’une discipline qui s’adresse précisément aux membres les plus partisans et les plus propagandistes d’une société : les politiciens.

Tout était bon pour les commissaires dont on mesure mal la difficulté à rompre avec le passé lorsqu’ils réfèrent, en deux paragraphes, tantôt à Daniel-Rops, tantôt à Paul Ricœur, un catholique qui a travesti la pensée maurassienne en catholicisme intégral et un protestant associé au mouvement personnaliste. Dans le paragraphe 842, il est question de rappeler que «l’histoire est toujours une science conjoncturale, même si elle s’applique à des événements tout proches de nous» (Daniel-Rops) Être prudent jusqu’à devenir timoré ou audacieux jusqu’à la témérité. Daniel-Rops savait tordre les conjonctures pour en faire des certitudes divines dans sa magistrale Histoire de l’Église. Les commissaires ont choisi le regard timoré de l’herméneute de l’histoire : «…elle habitue l’esprit à ne s’aventurer que prudemment dans les interprétations qu’on peut être tenté de donner au sujet d’événements ou de textes même tout à fait contemporains». La science conjoncturale devient vite une idéologie de la relativité, le relativisme, tant qu’«à la compréhension internationale, la distance entre les pays et les peuples d’une même époque étant parfois l’équivalent d’une distance dans le temps; c’est un entraînement à la prudence dans les relations humaines, puisqu’on ne connaît bien souvent, que des vérités fragmentaires et partielles». Tel est l’esprit avec lequel la gauche québécoise actuelle adopte face aux immigrants. Les valeurs étant relatives, il faut donc toutes les défendre jusqu’à la limite de l’acceptable des droits de l’homme. Le préjugé colonialiste, que nous avons déjà souligné à travers l’impérialisme qui hantait le rapport, éclate ici quand il dispose la distance dans l’espace équivalent à la distance dans le temps. Les immigrants qui arrivent ici proviennent de pays, de cultures «arriérées», donc il faut leur laisser paisiblement le temps de rentrer dans le XXIe siècle grâce aux gadgets électroniques et autres instruments d’intégration à la culture québécoise. Ce que complète le paragraphe 843 lorsqu’il parle de la sympathie. Certes, historiens comme élèves peuvent user de leur «imagination» face aux incertitudes : l’intuition, l’induction à partir d’un détail ou d’un texte, bref tout ce que Karl Popper tient pour épistémologiquement inacceptable, comme il le rappelle dans sa Misère de l’historicisme. «C’est la sensibilité aussi qui contribuera à la reconstitution synthétique d’un événement, d’un personnage, afin de leur redonner vie, couleur et mouvement, mais en gardant toujours appui sur des fragments de vérité suffisamment nombreux, interprétés avec objectivité; c’est elle qui saura redécouvrir la couleur quotidienne du passé…» On comprend l’importance qu’a prise le roman historique pour pallier à la timidité des historiens. Ici, on pouvait pousser l’audace jusqu’à la témérité, et les romanciers ne se sont pas gênés pour le faire. «Entre une sympathie inculte et une sympathie cultivée», comme dit Ricœur dans Histoire et vérité, l’enseignement n’a pas toujours su choisir la bonne sympathie.

Le paragraphe 844 vise à réparer les impairs de l’enseignement de l’histoire par le passé. Pour les catholiques, il s’agit de comprendre les protestants et pour les protestants, de comprendre les catholiques. De toutes façons, les protestants auront autant d’intérêt pour l’évêque Mountain que les catholiques pour Mgr de Laval. C’est là le fondement même des deux solitudes. Contre l’esprit de querelle, les commissaires prêchent pour l’esprit de mutuelle compréhension, mais chacun chez soi. De même, le paragraphe 845 passe en revue les intentions des anciens programmes et manuels d’histoire tant dans les milieux catholiques que protestants. On constate que l’élément linguistique est secondaire parmi les oppositions entre «les deux peuples fondateurs». Le paragraphe 846 rappelle la médiocrité de la formation des anciens enseignants et la pénurie des nouveaux. Les autres paragraphes viseront à proposer des réformes en vue de se donner des enseignants adaptés aux nouveaux programmes. Ainsi, le paragraphe 847 rappelle qu’il faut dissocier l’histoire de l’apologie. Le paragraphe 848 retombe dans le paradoxe en élargissant l’évocation des divers aspects de la civilisation tout en continuant à suivre la chronologie tracée par les événements politiques. «Ce ne doit être que l’armature d’un enseignement de l’histoire plus riche, plus diversifié, mieux appuyé sur le développement et le progrès des sociétés que sur l’énumération de leurs querelles».

D’où le besoin d’élargir le programme qui se voit confronté à un éventail de problématiques (l’économie, la culture), de nouvelles approches (l’audio-visuel) et de nouveaux objets (la société). Le paragraphe 849 expose donc les aspirations des commissaires : «Un programme équilibré devrait aussi faire connaître l’histoire du Canada moderne, celle de l’Angleterre, celle des États-Unis; on devrait aussi enseigner des notions générales sur le développement et l’évolution des autres civilisations européennes, sur les riches et anciennes civilisations asiatiques, sur l’évolution récente des pays d’Afrique. Il devrait s’agir là de notions sur les grands courants de civilisation et d’art plutôt que d’énumération de guerres et de dynasties. Dans les dernières années du cours, on devrait concentrer sur l’histoire contemporaine des civilisations; en histoire du Canada, sur l’histoire du XIXe et du XXe siècles, sur l’étude des institutions civiles et parlementaires et celle de la conquête des droits démocratiques, le tout situé dans le contexte global nord-américain». L’usage du conditionnel montre qu’il ne s’agit-là que de grands traits généraux dont on imagine difficilement la hiérarchisation ou l’harmonisation. Le paragraphe 850 n’est guère plus précis en ce qui a trait aux manuels. Les commissaires entendent «soumettre les manuels en usage à un comité d’historiens». Ce qui revient encore à baigner dans le flou puisqu’on imagine qu’un historien est également un pédagogue, ce qui ne va pas de soi. De même, par prudence, on insiste pour que ces manuels «devront être adaptés à l’âge des enfants à qui on les destine»! On retrouve ici le germe de la dispute, qui ne s’est pas apaisée depuis, entre historiens universitaires et pédagogues de l’enseignement de l’histoire dont le schisme du département d’histoire de l’UQAM dans les années 1970 a été l’effet le plus dommageable.

Le paragraphe 851 poursuit la praxis de la stratégie de l’enseignement en investissant dans les nouveaux outils pédagogiques. Non seulement les manuels et les tableaux, mais les visites aux musées, le cinéma, l’audio-visuel. Le paragraphe 852 exige que les enseignants soient diplômés, des licenciés en histoire pour le niveau secondaire. Les paragraphes 853 et 854 développent les méthodes, là à l’élémentaire, ici au secondaire, pour former les nouveaux enseignements. Le manque de réalisme psychologique est plutôt décevant : «À l’école élémentaire on pourra enseigner l’histoire en éveillant d’abord les enfants à la notion du temps», ce qui est assez difficile avant l’adolescence. Les travaux de Piaget avaient pourtant montré depuis la Seconde Guerre mondiale que les perceptions de l’espace se formaient précisément dans la petite enfance mais que celles du temps n’apparaissaient que beaucoup plus tard. «À ce niveau, poursuivent les commissaires, l’enseignement de l’histoire nationale pourra consister en biographies de personnages historiques, de l’homme moyen, du bourgeois ou de l’artisan d’une époque donnée; les outils, costumes, gravures qu’on trouve dans les musées serviront d’illustration, aussi bien que les photographies représentant la ville qu’on habite dans l’état où elle était il y a cinquante ou soixante-dix ans. On devra, dès ce stade, viser à la plus grande objectivité…» Encore faudrait-il savoir ce qu’on entend par la plus grande objectivité avec des enfants entre 6 et 10 ans? À ce compte, le paragraphe suivant ne fait qu’ajouter que l’enseignement au niveau secondaire poursuit celui du niveau primaire! «Les aspects de la civilisation, de la vie quotidienne seront mis en lumière; c’est ce cadre ensuite qui servira de point de départ et d’arrière-plan pour l’étude des moments et des faits historiques : batailles, fondations, traités, institutions, etc». Cette habileté à tourner en rond, à se contredire aussi bien dans ses intentions que dans ses stratégies, diverge avec les certitudes de l’enseignement clérico-nationaliste. Les deux axes contradictoires s’annulent dans leurs effets respectifs. Tous les idéaux à la fois du ministère et des départements universitaires d’histoire sont proprement déconnectés de la base et abandonnent les enseignants à leur sort.

Ce que confirme le paragraphe 855 intitulé précisément : Direction de l’enseignement! «L’impulsion à donner, dans l’enseignement de l’histoire, suppose une concentration des meilleures énergies et des diverses initiatives intéressantes qui existent ici et là. La coordination de cet enseignement, le recrutement du personnel, la préparation de manuels et de matériel didactique, l’élaboration des programmes et une didactique appropriée supposent un travail considérable. C’est pourquoi le ministère de l’Éducation devra en confier la responsabilité à un historien compétent, expérimenté dans l’enseignement, possédant le dynamisme et les qualités administratives nécessaires. Le fonctionnaire devra être autorisé à constituer un comité consultatif de spécialistes, pour l’assister dans sa tâche». Bref, des enseignants abandonnés à eux-mêmes et un historien patenté assisté d’un comité consultatif pour dire aux troupes où aller et où ne pas aller. Un sac trop étroit pour trop d’étrennes.

Le paragraphe 856 contient les différentes recommandations des commissaires au ministère :

(272) Nous recommandons que les programmes d’histoire générale et les programmes d’histoire du Canada soient les mêmes, dans leurs grandes lignes, pour les écoles françaises et les écoles anglaises.
(C’était délibérément oublier que les commissions scolaires étaient divisées alors par confessions religieuses et non linguistiques.)

(273) Nous recommandons que les programmes et la didactique pour l’enseignement de l’histoire visent à en faire une discipline qui habitue l’élève à l’objectivité, à la précision, aux jugements mesurés.
(C’était l’apprentissage de l’histoire comme leçons morales.)

(274) Nous recommandons que l’on nomme, au ministère de l’Éducation, un organisateur de l’enseignement de l’histoire, et qu’on l’autorise à s’entourer d’un comité consultatif de spécialistes.
(Mesures administratives des cadres supérieurs.)

(275) Nous recommandons que l’organisateur de l’enseignement de l’histoire ait pour fonction de coordonner toutes les initiatives en ce domaine, de faire examiner ou préparer les manuels d’histoire et le matériel didactique, de veiller à l’élaboration des programmes et de la didactique pour l’enseignement de l’histoire, d’aider au recrutement du personnel requis.
(Programme des tâches des cadres administratifs).


On le constatera assez facilement, rien dans les recommandations ne concerne spécifiquement les contenus. L’ensemble des commissaires et de leurs adjoints ont-ils négligé l’enseignement de l’histoire par insouciance d’une discipline jugée peu importante dans le cadre des exigences des milieux de travail ou bien ont-ils fait preuve d’un dilettantisme inacceptable pour une entreprise aussi importante que la connaissance critique du passé? Comme le reconnaît Félix Bouvier, «le rapport Parent ne propose pas de faire table rase des méthodes d’enseignement traditionnelles, mais plutôt d’élargir la conception de l’histoire. Il faut donc “continuer d’utiliser la chronologie, l’histoire politique, combats, guerres, conquêtes; ce sont là des points de repère bien définis, et ce squelette chronologique a une utilité didactique incontournable”». (F. Bouvier. «Les années 1960 ou des mutations accélérées à l’enseignement secondaire”, in Collectif. L’histoire nationale à l’école québécoise – Regards sur deux siècles d’enseignement, Québec, Septentrion, 2013, p. 333). Cette opportunité allait permettre la fondation des Éditions du Boréal Express et la publication de trois volumes sous formes de gazettes (inspiré d’un modèle français) correspondants à diverses dates significatives, de la Nouvelle-France à l’Acte d’Union. De cette opportunité allait naître également le fameux manuel des historiens Jacques Lacoursière, Jean Provencher et Denis Vaugeois. Ce manuel, inspiré de celui des collèges classiques des Clercs de Saint-Viateur, Paul-Émile Farley et Gustave Lamarche, utilisé depuis les années 1940, comportait déjà des sections entières sur la vie économique, la vie sociale, la culture et les arts. Tout ce qui restait à faire était de conserver à peu près le même découpage éditorial et le remplir de matériaux nouveaux. C’est parce qu’il ne doit pas être si mauvais que ce manuel a été utilisé par une longue séquence de générations successives d’élèves jusqu’à nos jours. Certes, au cours des années et des différentes réformes, d’autres manuels ont été proposés, comme nous le verrons, mais aucun n’a eu la carrière de ce manuel.

On constatera donc que les problèmes de l’enseignement de l’histoire au Québec remontent à la formulation et aux intentions vastes et imprécises, quand elles ne sont pas contradictoires, du Rapport Parent, et plutôt que dans les manuels ou les outils pédagogiques, c’est à un autre niveau qu’il faut enquêter pour trouver ce qui ne va pas dans cet enseignement pour qu’il soit constamment ramené dans l’arène des débats publiques.

La dizaine de pages réservée à l’enseignement de l’histoire dans le Rapport Parent, par sa fluidité et sa praxis non ciblée contraste avec le volume rédigé à peu près à la même époque par une autre commission, fédérale celle-là, celle du bilinguisme et du biculturalisme Laurendeau-Dunton. Ici, Marcel Trudel, historien cité par les commissaires du Rapport Parent, conduit avec une autre historienne, qui va publier sa thèse sur Les manuels d’histoire du Canada au Québec et en Ontario (de 1867 à 1914), Geneviève Laloux-Jain  (Québec, P.U.L., 1973), une Enquête sur les manuels utilisés d’un océan à l’autre au Canada. Le cahier # 5 des Études de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme explore en profondeur, ce que ne fait pas la commission Parent, le contenu des manuels (Une étude universitaire, toutefois, avait porté sur ces manuels : Aimée Leduc. Les manuels d’histoire du Canada, Étude publiée sous l’égide d’“une équipe de recherche” de l’École de Pédagogie et d’Orientation de l’Université Laval, Québec, 1963). L’utopie visée par la Commission fédérale visait à concevoir et offrir un manuel scolaire qui reflèterait l’histoire des différentes régions canadiennes, ce qui était un pari risqué. Pari perdu d’avance au Québec. L’excellent manuel qui naîtra de cette enquête, Canada : unité et diversité, rédigé par trois historiens pourtant francophones plus un anglophone, a été littéralement pilonné même s’il a été accepté par le Ministère de l’Éducation. Lacoursière, Provencher et Vaugeois envoyaient rouler au tapis Hamelin, Cornell, Ouellet et Trudel. Jamais même les Libéraux, une fois au pouvoir à Québec, n’ont songé à substituer le manuel canadien au manuel québécois. Bref, le Rapport Parent et ses suites ont confirmé tacitement le cheminement tracé par l’éducation clérico-nationaliste en le laïcisant : l’histoire du Canada, c’était essentiellement l’histoire du Québec, là où les Canadiens Français avaient posé, mais posé seulement, le pied et d’où ils étaient revenus.

Si les commissaires rédacteurs du Rapport Parent sont restés si vagues à propos de l’enseignement de l’histoire, c’est qu’ils n’étaient pas sans ignorer que depuis 1962 l’historien Pierre Savard, son collègue Marcel Trudel et l’abbé Georges-Étienne Proulx avaient fondé ce qui deviendra la Société des professeurs d’histoire du Québec. Cet organisme, formé alors d’historiens diplômés, de pédagogues et d’enseignants spécialisés en histoire, s’activait déjà, par des congrès annuels, des ateliers, des projets, à meubler les cours d’histoire aux niveaux primaire et secondaire. Il apparaît évident que c’est en tenant compte du dynamisme de cette jeune organisation, que c’est à elle que s’adressaient les dix pages et les recommandations du rapport.

3- L’INSTABILITÉ INSTITUTIONNALISÉE

La permanence des manuels scolaires et les réformes successives de l’enseignement de l’histoire entre 1973 et 2007 n’ont fait qu’institutionnaliser l’instabilité même des choix affirmés par le Rapport Parent. En fait, dès que c'est présentée l’alternative d’une histoire nationale centrée sur le Canada et l’État fédéral, l’enseignement de l’histoire au Québec s’est mis dans une position de résistance. Les opposants ont usé de tous les sophismes pour se justifier et se condamner mutuellement. D’autre part, dans l’axe histoire politique/nouvelle histoire, avec la réforme de 2007, on a déploré «que l’histoire n’est plus étudiée pour ce qu’elle est, mais qu’elle est devenue un outil d’interprétation, une sorte de propagande éditoriale à la gloire de la société contemporaine» La critique de F. Bouvier (in Coll. L’enseignement de l’histoire au début du XXIe siècle au Québec, Québec, Septentrion, 2008, p. 9) vise un manuel en particulier, D’hier à demain. C’est l’aboutissement, on l’aura facilement reconnu, de la philosophie de l’histoire qui inspirait les commissaires du Rapport Parent : l’idée de progrès. Selon l’interprétation whig de l’histoire élaborée au Siècle des Lumières, il s’agit de regarder venir le passé vers soi et expliquer les méandres du cours historique comme devant mener inéluctablement à notre situation actuelle comme climax de l’évolution humaine. C’est la version nouvelle de la fin de l’histoire. Alors? Continuité ou trahison?

 À l’opposée, nous retrouvons la position du didacticien Paul Inchauspé pour qui «l’école doit… transmettre les éléments de la mémoire collective qui construisent l’identité et ce n’est pas parce qu’on est privé de la souveraineté comme ciment identitaire qu’il faut s’empêcher de le faire» (F. Bouvier, in Coll. Ibid. p. 14). Entendons bien la spécificité de la position d’Inchauspé. Il ne s’agit pas d’en appeler à un nationalisme grégaire ou à un culte des héros du passé, comme dans le nationalisme traditionnel, mais une irruption du thème de la mémoire très prisé par l’historiographie française menée par Pierre Nora avec sa série sur Les Lieux de Mémoire. Cette façon, profondément judaïque d’aborder le passé par le thème de la mémoire, est cultivée par différents groupes victimaires du XXe siècle (les rescapés de la shoah, les descendants de l’esclavage afro-américain, les mouvements syndicalistes et féministes, etc.). Face à l’activisme politique, qui peinait à mobiliser les groupes une fois atteints des acquis réformateurs, c’est à la conscientisation que les militants en appellent. Ici, la notion de mémoire devient à son tour ambiguë, voire contradictoire avec la notion même d’histoire et de son enseignement tel que promu par le Rapport Parent.

Si nous prenons maintenant l’antithèse du second axe, le récit encore prisée en 1982 par les enseignants s’avèrerait un obstacle à l’analyse et à la compréhension scientifique de l’histoire. Doit-on privilégier alors un récit nationaliste québécois ou un récit nationaliste canadien? Personne ne s’interroge à savoir si ce que disent les didacticiens est juste lorsqu’ils rappellent qu’«une histoire beaucoup trop basée sur le récit ne favorise pas “une compréhension poussée de phénomènes et de concepts historiques complexes”. L’utilisation exagérée de ce récit et de l’émotion qu’il suscite vise donc essentiellement à “développer un sentiment d’appartenance à la nation et à l’histoire canadienne”» (F. Bouvier. In Coll. Ibid.p.11). Or, pourquoi reprocher à un récit d’histoire canadienne (de susciter de l’émotion) ce qu’on accepte forcément d’un récit d’histoire québécoise? L’orientation teintée de nationalisme est évidente. Le récit est politique, l’objet est étatique. L’analyse est sacrifiée aux mannes du pouvoir. Voilà pourquoi l’historien Michel Sarra-Bournet réclame, encore en 2008, la même recommandation que les commissaires au début des années 1960 : «de renforcer les connaissances historiques des enseignants, d’enrichir les connaissances prescrites dans le programme, de les soumettre à l’évaluation et de rééchelonner l’histoire chronologique du Québec sur deux ans» (F. Bouvier. In Coll. Ibid. p. 22). Ce qu’il est en voie d’obtenir avec la réforme commandée par la ministre péquiste Marie Malavoy.

La série d’études publiée en 2008 dans le recueil dirigé par Félix Bouvier et Michel Sarra-Bournet suite au 45e Congrès annuel de la Société des professeurs d’histoire du Québec, L’Enseignement de l’histoire au début du XXIe siècle au Québec, permet de mesurer la distance à la fois si éloignée et pourtant si proche de l’état de cet enseignement au début du XXIe siècle et ce qu’il était au moment où fut adopté le Rapport Parent. Les conflits internes, comme nous pourrons l’observer, procèdent du flou et de l’éclectisme contenus dans les dix pages du Rapport. Tout cela a certes évolué à travers des contextes divers qui ont marqué le Québec contemporain depuis la Révolution tranquille. Les contradictions internes du programme témoignent, toutefois, des mutations de la discipline elle-même. Sur ce recueil et ses observations, la réforme actuelle de l’enseignement par le gouvernement du Parti Québécois s’appuie afin de ramener l’enseignement de l’histoire au récit national tout en portant un aspect particulièrement insistant sur le Québec contemporain, ce qui engage l’enseignement vers de possibles voies de propagandes politiques, ce que craignaient les commissaires des années 1960. Ces contradictions sont donc à la fois générées par des flux et des reflux internes aussi bien qu’externes à la discipline, surtout par les contradictions qui animent la société québécoise. Une sourde continuité demeure alors que s’agitent, à la surface, des courants de changement et des remous qui emprisonnent enseignants et élèves dans des contorsions douloureuses.

Ce qui a profondément affecté le programme d’enseignement de l’histoire du Québec, c’est la réforme dite du renouveau pédagogique, approuvée par le Ministre de l’Éducation du gouvernement libéral en 2007 Jean-Marc Fournier, Histoire et éducation à la citoyenneté. Rappelons l’essentiel de cette réforme : «En troisième secondaire, les élèves apprennent la matière de manière chronologique alors qu'en quatrième secondaire, le même contenu historique est revu mais de manière thématique». Face à l’idée d’une histoire vivante que promouvait le Rapport Parent, le Parti libéral de Jean Charest a choisi d’ajouter un volet d’«éducation à la citoyenneté», volet pragmatique et utilitariste qui donnait valeur à un savoir jugé inutile; aussi, l’ajout de cette pièce enlevait-elle sa vitalité imaginative à la connaissance historique, si importante pour le développement des affects collectifs des élèves. L’histoire nationale devenait, pour le programme scolaire, rien de plus qu’un croupion qui relevait davantage de l’éducation civique et des «compétences» qui signifient rien de plus qu’un acquis méthodologique et performatif. De toute façon, lors de la grève étudiante du printemps 2012, on a vu comment le gouvernement libéral tenait à cœur le type de résultats de cette éducation à la citoyenneté. Aussi, les militants pour un retour à l’enseignement de l’histoire nationale ont-ils été encouragé par le programme électoral du Parti Québécois pour l’élection de 2012 d’un cours chronologique étalé sur deux ans.

Les symptômes les plus navrants issus du Renouveau pédagogique en enseignement de l’histoire, programme subverti par le Parti libéral, nous permettent de mieux comprendre la décomposition culturelle qui s’en est suivie et qui, par un retour inattendu des événements, s’est retournée contre le même gouvernement six ans plus tard, dans les rues de Montréal. Du coup, la démocratie électorale s’est vue défiée par la démocratie directe à travers le mouvement de contestation des frais de scolarité à l’université, mouvement appuyé par une forte partie de la population montréalaise. Si le gouvernement Charest pouvait dénoncer l’irrespect des lois, lui-même s’est mis au ban de la société en usant de la violence policière plutôt que du dialogue ouvert, ce qui a fini par mettre à bas ce gouvernement irresponsable et corrompu. Certains observateurs cinglants pourraient opposer ainsi aux réformateurs péquistes que, malgré tout, la réforme issue du Renouveau pédagogique n’avait pas si mal marché!

4- LES SUBSTITUTIONS TRANQUILLES

La réforme Parent ne s’est pas traduite concrètement du jour au lendemain. Il a fallu une période d’adaptation qui dura environ dix années pour qu’elle parvienne à véritablement bouleverser l’enseignement primaire et secondaire. Pendant ce temps se mettaient en place les appareils institutionnels du Ministère de l’Éducation, le personnel administratif et pédagogique, les conseillers et les décideurs, enfin on construisait les polyvalentes, on annexait les anciens Collèges classiques pour en faire des Cégeps, quand on en construisait pas des nouveaux, et on précisait les stratégies sensées répondre aux recommandations des commissaires. En histoire, dès 1965, la rédaction du programme fut confiée à une équipe d’historiens et d’enseignants du secondaire : Denis Vaugeois, Micheline Dumont et Bruno Deshaies, dont la présence jusqu’en 1977 (et par le fait même à l’origine de la première réforme, celle de 1982), allaient orienter le développement provincial de l’enseignement de l’histoire. Pour Julien Prud’homme, «le programme de 1967-1970 est… d’abord un programme d’historiens qui valorise l’autonomie disciplinaire de l’histoire savante. Se référant tant au rapport Parent qu’à des textes de Cité libre, le préambule de 1967, qui reste inchangé en 1970, insiste sur le caractère “scientifique” de l’histoire et précise que son intérêt pour la formation de la jeunesse réside essentiellement dans son “culte de la vérité” et les règles qui lui sont intrinsèques; la production de matériel didactique semble d’ailleurs elle aussi en bonne partie le fait d’historiens professionnels» (Coll. Ibid. p. 47). Le programme de 1982 s’inscrit dans la continuité, étant le produit du travail de trois enseignants en histoire conseiller par l’historien Jean-Paul Bernard. Ce programme restera inchangé, à la satisfaction des enseignants, jusqu’au milieu des années 1990.

C’est alors que s’opère une première substitution de personnel dans l’organisation des programmes d’enseignement : «des pédagogues du MEQ et du CSE [Conseil Supérieur de l’Éducation] militent de nouveau pour une réforme des programmes inspirés de la psychopédagogie, et qui met l’accent sur le concept d’habiletés “génériques” et “métacognitives”, destinées à ré-agréger les matières sur de nouvelles bases. Le nouveau gouvernement péquiste au pouvoir à Québec va entrer dans ce jeu en mettant sur pied le comité Corbo dont le mandat est de redéfinir les finalités de l’école. «Le mode de création de ce comité témoigne d’ailleurs de l’impulsion donnée par les acteurs en charge : d’une part, en effet, le groupe se compose de trois conseillers pédagogiques pour un seul enseignant et trois acteurs externes, tandis que, d’autre part, les participants sont d’emblée conviés à un changement global et alimentés par les documents de travail du MEQ qui les mènent a priori à entériner l’idée de “ne pas traiter pour elles-mêmes des matières” mais plutôt des “capacités que les disciplines peuvent développer chez les élèves”. C’est dans ce rapport que, pour valoriser ces “capacités”, on propose pour la première fois de réorganiser les disciplines autour de “domaines” transversaux, l’histoire et la géographie étant rattachées aux domaines de l’“univers social” et de l’“éducation sociale et civique”» (Coll. Ibid. p. 48). Cette substitution devait se faire tranquillement grâce aux différents ministres qui se sont succédés sous les gouvernements Bouchard et Landry. Les résultats furent déprimants à bien des égards.

L’emprise des nouveaux psychopédagogues dits «socioconstructivistes» se heurta, dans le champ de l’histoire, au comité Lacoursière (Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire), «majoritairement composé d’enseignants et d’historiens, [qui] fait porter ses discussions sur le contenu des programmes, les États généraux sur l’éducation, pour leur part, voient plaider des intervenants à vocation psychopédagogique, qui avaient boudé le comité Lacoursière (comme le Conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec), en faveur d’objectifs transversaux libérés des contraintes disciplinaires et se référant au rapport Corbo. Ce sont ces dernières recommandations qui sont reprises en 1997 dans le rapport Inchauspé, sous le nom de “compétences transversales”, et sur la base desquelles est lancée une vaste réforme de l’enseignement dans laquelle les cours d’histoire sont destinés à être rebaptisées “Histoire et éducation à la citoyenneté”. Ce changement de garde, inutile de le souligner, déplaît aussi bien aux enseignants qu’aux historiens. Pour les enseignants, la «pédagogie par objectif», «centré sur le développement de l’enfant» n’est guère plus que de la langue de bois de fonctionnaires. Pour les historiens, la discipline est balayée du revers de la main pour des byzantinismes d’évaluation et de docimologie, tant «il est important de noter que le ton n’est alors ni à la continuité ni à la préservation de l’autonomie des contenus disciplinaires». La substitution se déleste, au passage, de la païdeia conservée et affirmée par le Rapport Parent et maintenue par les conseils successifs jusqu’à Inchauspé lui-même, à la technè qui considère le rapport fonctionnel de l’individu dans la société comme la principale préoccupation de l’école. Cette déshumanisation, cette brutalisation des objectifs, voilà ce qui se cachent sous la langue de bois des socioconstructivistes à l’origine de la crise installée depuis le début du XXIe siècle.

Car, dès 2001, «des représentants du MEQ indiquent que “les savoirs [transversaux] remplaceront dorénavant le contenu disciplinaire” comme clefs des programmes (la pertinence de chaque discipline résidant dans sa “contribution” à ces objectifs)». Pis, «ces acteurs s’assurent désormais d’une prise directe sur la rédaction des programmes : le processus de rédaction est cette fois conçu comme un tout unifié placé sous la supervision centralisée d’une commission qui consulte ses propres experts, tandis que la place des enseignants et des historiens dans la rédaction des programmes d’histoire est bien moindre qu’auparavant». Cette substitution décidée par des hauts fonctionnaires, d’abord sous un gouvernement péquiste, puis continuée sous un gouvernement libéral, visait certainement à briser l’esprit du Rapport Parent, déjà passablement saboté par les intérêts économiques et politiques. C’était une révolution culturelle sans tambour ni trompette mais qui ne tarda pas à susciter des échos parmi la population, incapable de s’adapter aux changements concrets dans l’évaluation du rendement de leurs enfants en classe.

Le programme de 1982 était concret dans l’esprit des parents aussi bien que des enseignants. Le programme contenait déjà des concepts pédagogiques et des objectifs «subsumés dans les exigences de la discipline historique». «Ainsi, le programme, divisé en périodes et en sous-thèmes, connaît déjà le concept d’objets dits “transversaux”. À l’époque, cependant, le concept désigne des dimensions internes de l’historiographie, constituant en fait des occasions de synthèse thématique pour des questions du genre : “Quels sont les impacts sociaux de l’industrialisation?” Ces habiletés-synthèses restent ancrées dans leur objet : “synthétiser” ne signifie jamais la réalisation abstraite d’une synthèse quelconque, mais toujours la capacité à synthétiser, disons, la Conquête» (Coll. ibid. p. 50). Et le travail de synthèse est toujours la base de tout travail historiographique, qu’on recourt au mode du récit ou à celui de l’analyse. «Le programme de 1982 connaît aussi la notion d’“habileté”, au sens d’une performance considérée pour elle-même. Cependant, il ne la détache jamais vraiment des conditions intrinsèques de la pratique de l’histoire. Par exemple, l’aptitude à situer un fait dans un espace-temps ou à préciser des chaînes causales n’a jamais pour but d’établir un rapport immédiat au présent. Ces habiletés ne s’imposent non plus jamais comme finalité en soi et la finalité du cours demeure l’apprentissage du contenu historique. Il est important de noter que ce statut des habiletés découle d’un choix explicite des rédacteurs, qui rejettent volontairement les suggestions des conseillers pédagogiques du MEQ : là où ces conseillers veulent élever ces habiletés au rang d’objectifs, les rédacteurs choisissent ouvertement de ne pas évaluer ces compétences jugées “difficiles à évaluer objectivement”. Le programme de 1982 demeure en cela fidèle au mot qu’avait tenu Deshaies, à ce même sujet, en 1970 : “De toute façon, ce qu’il importe d’enseigner, c’est l’histoire”» (Col. ibid. p. 50). Autant dire, le besoin de l’élève, c’est d’acquérir des connaissances et non d’exécuter des performances comme un singe savant, ou plutôt un singe compétent! Il aura devant lui toute sa vie de travailleur salarié pour le faire.

La décennie de réformes des années 1990 veut et va changer tout ça. Le programme de 2007 voit les compétences devenir les véritables objectifs d’apprentissage, «le programme précisant notamment que les cours d’histoire “servent d’ancrage au développement des compétences” et font office d’“occasion” pour apprendre des concepts plus généraux et s’intéresser au présent. C’est de plus une opposition explicite entre concepts transversaux et contenu disciplinaire qui traverse les pages du programme, les explications aux usagers rappelant que le but de l’enseignement, demeurant l’apprentissage de “concepts”, “l’exploitation en classe” d’éléments de contenu “utilisés” comme “repères” ne doit faire oublier qu’ils “ne constituent pas en eux-mêmes des sujets d’étude… spécifiques”» (Col. ibid. p. 51). On ne pouvait aller mieux à contre-sens du but de l’éducation, voire de l’instruction. Cette entreprise de subversion majeure se traduisait dans l’opposition même des objectifs aux contenus, les objectifs découlant d’impératifs externes à la discipline historique, par exemple l’éducation à la citoyenneté qui interpelle chacun à son rôle de citoyen, et ce «non pas en raison des vertus propres à l’approche historique, mais surtout grâce à un usage directif des contenus». La connaissance historique n’avait plus de fonction sociale autre que pour «se référer au présent». Enfin, la désagrégation de la matière même est franchement envisagée quand «le programme confère aux concepts une certaine intemporalité qui confine à l’anachronisme, l’élève devant ainsi apprendre l’histoire linéaire d’un “continuum” où les valeurs démocratiques “se sont actualisées dans les droits du citoyen” et où s’appliquent de manière continue les concepts de patrimoine et de “développement économique” du paléolithique à aujourd’hui» (Col. ibid. p. 51). Quand on sait que l’anachronisme est le péché mortel du travail d’historien, on est en droit de se demander quelle folie est passée par la tête de tous ces technocrates?

C’est la folie néo-libérale et conservatrice, illustrée aussi bien par un Lucien Bouchard que par un Jean Charest. Le culte de l’ignorance pour la vanité des élites bêtes et méchantes. Des intérêts anciens derrière des groupes d’influence nouveaux. La conclusion de Prud’homme est claire à ce sujet lorsqu’il rappelle les trois objectifs de cette réforme de 2007 : a) l’enjeu des luttes pour le contenu des programmes déborde la seule question nationale et reflète en premier lieu les aspirations socioprofessionnelles de certains groupes; b) le nouveau programme d’histoire est en profonde rupture avec les tendances antérieures; c) cette rupture à un effet direct et profond sur le contenu de la matière. Cet effet porte aussi bien sur le type de diffusion de la connaissance, jusqu'aux plus hauts niveaux de la recherche, qu’elle instrumentalise l’enseignant qui devient ainsi interchangeable d’une discipline l’autre. Pour la première fois, le troisième axe, celui des oppositions corporatistes, va s'imposer. Si jadis, historiens professionnels et enseignants d'histoire parvenaient à se compléter, l'emprise des socioconstructivistes entend s'étendre au-delà des uns et des autres.

5- DE LA COURTE ÉCHELLE DE LA NATION À LA GRANDE ÉCHELLE DE LA CIVILISATION

Pourtant, l’un des principaux penseurs de la réforme de 2007 ne reconnaît pas la trahison, du moins de sa part, des principes directeurs de la Réforme Parent. Paul Inchauspé affirme au contraire : «Dans les débats qui ont entouré la mise en œuvre de ce programme, j’ai entendu dire que ce programme rompait avec la tradition humaniste du programme d’études au Québec, qu’il mettait l’école au service de l’entreprise puisqu’il voulait développer des compétences. Indépendamment de la réserve que l’on peut avoir sur l’utilisation du terme polysémique de compétence dans ce programme, dire cela de ce programme est un contresens. Ce programme d’études renforce au contraire l’approche humaniste qui a toujours marqué l’éducation au Québec. Ici encore un peu de culture historique de l’éducation au Québec permettrait de le voir» (Coll. Ibid. p. 72). Monsieur Inchauspé est incontestablement un homme intelligent et un honnête homme, mais sa conception de la transmission humaniste ne suivait pas celle que les commissaires des années 1960 avaient entrevue. Demeure un fait cependant, son approche de la culture historique rejoint le cursus des anciens collèges classiques par certains aspects. Commençons par voir les points auxquels M. Inchauspé s’attarde pour affirmer que le nouveau programme de 2007 répondait aux attentes humanistes.

Premier point : L’histoire ou, du moins, les références historiques sont plus présentes qu’elles ne l’étaient auparavant dans l’ensemble des matières qui constituent le programme d’études. Cela est la conséquence d’un des choix d’orientations fait pour le programme d’études, celui du renforcement de la perspective culturelle du programme dans son ensemble. (Coll. Ibid. pp. 54-55). Il est vrai que dans le programme dans son ensemble, depuis 1967, les cours suivaient des lignes très strictes de spécialisations. Alors que dans les collèges classiques, il existait une culture scientifique qui, au-delà des lois et des travaux en laboratoire, portait sur la connaissance de l’histoire du domaine. Il y avait des leçons sur l’histoire des mathématiques et des sciences pures. Les Pythagore, Thalès, Copernic, Newton et autres Lavoisier n’étaient pas ignorés, alors que les cours spécialisés des polyvalentes évacuaient ce surplus de connaissance pour se limiter à la plate «mathématisation» de la physique ou de la chimie. Il en allait de même dans tous les secteurs. Inchauspé a voulu ramener la culture au sein des spécialisations, et en particulier la culture historique : «Si l’école est un lieu de transmission, le lieu du relais entre les générations, pour accomplir correctement ce rôle, elle doit refonder. Mais qu’est-ce que refonder? Refonder, ce n’est pas seulement transmettre, c’est aussi établir les filiations de ce qu’on transmet. Dans les lieux structurés de transmission, on ne se contente pas de transmettre, on dit d’où vient ce qu’on transmet, comment ce qu’on transmet s’est constitué dans le temps et pourquoi on transmet ce qu’on transmet». (Col. ibid. p. 58). Si les enseignants des collèges classiques n’avaient pas été mis à la retraite pour les années 1990, ils auraient sans doute été mieux à même d’apprécier la pensée d’Inchauspé. Or, tous ces enseignants étaient le produit de la première génération formée par les programmes de formation des maîtres du Rapport Parent. Que les enseignants aient peu insisté sur la transmission de cette culture relève d’une réaction qui émanait des contradictions des commissaires des années 1960.

D’autre part, Inchauspé affirme : Dans le nouveau programme d’études, les faits sociaux prennent, à côté des événements, plus d’importance qu’auparavant. Un temps, plus ou moins long, se déroule entre la conception de l’histoire forgée par les historiens et son introduction dans le programme d’études du primaire et du secondaire. Bref, la pensée historienne d’Inchauspé se revendique de la tradition française des Annales. Il revendique son appartenance à la pensée des Marc Bloch et Fernand Braudel et affirme que parce que la France, «qui a occupé une place prééminente dans le développement des études historiques depuis plus de 100 ans, a introduit, dès les années 1960, dans son curriculum d’études de l’école primaire et secondaire l’approche de la “nouvelle histoire” des Annales. Le Québec le fait maintenant dans son nouveau programme. Il suffit de regarder le nouveau programme de l’univers social du primaire pour le constater» (Coll. Ibid. p. 61). Ce présumé retard de la pensée historienne québécoise par rapport aux Annales n’est pas exact. Ni du côté de l’historiographie, où les historiens québécois se sont mis à l’école des Braudel et Mandrou (c’était plutôt Braudel qui boudait le Québec) dès les années 50, ni du côté des programmes secondaires, où les manuels étaient des adaptations de la série publiée chez Bordas par des historiens dirigés par Louis Girard et dont Jacques Le Goff, membre de la célèbre école, figurait parmi les rédacteurs. Ce présumé retard non seulement ne justifie pas le programme d’univers social dont parle Inchauspé, mais il en est tout simplement étranger.

Inchauspé affirme encore : Dans le programme d’études, l’histoire est aussi là pour donner aux élèves des réponses à des questions concernant leur identité. C’est pourquoi l’histoire, comme histoire nationale, comme lieu de mémoire, doit avoir sa place dans le programme d’études. Évidemment, Inchauspé pense à l’œuvre posthume de Braudel, L’identité de la France : «Ce n’est pas parce que le nouveau programme d’histoire s’intéresse aux faits sociaux qu’il ne doit pas y avoir de place dans le cursus d’étude pour une histoire nationale, comme lieu de mémoire. C’est la position que nous avons tenue dans notre rapport» (Coll. Ibid. p. 63). Le retour des historiens à l’histoire nationale, qui avaient fait leur carrière à l’école des Annales, peut provenir de différentes raisons, personnelles comme collectives. Ayant connu les épreuves de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire-bataille, l’histoire-événementielle leur répugnait. Mais, à la fin de leur vie, le monde s’étant éloigné de ces âpres temps, il n’en était plus de même, et les nations semblant condamnées à entrer ou à être absorbées par des ensembles plus gros, une certaine préoccupation de l’identité collective, nationale, les a ramenés aux histoires nationales et aux biographies de grands individus. La mémoire prend ici la place de l’histoire, je veux dire, le sentiment prend la place de la critique. Voilà en quoi l’histoire nationale pensée par Inchauspé n’est pas la même que celle pensée par les commissaires réunis autour de Mgr Parent.

Inchauspé écrit ainsi : «Les histoires nationales des pays s’organisent à partir de moments fondateurs qui unifient la perspective dans laquelle l’histoire est présentée : l’indépendance américaine, la Révolution française, l’unification allemande. Pourquoi? Parce que l’histoire nationale de ces pays vise à donner une réponse à la question de leur identité : Qu’est-ce qu’être Américain? Qu’est-ce qu’être Français? Qu’est-ce qu’être Allemand? Or, au Québec, l’importance qu’il faut donner à divers moments fondateurs varie selon la question concernant l’identité. L’histoire nationale doit-elle répondre à la question : Qu’est-ce qu’être Canadien? ou Canadien français? ou Canadien anglais? ou Québécois? Devant cette difficulté, ou bien on tend à occulter l’histoire nationale, ou bien elle est surdéterminée et, dans les deux cas, on tend à réduire la place que doit occuper l’enseignement de l’histoire à l’intérieur du curriculum d’études» (Col. ibid. p. 65). Bref, ce n’est pas le programme qui occulte l’histoire nationale puisque la question identitaire est liée à la mémoire historique, mais l’indétermination devant le choix identitaire des Québécois/Canadiens elle-même. Ce faisant, Inchauspé identifiait l’aporie du premier axe qui ne dit jamais si l’histoire du Québec englobe l’histoire du Canada ou le contraire…

Comme le même auteur l’écrivait dans un texte antérieur : «il n’y a pas d’intégration réussie dans une société sans qu’à l’école on aide à s’approprier, par l’enseignement, les traditions culturelles de cette société. De ce point de vue, la situation de l’enfant né au Québec est la même que celle de l’immigrant nouvellement arrivé. En effet, nous naissons tous dans un monde qui existait avant nous et l’intégration à ce monde passe, pour tous, par l’appropriation des traditions culturelles de la société où nous sommes nés. La différence entre l’immigrant et celui qui est né au Québec, c’est que le premier a encore un pied dans sa tradition culturelle d’origine et que sa recherche d’identité nouvelle ne suppose ni l’abolition de la mémoire ni celle des différences. On ne peut demander à l’école d’intégrer dans son enseignement de l’histoire, les traditions culturelles de tous les nouveaux citoyens, mais elle doit cependant encourager ces derniers à s’intéresser à leur origine. La prise de conscience de son origine et de sa différence est nécessaire pour que le processus d’intégration réussisse…» (Coll. Ibid. p. 65). Qu’est-ce à dire? Depuis la Révolution tranquille, nous aurions retirés nos pieds de la tradition, ce qui nous mettrait en état d’infériorité par rapports aux immigrants qui, eux, ont gardé leur mémoire historique intacte. Notre quête d’identité passe par l’abolition (plutôt que la résoudre entre faire vivre l’avenir au Québec et se départir du passé canadien, ou rester attaché au passé canadien au risque de compromettre l’avenir du Québec). Ce choix psychologiquement déchirant pour la collectivité, c’est celui qui est demandé à chaque nouveau référendum, canadien ou québécois. À défaut d’avoir un lien affectif lié à notre passé, nous glissons sur une tabula rasa qui se remplit des traditions des autres et auxquelles, semble-t-il, nous n’avons pas grand chose à opposer. L’immigrant se sent vite chez lui, même en ignorant le passé québécois ou canadien, alors que nous nous sentons toujours étranger chez nous, étranger à nous mêmes, parce que notre psyché est schizophrénique.

Les Québécois n’ont pas de mémoire historique puisqu’ils agissent, trois siècles après l’arrivée de leurs ancêtres, comme s’ils étaient de récents immigrants, à cheval sur deux cultures. Ils reprennent sans cesse le mot de Lord Durham, d’être un peuple sans histoire et sans littérature, table rase de toutes traditions, en quête malgré tout d’une identité dans un self yourself culturel. Ils doivent même se sentir contemporains d’immigrants qui eux, provenant de contrés diverses, possèdent au moins la mémoire de leurs traditions et de leur culture et s’approprient avidement des occasions offertes par la société d’accueil. Toute la crise actuelle autour de la Charte des valeurs québécoises fait rejaillir ce complexe psychologique collectif. Inchauspé, basque qui s’est assimilé à la culture française avant de s’assimiler à la culture québécoise, pense ici à son propre cheminement. C’est en appelant à son expérience de basque «étranger» en France qu’il a pu si bien s’adapter au Québec, et non par l’action des soi-disant valeurs québécoises. L’histoire nationale aurait plutôt servi de lieu d’enfermement des Québécois, soit en s’assimilant à l’unité canadienne, soit en résistant par des positions rétractées sur ses mythes, ses légendes, ses héros. Et, «pour éviter l’enfermement qui peut ainsi être produit, l’école doit proposer aux enfants et aux jeunes un lieu de rassemblement qui ne soit pas seulement celui de la mémoire du passé mais qui concerne aussi le projet à réaliser. L’éducation à la citoyenneté le permet. Certains s’étonnent de ce que cette éducation soit placée dans le cours d’histoire. Les deux seraient incompatibles, la première serait du domaine des valeurs, la seconde, de la science. Mais penser cela, ce n’est pas distinguer suffisamment histoire-science et histoire-mémoire. L’histoire nationale n’est pas d’abord de l’ordre de la science mais de la mémoire. Même si, dans les deux cas, il s’agit des mêmes événements historiques, on peut les présenter, ou surtout pour les connaître, ou surtout pour transmettre par eux une mémoire collective qui rassemble. Quand on cherche à les connaître, on use de la raison, quand on cherche à rassembler, on commémore pour susciter la ferveur. Dans ce deuxième cas, tout comme pour l’éducation à la citoyenneté, on est dans le domaine de la valeur. Les écueils du ressassement, du renfermement, de l’exclusion ne sont jamais loin quand on cherche à rassembler par les seuls lieux de mémoire. Il faut leur faire contrepoids par des lieux tournés vers l’avenir. La démocratie comme projet est un de ces lieux» (Coll. Ibid. pp. 68-69).

La tentative d’inchauspé est d’unir l’idée d’histoire nationale à l’histoire-mémoire tandis que l’histoire-science porterait sur la capacité à réaliser chez l’élève le concept de valeurs communes ouvertes vers l’avenir. Apprendre la relativité des valeurs dans un monde appelé à concerter des individus de provenances géographiques, d’origines ethniques et de langues (donc de façons de penser) différentes. En ce sens, on voit bien que le cours d’éthique et de cultures religieuses s’inscrit dans la foulée du cours d’histoire et d’éducation à la citoyenneté. C’est le passage actuel vers l’avenir de la société québécoise qui commande ces cours et non pas le potentiel de culture qu’ils portent en eux qui est à la base des choix de programmes. Sur ce point, l’humanisme de monsieur Inchauspé s’avère aussi fragile que celui des commissaires rassemblés autour de Mgr Parent.

En fait, Inchauspé pense en termes de civilisations et de mondialisation. L’avenir est plus que jamais au métissage de cultures, partout dans le monde. L’ère des média électroniques est incontournable, même si la réforme du programme d’enseignement de l’histoire a été pensée alors que la démocratisation de l’informatique en était à ses balbutiements. La mémoire des événements nationaux doit céder le pas à la mémoire des événements de civilisations : «Pour faire contrepoids à l’enfermement, on peut aussi présenter des lieux de mémoire plus larges que ceux de la mémoire nationale. De ce point de vue, je trouve exemplaire le programme d’histoire du premier cycle du secondaire. Au lieu du cours d’histoire générale du programme précédent, allant de la préhistoire à nos jours, sans ligne directrice autre que la succession dans le temps, on trouve ici un cours qui franchit les étapes du temps en retenant plus particulièrement, pour chaque époque évoquée, des constructions, des réalisations du passé qui modèlent et structurent encore notre société, nos vies. Ce patrimoine, c’est l’entrée dans la civilisation par la sédentarisation, l’apparition de l’État et du droit avec les romains, la christianisation de l’Occident qui a couvert les pays d’églises et de cathédrales, l’essor urbain et commercial de la fin du Moyen Âge, le renouvellement de la vision de l’homme de l’humanisme, la découverte de l’Amérique et de l’expansion européenne dans le monde, la Déclaration des droits de l’homme des révolutions américaines et françaises, la révolution économique et sociale produite par l’industrialisation, l’expansion du monde industriel et ses effets d’impérialisme et de mondialisation des marchés. Tous les éléments de ce patrimoine sont encore présents au point qu’ils marquent toujours encore notre identité, celui d’Occidental et non seulement de Québécois» (Col. ibid. p. 69). La succession des temporalités des anciennes chronologies se métamorphose en thématiques qui se tendent la main par-delà les césures chronologiques. Chacune est une sphère en soi dans laquelle l’enseignant doit trouver le moyen de saisir des éléments de la société dans laquelle vivent les élèves. L’usage des concepts l’emporte sur la factualité. Jamais l’histoire n’est apparue aussi abstraite aux plus jeunes que dans ces programmes auxquels on prête des vertus humanistes.

L’évolution des crises historiographiques, même en Europe, entraîne bousculades et bouleversements. Au moment où les thèmes fétiches de l’École des Annales, la société et l’économie, cèdent devant des thèmes multiples relevant du culturel, et souvent par le fait même du politique, le cours d’éducation à la citoyenneté devient la marotte de la réforme de 2007. L’historiographie à la carte remplace les programmes structurés et planifiés. De même, le culte de la mémoire trouve ses propres critiques. Gérard Noiriel n’hésite pas, dans son livre Sur la «crise» de l’histoire, à poser un bémol sur ce culte mémoriel : «C’est pourquoi, le plus souvent, l’État impose deux types d’obligations aux historiens qu’il emploie : la première concerne la production des connaissances scientifiques (l’histoire comme savoir); la deuxième concerne la diffusion de ces connaissances (l’histoire comme mémoire). Ces deux aspects du métier sont indissociables et complémentaires, mais ils sont aussi, par certains côtés, contradictoires. Pour espérer produire des connaissances scientifiques, l’historien doit se tenir à distance du monde social. C’est la raison pour laquelle l’État délègue aux communautés universitaires le soin d’établir les critères et les normes qui définissent la scientificité de leur discipline. Mais le travail scientifique constitue une activité critique aboutissant à des résultats qui entrent en contradiction, bien souvent, avec la “mémoire collective” des différents groupes de la société et avec la mémoire nationale elle-même. Si la tension savoir/mémoire peut être considéré comme le facteur qui confère au métier d’historien son unité, c’est parce qu’elle traduit la possibilité et les limites de l’autonomie dont ceux-ci disposent dans l’exercice de leur activité professionnelle» (G. Noiriel. Ibid. p. 226). Or, le travail scientifique de l’historien ne consiste pas à produire un discours sur les valeurs actuelles : démocratie, liberté, consensus. Cela relève de la tâche de l’enseignement civique.

En définitive, les faiblesses de la pensée d’Inchauspé reposent sur sa méconnaissance de la conscience historique des Québécois. La mémoire héritée et transmise de la vieille pensée historienne clérico-nationaliste a laissé des traces beaucoup plus profondes dans la conscience et l’inconscient collectifs des Québécois, et les partisans de l’indépendance du Québec s’en sont aperçus, même s’ils n’ont pas voulu le reconnaître, dans le choix des deux référendums de 1980 et de 1995. La mémoire canadienne-française, avec son lot de mission catholique et de foyer de la langue française en Amérique, est plus profondément ancrée dans son passé que ne l’évalue Inchauspé. De plus, en pensant élargir la conscience historique de l’échelle de la nation à celle de la Civilisation en vue de contribuer à l’intégration des nouveaux arrivants dans la société québécoise, bien que lui-même reconnaisse que la fixation de l’identité nationale demeure toujours ambiguë et floue dans l’esprit de la société d'accueil, il ne fait que poser des toiles de grands maîtres sur l'absence de murs. En voulant inscrire sa pensée dans l’humanisme des rédacteurs du Rapport Parent, Inchauspé n’a fait qu’hériter du flou et de l’éclectisme sans parvenir à résoudre leurs contradictions. Tout ce que sa réforme allait faire serait d'ouvrir les portes toutes grandes aux socioconstructivistes qui, après avoir débauché la pensée de leur maître, Piaget, allaient subvertir son propre humanisme. Dans le contexte même de la mondialisation néo-libérale, l’échec de la réforme de 2007 est l’équivalent, au niveau de l’enseignement de l’histoire, ce qu’a été la crise financière pour les économies en 2008.

6- LE PRÉSENTISME

Le premier des maux à sortir de la boîte de Fournier, c’est le présentisme qui justifie l’ensemble du programme. C’est en en décrivant les effets pervers que Christian Rioux ouvre le collectif. Il ne s’agit pas ici d’un intérêt qui serait porté spécifiquement à l’histoire contemporaine du Québec qui est mis en cause, mais bien les intentions idéologiques, les stratégies pédagogiques et les conséquences qu’elles entraînent qui sont projetées aux yeux du lecteur. Les partisans de l’enseignement du récit national se sont vigoureusement opposés à ce programme où l’éducation à la citoyenneté phagocytait le contenu de l’histoire. Pour ces enseignants, «l’histoire avait surtout pour fonction de répondre à la question : d’où venons-nous? Elle avait pour rôle de saisir la séquence complexe des événements qui nous avaient engendrés, les réalités sociales qui avaient fabriqué notre monde, sa culture, son économie». À l’opposé, le projet libéral visait non plus à «savoir d’où nous venons», mais «plutôt de savoir où nous allons». À la veille de la crise économique de 2008 dont les scandales financiers de Wall Street annonçaient déjà l’ampleur de la catastrophe, Rioux a raison d’affirmer : «Je dirais même que ce qui les inquiète par-dessus tout, c’est de savoir quel sera notre futur proche, notre avenir immédiat» (Col. ibid. p. 24). Obsédé par les questions économiques tout en se montrant incapable de véritablement dominer le cours des affaires du monde, le gouvernement libéral est un gouvernement portant les angoisses des milieux d’affaires au détriment des inquiétudes de l’ensemble de la population. La société cherche à se tourner vers le passé, ce qui lui apparaît comme des traditions, des certitudes, des biens acquis. Les milieux d’affaires ne pensent qu’à sauver, et de préférence par l’élargissement, leurs biens particuliers.

Voilà pourquoi le présentisme ne relève pas de l’intérêt pour l'histoire du Québec contemporain, comme le montre Rioux. «Cette fois, ce n’est plus seulement le passé proche qui entre dans l’histoire, mais le présent et notre avenir immédiat» (Col. ibid. p. 25). Qu’est-ce que le présentisme? Il faut se tourner vers le sémioticien Adam Schaff qui, dans Histoire et vérité (Paris, Anthropos, 1971), a donné une définition théorique de ce qu’était le présentisme. Opposé au positivisme d’un von Ranke, historien allemand du milieu du XIXe siècle, le présentisme est une confusion de l’hégélianisme et du relativisme historique tel qu’exposé par l’historien et philosophe italien Benedetto Croce au XXe siècle. Dans le cadre du positivisme, la vérité historique s’exprime d’une façon objective par des méthodes qui assoient les théories sur des certitudes immuables. Le présentisme, par contre, fait reposer la vérité historique sur la relativité des connaissances et par le fait que chaque génération sécrète ses propres vérités historiques. Idéologiquement, le positivisme donne l’historisme; le relativisme, le présentisme. Il ne s’agit donc pas d’une formule épistémologique, tirée de la Poétique de l’historiographie, mais de son revers idéologique. La thèse présentiste telle qu’exprimée par Croce (toute histoire est histoire contemporaine) «se fonde sur la thèse de la “philosophie de l’esprit” selon laquelle tout ce qui constitue l’histoire est un produit de l’esprit» (A. Schaff. Ibid. p. 117). C’est dire que «la vérité de la connaissance historique est fonction du besoin qui a engendré cette connaissance»; du besoin, entendons ici des intérêts. Et Schaff de tirer les conséquences de ce présentisme :

«L’interprétation radicale du présentisme, tel qu’il est implicité chez Croce, conduit à des conséquences très graves : notamment à reconnaître qu’il ne peut être question d’une histoire, car il existe une multiplicité d’histoires – égale à la quantité d’esprits qui “créent” l’histoire. Par conséquent, il faut admettre que non seulement chaque époque possède son image particulière de l’histoire, comme chaque nation, chaque classe sociale, mais aussi, pratiquement, chaque historien et même chaque individu pensant. Il faut également consentir à ce que l’unique critère permettant de juger ces histoires multiples et nécessairement différentes, soit la mesure dans laquelle elles correspondent aux besoins, aux intérêts, aux exigences… De qui? La réponse à cette question ne se justifie que si l’on reconnaît l’individu comme “mesure de toutes choses”» (A. Schaff. Ibid. p. 120)

La conséquence, pour la pensée historienne, c’est que la connaissance historique ne disposerait plus d’aucun critère pour distinguer le vrai du faux et devrait même s’insurger contre la recherche d’un tel critère (national, social, culturel, etc.). Le seul critère qui puisse convenir, ce sont les intérêts actuels et la façon dont les productions de l’esprit les interprètent. Motivé par les angoisses libérales, le présentisme du programme de 2007 est clairement exposé dans le texte de Rioux : «Il ne s’agit plus de comprendre la dynamique de l’Antiquité, les causes de la Révolution française, le génie des cathédrales. Il s’agit de voir si, par hasard, au supermarché de l’histoire, il n’y a pas quelque chose d’utile pour aider nos débats sur le réchauffement climatique, sur l’intégration des immigrants ou le mariage homosexuel» (Coll. Op. cit. p. 26). La leçon morale contenue dans les aspirations du Rapport Parent devient un pragmatisme étroit ou les préjugés de chacun alimentent le stéréotype des histoires multiples, ce qui aura un effet délétère sur les programmes universitaire de formation supérieure. Rioux montre, pour les élèves du secondaire, à partir du manuel L’Occident en 12 événements, «le point de départ du chapitre sur la Rome antique consist[ant] à demander aux enfants de “formuler des hypothèses concernant l’influence des États-Unis sur la société québécoise et canadienne”. Ensuite, on ira piger dans l’histoire de Rome quelques informations utiles, évidemment souvent prises hors contexte, pour la compréhension des problèmes actuels». Je doute qu’un esprit aussi intelligent et fin que celui de Benedetto Croce n’aurait pas été lui-même horrifié devant la perversion excessive de sa propre pensée!

Évidemment, demander à des élèves ignares de juger leur monde à partir des expériences mal comprises du passé aboutit toujours au même choix. Le gouvernement de Jean Charest est meilleur que celui de César, et l’empire américain plus humain que l’empire romain. George W. Bush ne fait pas le poids devant Néron. Pour l’essentiel, «reste une histoire éclatée et profondément utilitariste» de constater Rioux, avec raison. Ces recours à des exemples gratuits pris au hasard dans le passé, guidés par des maîtres soumis à l’endoctrinement libéral, n’entraînent pas pour autant une aptitude à l’histoire comparée. «Nulle part, ajoute Rioux, il n’est question dans ces programmes de former des êtres cultivés capables de se situer dans le temps. On veut plutôt former des citoyens compétents pour ne pas dire capables, efficaces et performants. Au XVe siècle, le moyen français aurait dit “competere”, c’est-à-dire “conforme”. Assez de rêveurs solitaires, cultivés et inefficaces! L’histoire, mise aux normes des sciences de la gestion, doit former des citoyens efficaces» (Col. ibid. p. 27). Bref, la productivité économique. Le programme de 2007 renvoyait aux marottes des Lucides, le groupe d’édiles gravitant autour de Lucien Bouchard qui se plaignait du peu d'empressement des Québécois au travail et était entièrement orienté vers l’encouragement au libéralisme sauvage, le néo-libéralisme partagé tant par le gouvernement conservateur à Ottawa que celui des Libéraux à Québec.

Le réductionnisme, produit du présentisme dans le cadre de la réforme de 2007, s’opposait autant aux aspirations culturelles du Rapport Parent qu’il provenait de son éclectisme même. Dans le flou des recommandations, le renouveau pédagogique aboutissait à une méthode d’aller-retour permanent entre le passé et le présent, ce que Rioux appelle d’une image-choc, le zappage frénétique entre hier et aujourd’hui. (Col. ibid. p. 29). Du moins se conformait-elle à la prophétie de Tanner et de son professeur d’histoire coupant le boudin en morceaux : «L’histoire étant saucissonnée en fonction de nos besoins immédiats, on ne s’étonnera pas que la méthode donne lieu à des jugements rapides et péremptoires, quand il ne s’agit pas de dénigrement pur et simple» (Col. ibid. p. 29).

Le présentisme de Croce n’aurait jamais accepté de considérer que l’intérêt actuel fasse du passé tabula rasa. Si les interprétations varient au goût du jour, la matière du passé, le temps, demeure. La dégradation du programme de 2007 consistait précisément à dissoudre le temps. À donner à chacun la position de Dieu dans la vision que donne saint Augustin dans ses Confessions : une égale distance par rapport à chaque segment du temps. Or les élèves libéralisés ne sont pas des dieux et leurs connaissances, comme celles de leurs aînés, sont trop limitées pour s’exercer à ce jeu de zapping. Pour l’élève qui n’avait pas déjà une fascination pour la connaissance historique ou qui n’avait que les films et les téléromans pour s’évader dans les temps autres, ce type d’enseignement ne pouvait qu’avoir un but : le persuader que le savoir historique était bien un savoir inutile et que dans une génération, un prochain gouvernement libéral l’abolirait sine die lors de sa prise du pouvoir.

7- LE RÉCIT EN QUESTION

Que fait-on du récit par lequel, ordinairement, l’élève apprend l’histoire que lui enseigne le maître? Une critique des intentions à l’origine de la publication de manuels scolaires au service de l’idéologie de l’unité canadienne sert à faire le procès du récit comme méthode pédagogique. Si l’étude d’Alexandre Lanoix est une bonne rétrospective historique du problème, nous devons surtout retenir ceci : «Lors de l’étude des manuels d’histoire pancanadiens, nous avons très tôt remarqué que ces derniers étaient discutés, proposés et produits en réaction à une crise politique. En effet, les défenseurs d’un enseignement uniformisé de l’histoire ont fait entendre leur voix surtout à des moments où l’on estimait que l’unité canadienne était en crise. […] Inquiets de l’avenir incertain du Canada, des historiens, des politiciens et des hommes d’affaires ont proposé de “sauver” l’unité canadienne par l’enseignement uniforme de l’histoire puisque, leur semblait-il, c’était l’histoire régionale, divisée et morcelée qui était une des principales sources de désunion» (Coll. Ibid. p. 41). Si Lanoix perçoit fort justement la dimension anxiogène à l’origine de la nécessité de raconter l’histoire multiple du Canada, il ne perçoit pas tout aussi bien cette exigence propre à l’Imaginaire du sens de l’unité dont la nation, quelle soit canadienne ou québécoise, est le support «concret». Et ce support ne peut pas provenir de l’analyse, qui, a priori, va faire jaillir les nuances, les divergences et les oppositions, mais bien le récit dans sa productivité du réel comme l’enseigne Mimésis d’Auerbach (Paris, Gallimard, Col. Tel, # 14, 1968).  Le discours historiographique, plus que tout autre, a cet objectif de «représenter la réalité» au lecteur ou au spectateur de cinéma ou de télévision. L’histoire du Canada fut longtemps porteuse d’une forme mythique de récit de l’histoire de la Nouvelle-France. Le Rapport Parent a évincé cette forme mythique pour l’usage du récit joint à une dimension critique et analytique. Aussi, faire la critique des livres pancanadiens sur le seul fait d’user du récit et par là, stimulé une forme d’affectivité à l’égard d’une représentation unitaire du Canada, n’est pas de la meilleure foi qui soit.

Car autant que l’idéologie, c’est le récit qui est visé par l’auteur : «lorsque l’histoire se présente sous la forme d’un récit, d’une histoire racontée, la subtilité et la complexité des réalités dont elle rend compte sont invisibles pour l’élève ou le téléspectateur. On présente une histoire, du début à la fin, sans laisser paraître le fait que cette histoire est une interprétation et qu’elle a fait l’objet de recherches. Une histoire strictement fondée sur le récit ne favorise donc pas une compréhension poussée de phénomènes et de concepts historiques complexes. Elle cherche plutôt l’émotion et l’adhésion au contenu du récit. Ainsi, on a fait usage de cet outil afin de développer un sentiment d’appartenance à la nation et à l’histoire canadienne» (Coll. Ibid. p. 42). Mais ne faisons-nous pas ainsi dans tous les enseignements de l’histoire au monde, y compris en France, en Angleterre et aux États-Unis? L’histoire du Québec même n’a pas été enseignée autrement que par l’usage d’un récit qui tenait implicitement comme représentation de la réalité. C’est la diversité des approches qui permet de faire prendre conscience que chaque récit n’est qu’un aspect, qu’une représentation de la même réalité.

C’est que Lanoix ignore ou repousse à l’écart les observations pertinentes concernant les récits donnés par Robert Fulford, par exemple, lorsqu’il insiste sur le fait que «l’humanité s’accroche au récit. Nous avons beau nous méfier des grands récits qui prétendent modeler la société, l’instinct du conte persiste en nous. Pour toutes sortes de raisons…, nous ne pouvons nous en passer». Car, «les histoires survivent à la fois parce qu’elles nous rappellent ce que nous savons et parce qu’elles nous ramènent à ce que nous jugeons important». De plus, «en dépit de leur valeur, les histoires peuvent être aussi déroutantes que fascinantes. Souvent, même le plus extraordinaire ne parvient pas à réaliser l’objectif qu’elle poursuit, et ceci vaut tout autant des films, des pièces de théâtre et des romans que des contes de folkore que nous ont transmis nos ancêtres. Les histoires débutent ostensiblement avec l’intention d’expliquer quelque chose ou d’élucider un événement. Elles présentent un incident sous tel ou tel angle, l’éclairent de plusieurs façons, l’enveloppent d’un certain climat : puis elles le remettent à sa place» (R. Fulford. L’instinct du récit, Montréal, Bellarmin, Col. L’essentiel, 1999, pp. 21-22). La position de Lanoix est clairement positiviste. Il craint les dimensions symboliques et idéologiques que peuvent contenir les récits tout en oubliant que par ces deux dimensions, il est possible au conteur (à l’enseignant) d’initier à la pensée critique. Même les historiens de l’École des Annales, qui pensaient s’en tirer sans user des récits, ont dû finalement se résoudre à «raconter» l’histoire, à revenir à la biographie et même parfois au roman! Lanoix sent bien que son argumentaire est faible, aussi termine-t-il son article en essayant de sauver la chèvre et le chou : «Certes, les enseignants continuent d’utiliser le récit historique dans leurs cours, et avec raison. Il est un excellent moyen d’amorcer une activité et de capter l’attention et l’intérêt des étudiants. Cependant, nous continuons de soutenir qu’un enseignement de l’histoire strictement axé sur le récit, que ce soit celui de l’histoire canadienne ou celui de l’histoire québécoise, laisse de côté plusieurs aspects importants de l’enseignement de l’histoire, tels que le développement de l’esprit critique et la compréhension de phénomènes sociaux complexes» (Coll. Op. cit. p. 43). On peut se demander pourquoi avoir fait ce tel chemin sinon que pour reprocher à ceux qui organisent le sens de l’unité collectif autour du Canada d’avoir voulu créer un «récit» pancanadien?

Pourtant, il y a bien une crise du récit et cette crise relève davantage de l’axe épistémologique (science positive ou connaissance relative?) plutôt que de l’axe histoire politique/histoire nationale. La confusion opérée par Lanoix provient de l’incapacité des commissaires du Rapport Parent a avoir su tracer une démarcation épistémologique nette, laissant à chaque enseignant le soin de la tracer lui-même et de choisir son propre mode d’exposition à partir des outils pédagogiques auxquels il avait accès.

Différents textes du recueil L’Enseignement de l’histoire au début du XXIe siècle au Québec contiennent des ébauches d’études sur le rendement et l’efficacité du programme. On y plaide pour l’avantage de la réforme de 2007. On voit bien cependant que les intentions du programme visent à trancher sur le flou de la réforme Parent et les réticences de certains enseignants à adopter le programme reposent sur les bouleversements qu’elles font subir à l’enseignement institué depuis 1967. Sébastien Parent note ainsi que «sur le plan académique, on remarque que la marginalisation de l’histoire politique au profit d’une approche sociale marque une rupture d’importance si l’on considère que l’histoire était politique depuis le milieu du XIXe siècle au Canada. En fait, de toutes les ruptures historiographiques recensées dans la littérature, celle qui marque le passage d’une histoire politique à une histoire sociale a fait le plus couler d’encre et retient le plus souvent l’attention des enseignants qui structuraient, jusqu’à tout récemment, leur cours en fonction de cette trame. Dorénavant, on leur propose une histoire sociale, structurée sur le long terme, inspirée par les grands mouvements internationaux comme l’industrialisation et l’urbanisation, et non sur le court terme délimité par les régimes politiques. De nouveaux repères chronologiques dament ainsi le pion aux traditionnels lieux de mémoires, pour emprunter le concept de l’historien français Pierre Nora, et donnent le ton à l’histoire. Ainsi vont aux oubliettes les repères comme la Conquête, les rébellions, la Confédération, etc. Puisque les dates ont peu d’importance dans la nouvelle histoire, on leur substitue une périodisation associée au développement social et économique du Québec, une périodisation assez peu usuelle pour le non-initié et encore moins signifiante dans la mémoire nationale canadienne-française : des origines à 1450; 1450-1800; 1800-1896; 1896-1930; 1930-aujourd’hui au lieu des anciens repères figés dans le temps comme 1534, 1763, 1837, 1867, 1960, 1980». (Coll. Ibid. pp. 77-78). Parent considère ainsi que le nouveau programme rapproche davantage l’enseignement primaire et secondaire de ce qui se fait dans les universités. L’apprentissage de la citoyenneté vient coiffer pragmatiquement le tout : «Le défi maintenant pour l’enseignant revient à utiliser cette nouvelle histoire de facture scientifique pour “comprendre les multiples rapports qui s’établissent, d’abord entre les citoyens d’une même communauté, ensuite entre les citoyens et l’État qui les régit, et enfin les citoyens et les nouveaux arrivants qui décident de s’établir ici en permanence” (Col. ibid. p. 81). On voit ici comment les attentes du présentisme ne peuvent coïncider avec l’usage classique du récit historique.

8- UN PROGRAMME AUX EFFETS SUBVERSIFS

Lorsque ce recueil a été publié (2008), l’expérience était encore trop récente pour obtenir des résultats concluants, sinon que parcellaires. Contrairement à l’ancienne didactique qui utilisait les mots les plus précis dans leurs définitions, les concepts utilisés par le renouveau pédagogique sont pour le moins abstraits dans l’esprit d’enfants de secondaire I, II et III. Une étude de Félix Bouvier dans une école de la région de l’Outaouais, plus précisément une enquête auprès d’institutrices et de leurs élèves révèle des résultats qu’il s’efforce de juger encourageant. Une première entrevue en octobre, une seconde en avril ont pour but de noter l’évolution du programme au cours de l’année scolaire. Si les enseignantes se montrent enthousiastes à appliquer le nouveau programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté, il apparaît que pour les élèves, les concepts les plus clairs demeurent ceux appliqués aux formes de pouvoir sans pour autant très bien saisir la notion d’État. Ce qu’ils comprennent le mieux, ce sont «les concepts de hiérarchie sociale et de pouvoir [qui] connaissent une évolution à travers l’histoire [en passant des sociétés inégalitaires aux sociétés égalitaires]. Le concept de pouvoir proprement dit, les élèves l’associent spécifiquement à la domination d’un roi autrefois et à l’acquisition de droits dans la société qui est la leur. Ils font ressortir une dynamique particulière entre la hiérarchie sociale et la démocratie. Pour eux, la hiérarchie sociale n’est pas synonyme de démocratie» (Coll. Ibid. p. 92). Doivent-ils pour autant considérer que la démocratie est l’abolition de TOUTES hiérarchies sociales? Apparaît alors le spectre de l’endoctrinement libéral qui n’est pas mieux que le vieux culte de la monarchie constitutionnelle sur laquelle l’enseignement de l’histoire servait à appuyer le despotisme de Duplessis! M. Bouvier reconnaît que «les concepts de religion et de communication sont rarement associés ensemble par les élèves. En début d’année, les élèves relient la religion à l’histoire et l’éducation à la citoyenneté, sans toutefois faire mention de la communication. Au mois d’avril, ils éprouvent beaucoup de difficultés à associer ces concepts à l’une ou l’autre de ces disciplines. Ils ne voient pas l’importance de ces concepts à travers l’histoire ou l’éducation à la citoyenneté. Par ailleurs, les élèves interrogés au mois d’avril voient une évolution de leur compréhension du concept de citoyen. Bien qu’il soit incapable de distinguer un citoyen d’Athènes d’un citoyen de Rome, l’un d’eux peut tout de même arriver à définir certaines conditions attribuables au citoyen en général» (Coll. Ibid. p. 92). Ce qui ressort de cette expérience, c’est que l’élève aura compris une définition transhistorique du mot citoyen, qu’importe la relativité qui accompagne ce mot entre l’oligarchie athénienne, le patriciat romain et la démocratie libérale dans laquelle il vit. À ce compte, il faut reconnaître que le progrès n’est pas aussi sensible qu’on l’assure, surtout si le choix se fait entre les connaissances d’une matière et les perceptions idéologiques du présent. Cela confirme le reproche de présentisme que nous accolons au programme de renouveau pédagogique.

En prenant l’un ou l’autre des thèmes conservés pour l’enseignement de l’histoire et l’éducation à la citoyenneté, nous récoltons des résultats qui s’inscrivent dans ce premier constat. Le postulant de maîtrise, Étienne Dubois-Roy essaie, lui aussi, de mesurer les aspects positifs et négatifs du nouveau programme à partir de la leçon sur la Crise d’Octobre de 1970. Les élèves sont sollicités à interroger leurs grands-parents pour procéder à une enquête d’histoire orale. Cet aspect se conforme à l’exigence de l’histoire-mémoire. Munis de leurs dossiers contenant des extraits de textes, une iconographie de l’époque et des caricatures de journaux, les élèves doivent apprendre à discerner les témoignages de l’expérience critique. Or, il y a beaucoup de temps et de travail mis sur ce seul projet, puisque tout le groupe y participe. La classe se transforme en véritable atelier de recherches. Les contraintes viennent vite forcer la remise des résultats. La nouvelle pédagogie n’a pas résolue le problème qui est de tout temps : comment couvrir toute la matière en un espace de temps donné pour que tout le monde arrive ensemble aux examens de fin d’année. Dubois-Roy se sent obligé de reconnaître qu’«il reste que quelques pistes d’amélioration ont été notées pour rendre l’outil didactique encore plus performant» (Coll. Ibid. p. 104). Dans son ingénuité, l’aspirant maître révèle que la performance est au cœur du processus pédagogique et non l’acquisition de connaissances. Nous sommes aussi loin de l’esprit humaniste des commissaires des années 1960 que de celui de M. Inchauspé.

Contre l’histoire événementielle, qui s’impose toujours par le récit national, l’histoire conceptuelle amplifie le flou laissé par le Rapport Parent qui faisait déjà la promotion de l’enquête scientifique à la base de la connaissance historique. C’est donc moins l’enquête elle-même sur un thème ou l’autre qui crée problème, mais la difficulté à s’entendre sur le sens donné aux concepts. Parce que l’historiographie elle-même est perpétuel débat – un débat mené par des gens, des chercheurs, qui ont l’avantage d’avoir labouré le terrain en tous sens -, il est normal de voir les ambivalences conceptuelles se transférer dans les travaux scolaires. C’est ce que veut nous faire comprendre, en tout premier lieu, Ivan Carel avec son texte «La “modernisation” de la société québécoise a-t-elle commencé en 1930?» Reprenant la segmentation 1930-aujourd’hui contenue dans le nouveau programme de 2007, Carel constate que «sous la bannière de la “modernisation”, se trouvent désormais incluses, non seulement les périodes de la Révolution tranquille, du duplessisme et de la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi, ce qui est nouveau dans ce programme, de la crise économique des années 1930. Ainsi, au lieu de commencer cette “modernisation” aux années 1940 comme c’était le cas jusqu’à présent dans le programme, on la fait débuter au Jeudi noir de 1929» (Coll. Ibid. p. 124). 1929, 1940 ou 1960? Le choix ne s’opère pas tant en matière scientifique qu’en «philosophie de l’histoire», entendons ici en intentions idéologiques. Le problème ne réside pas dans la chronologie mais dans la définition même de ce qu’est une modernisation, et ce que l’on peut considérer comme relevant de la modernisation dans l’histoire du Québec. Comme le dit Carel, le spectre est grand puisqu’il est possible de faire remonter cette modernisation jusqu’au second XIXe siècle avec la première industrialisation et la première urbanisation du Québec. D’autre part, la spécificité de la Révolution tranquille disparaît tout à fait si l’on tient pour moderne les politiques fédérales interventionnistes dans le cadre de la crise économique des années 1930 et les réformes (éducation obligatoire, droit de vote accordé aux femmes) du gouvernement libéral d’Adélard Godbout. La vision des anciens programmes plaçait une nette barrière chronologique (avec tout l’arbitraire que cela comporte) avec 1960 et la Révolution tranquille. Il en va tout autrement pour le programme de 2007.

Carel critique donc «ce programme d’une vision postmoderne». «On nous propose une démarche socioconstructiviste, dont le fond s’applique à démontrer que le Québec est moderne depuis les années 1930, non pas essentiellement parce que les industries et la raison y progressent, mais parce que l’État intervient afin de palier les problèmes sociaux survenant avec cette industrialisation et la crise économique. Il s’agit donc d’étudier l’adaptation des structures politiques aux besoins de la population, afin de démonter [sic!] que depuis les années 1930 nous assistons à un processus qui, avec des hauts et des bas, nous mène finalement, aujourd’hui, à une société de droit au sein de laquelle chaque individu a, grâce à la démocratie et aux chartes, le pouvoir de changer les choses. Tout est maintenant en place pour que chacun fasse ses choix en totale liberté et puisse être assuré de vivre dans une démocratie presque idéale. Bien sûr, comme en fait preuve le chapitre suivant du programme, intitulé “Les enjeux de la société québécoise depuis 1980”, certains points restent encore à régler. On fait alors appel à la participation citoyenne des élèves, on les interpelle même, en leur assurant que toutes les structures sont désormais en place pour les écouter et favoriser leur action citoyenne. Pour le dire autrement, lorsque j’ai parcouru le programme, j’y ai vu une lecture rectiligne de l’histoire qui mène à une fin heureuse dans l’harmonie entre l’État et le citoyen. Un État débarrassé de ses scories nationales, devenu enfin le reflet démocratique des aspirations individuelles. En faisant la promotion d’une définition de la modernisation ne référant qu’à l’interventionnisme étatique, l’État étant alors perçu comme un ciment social et un outil fonctionnel, on en arrive non seulement à occulter les batailles menées, mais aussi à voir dans l’état actuel des choses l’aboutissement normal de l’évolution sans que des hommes, des femmes, des groupes et leurs idées aient eu à intervenir» (Coll. Ibid. p. 128). Critique contradictoire? D’une part la participation citoyenne et de l’autre, en même temps, la promotion de l’interventionnisme étatique? Contradiction libérale où le mythe réside dans les possibilités auxquelles peuvent parvenir l’action citoyenne; de l’autre, la nécessaire intervention de l’État l’aboutissement normal de l’évolution sans que les mêmes individus aient à intervenir. Cinq ans plus tard, nous l’avons dit, la participation citoyenne ébranlait au point de faire tomber le gouvernement qui se disait en contrôle de l’intervention de l’État. Mais, pour pleinement atteindre à cette compréhension en apparence contradictoire, il faut une culture historique que la méthode «scientifique» ne peut donner puisque cette méthode n’est pensable, ne peut être pensée, que sur un terreau culturel fortement enrichi.

Il est donc évident que le programme vise à faire non des êtres cultivés ou même des citoyens engagés, mais des «professionnels», des performers du métier d’historien d’élèves qui n’en ont même pas la culture. Nous ne savons même pas si le projet d’Inchauspé qui voulait voir la culture historique envahir les autres disciplines a été respecté? Je pense plutôt qu’il a été oublié avant même la mise en opération du renouveau pédagogique.

La question de la modernisation est reprise tout de suite après par l’historien du Québec contemporain, Jacques Rouillard, dans son texte, «La modernisation du Québec selon le nouveau programme d’histoire pour l’enseignement au secondaire». Rouillard va encore plus drument sur le nouveau programme de 2007, n’hésitant pas à rappeler qu’en tant qu’historien, il appartient à la jeune génération qui a brisé le diptyque Grande Noirceur/Révolution tranquille en montrant la continuité amorcée dans la foulée de l’impact de la Seconde Guerre mondiale et qui a conduit à la Révolution de 1960. S’inscrivant dans le prolongement du texte précédant de Carel, Rouillard démontre combien il est ridicule de considérer 1929 pour un moment de rupture ouvrant sur la modernité : «Comment dans ce contexte [le mouvement réactionnaire qui marque la décennie des années 1930] faire de 1929, comme le suggère le nouveau programme, un tournant dans l’histoire du Québec qui annonce la Révolution tranquille? Comment le duplessisme et les années qui l’ont vu naître pourraient-ils incarner un premier pas vers la modernité alors que la Révolution tranquille a précisément pour objectif de mettre fin au conservatisme du régime Duplessis? Cette interprétation repose sur ne méconnaissance de cette décennie et des travaux qui s’y rapportent. Ce n’est pas parce qu’il peut y avoir ici et là pendant ces années chez certains penseurs, organisations ou mouvements sociaux des éléments de modernité qu’on peut caractériser l’ensemble de la décennie sous ce signe. Au contraire, ces années sont marquées par un affaiblissement des valeurs démocratiques et la montée de l’antilibéralisme» (Col. ibid. pp. 136-137). Reposant sur la culture historique, Rouillard dénonce la méconnaissance des concepteurs du programme en ce qui a trait à l’histoire du Québec contemporain. Et ce n’est pas par question de propagandiste d’histoire nationale qu’il pose cette sévère critique, puisqu’il appartient à cette même génération que Ronald Rudin appelle, dans un pamphlet célèbre, les révisionnistes (R. Rudin. Faire de l’histoire au Québec, Sillery, Septentrion, 1998) qui ont délaissé le cours de l’histoire traditionnelle, nationale et narrative.

Rouillard se permet même d'aller plus loin que Carel en faisant verser, dans une note infrapaginale, la méconnaissance dans la mauvaise foi des concepteurs lorsqu’il rappelle cette anecdote personnelle pénible : «Le directeur des programmes au ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport m’a consulté à l’été 2006 pour que je fasse part de commentaires sur le nouveau programme. J’ai mis en évidence ce que je relève ci-dessus. Pas de succès : on a maintenu le découpage chronologique qui fait commencer la modernisation du Québec en 1929» (Col. ibid. p. 137, n. 18). Il est vrai que l’ancien gouvernement de Jean Charest consultait beaucoup et écoutait peu. Force est de reconnaître que lorsque les hauts fonctionnaires d’un ministère de l’Éducation entérinent des faussetés et des méconnaissances, c’est que le but de la réforme du ministère est ouvertement idéologique et politique. Plutôt qu’à une adaptation de l’enseignement aux connaissances scientifiques modernes, le programme appliqué en 2008 détournait ces connaissances scientifiques vers une propagande de déconstruction de la conscience historique. Les appels à l’histoire-mémoire étaient aussi peu fondés dans la pédagogie de l’histoire que les appels à l’histoire-science. L’aspiration à une démocratie libérale et au vivre-ensemble consensuel, toutes les deux passives face à l’État et aux hiérarchies économiques et idéologiques, devait se heurter aux contraintes de la connaissance objective d’historiens et de citoyens qui veillaient aux grains. Rouillard a répondu ici à l’appel de Fernand Dumont sur la fonction sociale de l’historien dans la société contemporaine lorsqu’il conclut son article : «Il est dommage que le nouveau programme fasse abstraction des résultats de la recherche historique depuis une trentaine d’années et propose un découpage qui fait des années 1930 la source de la modernisation du Québec. Comme nous l’avons vu, ces années sont l’occasion d’un renforcement des forces clérico-conservatrices au Québec et de recul du libéralisme et des valeurs démocratiques. Ce découpage devient d’autant plus saugrenu que le nouveau programme veut mettre en relief les conquêtes démocratiques en vue de mieux former les jeunes à la citoyenneté. Les années 1930 n’ont rien de reluisant pour l’affirmation des principes démocratiques car, plus que jamais, le parlementarisme est dénoncé et les politiciens, méprisés. Ne serait-il pas bon que les futurs citoyens du Québec en soient informés à travers leur programme d’histoire? Les reculs des valeurs démocratiques ont tout autant leur place dans un programme que les étapes de leurs conquêtes» (Col. ibid. p. 141).

Ce que nous décrivent ces différents comptes-rendus, c’est une subversion que la conclusion dont Michel Sarra-Bournet nous résume à peu près ainsi. Sous le gouvernement péquiste de Jacques Parizeau, le ministre de l’Éducation, Jean Garon avait amorcé une entreprise de réforme du curriculum scolaire. Le rapport Lacoursière avait jugé bon d’apporter quelques modifications et améliorations mais sans changer le programme d’histoire pour autant, celui de 1982 qui avait fait ses preuves. Son successeur, sous le gouvernement de Lucien Bouchard, Pauline Marois, avait donné à Paul Inchauspé le soin de poursuivre la réforme amorcée par son prédécesseur. C’est alors qu’un groupe de spécialistes pédagogues dits socioconstructivistes se sont immiscés dans le projet de réforme pour le faire accoucher, sous le règne des Libéraux de Jean Charest, à un renouveau pédagogique qui contredisait l’humanisme même d’Inchauspé. Ce renouveau pédagogique devait rompre définitivement avec les acquis de la Révolution tranquille en matière d’éducation, jusqu’à transformer la docimologie du pourcentage traditionnel à un étalon en lettres (A, B, C, D, E) comme celui en usage dans les universités. Devant l’insatisfaction des parents, la ministre Courchesne dut se rendre à l’évidence que le programme était rogné de toutes parts. Les premiers échecs, en fin d’année scolaire 2007-2008, confirmèrent que le renouveau pédagogique n’opérait pas de miracles. Enfin, l’élection du gouvernement Marois, en 2012, sonne le glas. Mais nous devons retenir qu’il s’agissait bien là d’une volonté subversive, particulièrement dans le domaine de l’enseignement de l’histoire afin de détacher le passé de la matière pour le rendre efficace pour l’intégration actuelle des élèves aux systèmes politique (démocratie) et social (néo-libéralisme).

S’inscrivant dans la mouvance de l’historiographie depuis les années 1970, il fallait consacrer l’effacement du national en histoire. Selon la profession de foi libérale et fédéraliste, la société québécoise n’était plus une société distincte mais une société tout à fait normal, comme le note la critique que pose Rudin sur les historiens révisionnistes : «L’historien Ronald Rudin a remarqué un curieux paradoxe : “Au moment où les politiciens québécois cherchaient la reconnaissance d’une forme de statut particulier, le travail des historiens indiquait que, sous plusieurs angles, leur société était ‘normale’ et que le passé pouvait être compris à travers des processus propres au monde occidental tels que l’urbanisation et l’industrialisme”. Le virage “histoire sociale” banalise donc les particularités de l’histoire du Québec en faisant ressortir son adhésion à un modèle général de développement économique et social» (Col. ibid. p. 147). Mais, nous venons de voir que l’un de ces «historiens révisionnistes», Jacques Rouillard, ne se reconnaît pas dans le programme réformé de 2007. Il y a une méconnaissance, sinon un refus de connaître et de comprendre de la part des artisans de la réforme à propos de cette historiographie du Québec contemporain. De même qu’Inchauspé considère que l’enseignement de l’histoire «touche les questions d’identité : on attend de cette matière qu’elle transmette aux enfants et aux jeunes une mémoire collective fondant l’appartenance au groupe et il ne faut pas hésiter à dire le mot, à la nation» (Cité in ibid. p. 153), le «pape» des historiens révisionnistes, Paul-André Linteau, touche le point sensible de l’angoisse des artisans du programme : «En 2001, la proportion d’immigrants au Québec était de 10%, un sommet, alors qu’elle n’atteignait que 7,5% en 1901. Pour l’historien Paul-André Linteau, “un discours célébrant la diversité ethnoculturelle s’est développée dans les médias et chez les intellectuels du Québec. On peut reprocher à ce discours son absence à peu près totale de profondeur historique, son accent sur l’exotisme, ainsi que son angélisme et son relativisme culturel”» (Col. ibid. p. 152). Ni l’humanisme d’Inchauspé, ni le «révisionnisme» de Linteau ne veulent se porter garant ou responsable de la version définitive, légalisée officiellement par le paraphe du ministre Fournier.

Car si le présent, avec ses angoisses socio-économiques et constitutionnelles, commande le type de programme d’histoire; il faut reconnaître la grande bêtise que d’associer cette angoisse que ferait peser 10% de la population québécoise (il est vrai que le taux est passé depuis à environ 36%), un 36% centré surtout dans la région de Montréal, sur les 64% restants! Sarra-Bournet reconnaît que ce qui était en cause en 2007, c’était l’enjeu suivant : Peut-on réduire les oppositions entre histoire nationale et vivre-ensemble, connaissances-compétences, histoire et éducation à la citoyenneté (Col. ibid. p. 152). Les édiles de la société québécoises étaient si peu certains, si effrayés du contact entre la population nationale et les nouveaux arrivants, qu’ils se sont servis des socioconstructivistes comme cheval de Troie pour subvertir la simple réforme des programmes existants : «Après la domination des “paradigmes” constructiviste et cognitiviste, la montée en puissance des prosélytes de l’école “socioconstructiviste” aurait-elle détourné la “réforme” de ses intentions originales en la transformant en “renouveau pédagogique”?» Col. ibid. p. 150) se demande Sarra-Bournet. Poser la question, c’est y répondre.

Le programme de réforme «rectifié» qu’entend proposer le gouvernement de Pauline Marois et sa nouvelle commission présidée par une historienne et un sociologue n’est pas indépendant de la fameuse Charte des valeurs québécoises qui fait tout un tabac à Montréal depuis six mois. Si le but est de rectifier la subversion vicieuse des socioconstructivistes et redonner son lustre à la connaissance historique aux niveaux élémentaire et secondaire, la question du vivre-ensemble reste toujours au cœur de l’angoisse pédagogique de l’État québécois. Comme l’expose Sarra-Bournet, «le projet de programme d’enseignement de l’histoire du Québec (ou plutôt d’histoire et éducation à la citoyenneté du 2e cycle du secondaire) hésitait à l’idée d’inscrire les Québécois de toutes origines dans l’histoire nationale, comme si cette dernière rimait avec l’histoire des Canadiens français, le groupe majoritaire, longtemps réfractaire à l’intégration des immigrants» (Col. ibid. p. 152). C’est comme si la création du ministère de l’Immigration du Québec en 1968, complété par les différentes chartes des droits et libertés du Canada et du Québec, ne suffisaient pas à nous faire réaliser que nous n’étions plus ce groupe réfractaire d’avant 1970. Nous qui, collectivement, aimons nous culpabiliser sur les moments d’affirmation de notre histoire, voudrions expier préventivement les impairs qu’occasionne tout pays d’accueil face à ses immigrants. «Spécialiste de l’éducation interculturelle, Fernand Ouellet fait un lien direct entre la nouvelle orientation des cours d’histoire et ce phénomène de pluriethnicité : “Quelles se présentent sous l’étiquette de l’éducation interculturelle ou de l’éducation à la citoyenneté, les initiatives visant à faire face aux défis du pluralisme ethnoculturel et religieux à l’école doivent toujours rechercher l’équilibre entre deux préoccupations/valeurs : l’ouverture à la diversité et la cohésion sociale”. Mais, dans une démocratie libérale, le “vivre-ensemble” doit-il se limiter à la tolérance des particularités culturelles et idéologiques? La cohésion sociale doit-elle se réduire au plus petit commun dénominateur, la diversité, la démocratie et la paix sociale? Le Québec n’est-il que la somme de ses parties?» (Col. ibid. p. 153). On saisit mieux alors cette stratégie qui consiste à dire que nous devons faire comme si nous n’avions pas plus de mémoire de l’historicité québécoise que n’en ont les immigrants qui arrive pour nous poser dans le dialogue qui forge les valeurs du vivre-ensemble. L’instinct grégaire du repli du colonisé qui laisse croire qu’il aime ses colonisateurs, alors que ce nouveau 36% est inconsciemment perçu comme ce faible pourcentage d’anglophones qui restèrent pour dominer la colonie au moment du passage de l’Empire français à l’empire anglais en 1763. Que la thématique de la Conquête de 1759 et de la Cession consécutive en 1763 disparaisse du programme de 2007 n’est pas accidentel, il n’est même pas conscient d’une quelconque propagande fédéraliste, il est le produit de notre insécurité profonde devant «l’invasion» de 36% d’immigrants de provenance diverse! En psychanalyse, c'est ce que nous appelons une condensation, et ce peut être un problème collectif grave.

Mais comment faire abstraction de notre ethnicité propre – ce qui nous est demandé finalement – face à la migration de tant d’ethnicités diverses qui sont dotées de mémoire historique et de volontés de s’imposer dans leur pays d’accueil? «À cet égard, écrit Sarra-Bournet, il faut d’abord distinguer mémoire et histoire nationale. Anthony D. Smith, spécialiste du nationalisme, avance qu’alors que les groupes ethniques partagent une mémoire commune, les nations ont une histoire commune. La présumée incompatibilité entre la prise en compte de la diversité culturelle et la transmission, l’histoire nationale repose donc sur une fausse contradiction : les Québécois issus de l’immigration font partie du Québec au même titre que les Québécois de souches française et anglaise et des Autochtones. À ce titre, ils sont également héritiers de l’histoire nationale du Québec» (Col. ibid. p. 154). C’est cette nuance que les Québécois ne comprennent pas. Nous ne pouvons pas prendre sur nous les mémoires de toutes les ethnies qui viennent s’établir au Québec, de même qu’ils ne peuvent prendre notre mémoire et se l’approprier comme la leur. Ils n’étaient là ni en 1534, ni en 1760, ni en 1791, ni en 1837-1838, ni en 1840, ni en 1867, ni en 1917 ou 1942, et même pas en 1960 ou 1980! Comme pour la religion, si ces ethnies veulent se donner des cours d’histoire pour conserver leur mémoire originelle ou discuter sur le sens et les valeurs de cette histoire, elles doivent se les doter elles-mêmes et ne rien attendre du Ministère de l’Éducation. Il ne faut même pas entrouvrir cette porte. Par contre, notre histoire-mémoire, doublée d’une histoire-science, elle, se doit d’être donnée aux immigrants car, avec la succession des générations, ils deviendront partie prenante de cette mémoire, comme le sont les familles de souches écossaises, irlandaises, basques ou italiennes. Si, dans le cours du passé, nous avons accédé d’une mémoire à l’histoire, les immigrants accèdent à leur nouveau passé national par l’histoire avant que ne se développe une mémoire commune. La solution du renouveau pédagogique ne répondait pas à cette aporie. Et c’est le défi qui est donné au nouveau comité mis sur pied par le gouvernement Marois.

9- RESTAURER OU S’ENGAGER VERS UNE VOIE NOUVELLE?

La première attente envers la réforme amorcée par le gouvernement Marois est la restauration du programme de 1982 où l’histoire nationale était le poétique du programme d’enseignement de l’histoire. Dès l’annonce d’un nouveau cours d’histoire obligatoire sur le Québec contemporain pour les étudiants de Cégep et le projet de réforme en vue d’abolir ce qui avait été approuvé par le Ministre Fournier, la partie socioconstructiviste a adressé ses réticences à la nouvelle ministre Marie Malavoy. Lise Proulx, présidente de l’Association québécoise pour l’enseignement en univers social (AQEUS), qui regroupe 300 membres issus des ordres d’enseignement primaire et secondaire et dont le but consiste à faire la promotion de la qualité de l’enseignement des sciences humaines dans les écoles du Québec, a senti que la Coalition pour l’enseignement de l’histoire, dirigée par Robert Comeau et comprenant des enseignants d’histoire et des groupes d’influence nationaliste, allait gagner la partie. Aussi, du haut de sa mauvaise fortune, a-t-elle livré au journal Le Devoir, cette mise en garde contre «une version historique orientée tant politiquement qu’idéologiquement» (édition 6 mars 2013). Ce qui inquiète Mme Proulx, c’est la suggestion de la Coalition pour la création d’un «petit» groupe de travail composé de cinq historiens relevant directement de la ministre auquel pourrait être joint un sous-ministre. Bref, ce que craint l’AQEUS autant que le dérapage idéologique et nationaliste, c’est le retour des historiens dans l’évaluation du programme de 2007.

On peut donc constater que de 1993 à 2008, rien n’a été résolu des ambiguïtés héritées du Rapport Parent. Les oppositions entre conceptions du métier d’historien et les oppositions entre corps professionnels spécialisés ont vécu sur ces ambiguïtés plutôt que les résoudre. Depuis la période de latence qui a suivi le référendum de 1995, la pensée nationale, voire nationaliste, s'est réinterrogée sur son devenir, divisant ainsi les enseignants. La Coalition pour l’histoire est notamment constituée par deux historiens, Éric Bédard (qu’un récent pamphlet du sociologue Jean-Jacques Piotte associait à la pensée des «Contre-Lumières») et Robert Comeau qui passa du nationalisme extrême au communisme, pour revenir à un nationalisme modéré. On la retrouve soutenue par une série d’organismes nationalistes et même indépendantistes : la Fondation Lionel-Groulx (en charge de la célèbre Revue d’Histoire de l’Amérique française), le Mouvement national des Québécois; la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et de la revue l’Action nationale, où œuvre Comeau. Experte dans les bottes à l’escrime, Mme Proulx rappelle qu’une historienne a été exclue «par le seul fait de son militantisme au sein de Québec solidaire». Ce qui semble suffisant pour la socioconstructiviste d’affirmer que la Coalition vise à l’«instrumentalisation de l’histoire enseignée à des fins purement politiques et partisanes. Cela constituerait un détournement de la finalité de l’enseignement de l’histoire telle que proposée par l’État québécois depuis de nombreuses années». Se montrant outrée, elle dénonce qu’aucun didacticien de l’histoire ne fait partie du comité de révision. En guise de boutade drolatique, elle s’exclame un peu théâtralement : «Penserait-on confier l’écriture du contenu d’un programme de mathématiques à de seuls mathématiciens?». Or, il s’est avéré, comme nous venons de le voir, que les rédacteurs du programme d’enseignement de l’histoire de 2007 n’avaient pas tenu compte de l’opinion des historiens. CQFD. 

Pour Lise Proulx, «le but avoué de la Coalition est de mettre l’accent sur une histoire politique nationaliste et événementielle, de même que sur les grands personnages qu’elle a produits». Bref, la réaction serait poussée jusqu’à ce que, passant par dessus le Rapport Parent,  nous revenions aux manuels des Clercs de Saint-Viateur et de ceux de Guy Laviolette! C’est exagéré et tout ce qui est exagéré est insignifiant, comme le disait ce bon Talleyrand. Angoissée de voir leur travail réduit à néant, Mme Proulx parle du danger que la lecture limitée à la seule sphère du politique aille jusqu’à évacuer des pans entiers de l’histoire : l’histoire économique et sociale, l’histoire des femmes, etc. Au-delà de l’histrionisme de la pose, nous atteignons le cœur hystérique du conflit. Mme Proulx se veut défendre le programme libéral : «le creuset de tout programme d’enseignement en histoire ou en géographie devrait être celui des valeurs démocratiques inhérentes à la fonction sociale de l’éducation dont les élèves du Québec constituent le cœur et la raison d’être. […] Ainsi l’enseignement de l’histoire doit permettre de bien outiller les élèves sur les plans de leur développement cognitif et de leur esprit critique, de même que les préparer adéquatement à une participation aux choix de société et à un engagement réfléchi et articulé dans les multiples débats et enjeux qui ont agité et agitent encore la société québécoise». Sans présumer de l’orientation politique de l’AQEUS, nous reconnaissons-là l’esprit du programme installé par l’ancien gouvernement libéral. Nous y reconnaissons également ses tares (le présentisme, la disparition du récit) et son aspect purement pragmatique (s’appuyant ici sur un rapport de l’UNESCO qui concède que l’objectif de «faire aimer son pays» et de justifier la légitimité historique et l’identité spatiale ne doivent plus être les éléments dominants de tout enseignement de l’histoire).

Doit-on donc prendre au sérieux la magnanimité de l’AQEUS lorsqu’elle écrit : «L’histoire en milieu scolaire ne devrait donc en aucun cas être au service d’une entreprise endoctrineuse, et ce, quelle qu’elle soit. Au contraire, la distance historique qu’elle donne aux élèves leur permet une lecture plus intelligente et intelligible du présent. Enseigner l’histoire permet également d’amener les élèves à comprendre que tout récit historique est une interprétation. Considérer qu’une seule interprétation est légitime s’apparente plus à prêcher qu’à enseigner. L’histoire n’est pas univoque. Voilà pourquoi on ne saurait réduire son enseignement à la mémorisation d’un récit par les élèves. Considérer une diversité de sources, une pluralité d’opinions et de courants historiographiques permet le développement de l’esprit critique, caractéristique fondamentale de la pensée historique. L’histoire scolaire ne devrait pas être construite pour produire de futurs souverainistes ou de futurs fédéralistes. Au contraire, à la lumière des apprentissages réalisés en classe d’histoire, elle devrait plutôt contribuer à former des citoyens et citoyennes éclairés qui seront plus aptes à prendre les décisions politiques, sociales et économiques qu’ils et elles jugeront les meilleures. Voilà la conviction de notre association et le conseil que nous vous prodiguons étant donné votre responsabilité ultime quant à l’éducation des jeunes Québécois et Québécoises». Rien, ni dans le contenu ni dans le ton n’a changé des précédentes déclarations des technocrates socioconstructivistes. Aussi, il serait douteux que ces spécialistes puissent apporter quelque chose à une réforme bénéfique d’un programme qui a suffisamment causé assez de mal. Le laconisme de la conclusion de l’AQEUS – «On pense qu’il ne faut pas tout jeter du programme actuel. Il y a des choses très correctes» se recouvre du manteau de l’objectif «centré sur les élèves». On pourrait penser que c’est par ingénuité plutôt que par perversité que Mme Proulx reproche à l’éventuel programme de «faire la part belle à un retour aux connaissances, versus aux compétences». Entendre, retour au récit qui «serait mentir aux élèves que de ne pas leur dire» que ce n’est là qu’interprétation! Et d’affirmer la part présentiste du programme honni : «Enseigner le passé pour le passé, ça ne dit pas grand-chose aux élèves. Ils vont tout apprendre par cœur pour l’examen et oublier ensuite. L’histoire, c’est autre chose que des faits et dates».  Elle ne parvient pas à jauger qu’oublier ce qu’on a appris est moins pire que rien apprendre du tout. Contre les enfants ainsi abusés, Mme Proulx ne peut que déplorer que dans le nouveau programme de 2014, «il n’y a que l’histoire dans leur viseur». On n’annoncerait pas mieux une tuerie dans une école! Sombrer dans l’insignifiance ne semble donc pas effrayer outre mesure Mme Proulx.

Mais, ce qui inquiète davantage les socioconstructivistes serait la sortie du cours de l’éducation à la citoyenneté. La Coalition pour l’histoire demande son arrêt de mort, pur et simple : «L’éducation à la citoyenneté n’a pas sa place dans un cours d’histoire. On ne doit pas la subordonner à l’histoire» affirme Comeau. On ne saurait être plus clair. Mais il y a raison de s’inquiéter quand le même Comeau «déplore que les deux experts [Jacques Beauchemin et Nadia Fahmy-Eid] fassent trop de place à la conciliation entre l’histoire sociale et nationale. “Nous, on veut redonner une place à l’histoire politique et nationale. Ça ne veut pas dire qu’on s’oppose à l’approche sociale. Ce serait en complément”. Enfin, une seule chose fait l’unanimité : l’abandon de l’approche thématique (4e secondaire) au profit d’une approche chronologique qui se déploierait sur deux ans (3e et 4e secondaire)». En fait, depuis longtemps nous savons qu’une seule année scolaire ne suffit pas à couvrir toute l’histoire du Québec et du Canada. Plutôt que des débats sur des concepts historiques abstraits, mieux vaut deux années de culture et l’aspect débat projeté au collégial et à l’université. Les élèves qui abordent les études supérieures ne sont jamais assez cultivés.

Il est étonnant que Robert Comeau, qui a défendu les positions marxistes-léninistes dans les années 1980 – positions qui recommandaient de voter Non au référendum de mai 1980 afin de ne pas diviser le prolétariat canadien! -, considère l’histoire sociale comme un simple «complément» à l’histoire politique! Même si c’était vrai que seuls les imbéciles ne changent pas d’idées, passer à 180º relève de multiples conversions qui indiquent une foi plutôt hasardeuse. Quoi qu’il en soit, il est d’autres historiens pour qui l’histoire nationale est une nécessité de conscience. Ainsi, Michel Sarra-Bournet qui avait signé la longue conclusion du collectif sur l’enseignement de l’histoire au Québec au XXIe siècle. Cet historien, dans un article du Devoir du 25 octobre 2013, demandait ni plus ni moins «Qui a peur de l’histoire politique?».

Sarra-Bournet voit bien que l’enseignement de l’histoire est au cœur de multiples débats sociaux. Il reconnaît très bien la crainte de l’instrumentalisation de l’histoire politique à des fins propagandistes et des procès d’intentions entre fédéralistes et indépendantistes. Il reconnaît également le désir de ne pas rouvrir d’anciennes plaies et le danger de jeter dans la cour des historiens les questions à débattre pourvu qu’elles ne reviennent pas sur la place publique. Il remarque la vitesse avec laquelle le livre controversé, La bataille de Londres, est passé quasiment inaperçu. Sarra-Bournet présente l’histoire politique comme «victime» de nos règlements de comptes partisans : «Après avoir régné en maître avec l’histoire religieuse, l’histoire politique traditionnelle a été décriée en raison de son caractère hagiographique et superficiel. Elle a ensuite été marginalisée, ici comme ailleurs, victime de l’émergence de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle. Les historiens embauchés dans les institutions d’éducation supérieure se sont repliés sur l’étude de phénomènes larges, transversaux, communs aux sociétés occidentales, aidés en cela par la mondialisation qui les a conduits à inscrire le Québec dans une histoire-monde où l’on perd de vue ses caractéristiques particulières. Et c’est sans compter le rétrécissement de la place accordée aux études québécoises dans toutes les disciplines et à tous les niveaux, au moment même où il y a de plus en plus de cours sur le Québec à travers le monde, et qu’on recense 3000 “québécistes” répartis dans 82 pays».  L’angoisse exprimée cette fois par Sarra-Bournet, contrairement à la crise économique du capitalisme et les incertitudes culturelles du vivre-ensemble qui angoissaient les réformateurs de 2007, c’est la déliquescence de la démocratie ici même au Québec et dans l’ensemble du monde occidental. Le retrait des historiens dans leurs tours d’ivoire et leur quasi-absence des débats publiques l’interpellent au plus haut point. C’est là une réalité tangible où les historiens qui défilent à la télé ne sont là que pour raconter des anecdotes savoureuses, gloser sur la généalogie de familles de vedettes et distraire la masse à travers des entrevues de divertissement. On imagine mal un Guy Frégault ou même un narcisse comme Michel Brunet se contenter d’une telle présence dans le forum publique! C’est donc dire que l’appel de Sarra-Bournet à revenir à l’histoire nationale n’a rien de commun avec une nostalgie, contrairement à ce que certains prétendront. L’historien précise son point sans ambiguïtés lorsqu’il mentionne que «l’école ne doit pas servir uniquement à former des citoyens tolérants dans une société pluraliste, mais aussi à leur intégration dans la communauté nationale». Sans connaissance de l’histoire politique, l’éducation citoyenne promue par les socioconstructivistes est vaine.

Ces «certains» se nomment Guillaume Bouchard Labonté et Isabel Harvey, qui répondent à Sarra-Bournet une semaine plus tard, dans le même journal, Le Devoir, et prennent le jugement victimaire de l’histoire politique comme un affront personnel : «En tant que chercheurs dans des sphères plus sociales et culturelles, nous nous sentons plus que jamais visés par ce discours», d’où cette accusation de nostalgie qu’ils envoient à l’égard de Sarra-Bournet. Il s’agit clairement d’une querelle de spécialistes. Nos deux spécialistes d’histoire sociale et culturelle sont frappés du même présentisme que les socioconstructivistes : «Faire de la recherche en histoire, c’est poser au passé une question qui touche à nos sensibilités contemporaines. Par exemple, l’histoire des femmes ou des minorités ethniques s’est développée en Amérique du Nord au cours des années 1960-1970; au même moment, la société était ébranlée par des mouvements sociaux revendiquant des droits pour ces groupes. Il en va de même aujourd’hui. L’histoire n’a pas à traiter de près ou de loin d’identité nationale pour nous toucher directement et nous aider à comprendre les enjeux actuels auxquels nous faisons face». Reconnaissons-le tout de suite, si nous nous intéressons aux Aztèques, ce n’est sûrement pas parce que les Aztèques sont toujours vivants. Par contre, lorsqu’on s’intéresse à l’histoire des femmes et des immigrants, c’est à l’intérieur d’un cadre collectif défini certes par les structures géo-économiques, mais tout autant, sinon plus, par les institutions politiques et juridiques, de même que le cours particulier pris par le développement des mœurs. Appelons cela, et Inchauspé n’hésitait pas à la nommer, la nation. Que l’histoire politique ne soit plus hégémonique, cela va de soi. Que nos préoccupations ne soient plus exclusivement politiques, va encore. L’histoire, en ce début de millénaire, est multiple. Le problème, c’est que cette multiplicité ne reste pas à l’état de fragments, et le danger de ces recherches éclatées en société, en économie et en culture, c’est qu’elles ne parviennent pas à faire un tout cohérent qui serait l’Histoire.

D’autre part, la multiplication des prises de paroles d’historiens, soit à travers les réseaux sociaux, soit à travers des journaux ou des revues, ne suffit pas à dire qu’ils ont la place qui leur revient dans les débats publiques alors que tant de comptables Gattuso et de chefs Boyardee sont appelés à se prononcer aux grandes heures d’écoute sur tout et sur rien. Qui ne se souvient de la bourde du hockeyeur Guy Lafleur à propos du «droit de vote» pris pour le «droit de veto» constitutionnel? Cette prise de parole ridiculisait avec lui tous les Québécois devant les législateurs et les constitutionnalistes qui comprenaient bien que leur message ne passait pas. Un Jean-Charles Bonenfant, historien constitutionnaliste du Canada, n’appréciait sûrement pas.

On le voit, la critique de Bouchard Labonté et Harvey est peu consistante. Ils condamnent l’approche de Sarra-Bournet et des autres militants de la Fondation Lionel-Groulx parce qu’ils serviraient avant tout un projet politique. «Or, selon nous, l’histoire doit plutôt permettre aux individus de développer des facultés d’analyse qui leur sont propres et qui leur permettront de mieux comprendre les problèmes sociaux contemporains». Bien entendu, mais cela s’appelle défoncer des portes ouvertes.

Il y a toutefois un aspect de la critique de Bouchard Labonté et Harvey qui mérite de retenir l’attention. Le passage qui rappelle que «le milieu universitaire ne doit pas exclure la recherche historique concernant les autres aires géotemporelles qui sont, elles, bien plus souvent menacées». Il est connu que l’histoire, au Québec, c’est comme le fromage P'tit Québec, juste bon pour nous autres, et que les départements d’histoire de nos universités n’ont jamais été prodigues de guider leurs étudiants dans les recherches qui ne touchaient pas particulièrement au Québec. Le fait qu’il y a eu une longue période sans que des auteurs québécois ne publient et ne soient reconnus par les universités étrangères sur des thématiques autres que le Québec et le Canada marque un cloisonnement exclusiviste de la profession dont nous ne sommes pas si bien sortis contrairement à ce que prétendent nos deux chercheurs. C’est sur ce point que nous ramène un autre commentaire publié dans les journaux, celui de Karl W. Sasseville, dès le 11 mars 2013. On en était alors seulement aux intentions manifestes du conseil national du Parti Québécois de réformer l’enseignement de l’histoire. Sasseville dénonce «cette sempiternelle obsession péquiste qu’est la “question nationale”».

L’argument de Sasseville est celui d’un petit génie de l’histoire qui connaît sa chronologie européenne par cœur mais qui est aussi doté d’une conscience universaliste sérieuse de l’histoire telle qu’elle se profilera de plus en plus au XXIe siècle, et pour cela, il faut prendre le temps d’écouter ce qu’il dit. Pour Sasseville, l’histoire du Québec telle qu’on lui a enseignée va de 1534 à 1642, date de la fondation de Montréal, pour ensuite se porter quasi immédiatement sur la guerre de Conquête. «Ne s’est-il donc rien passé entre 1642 et 1759 sur ce continent et, de manière plus significative, sur le vieux continent dont nous sommes venus?» Et d’énumérer la Guerre de Trente ans, la paix de Westphalie (1648 – il faut noter que cette paix de Westphalie restera en vigueur jusqu’au traité de Versailles de 1919!) et la naissance du concept d’État-nation». D’autre part, la guerre de Conquête n’a pas la même signification pour les Américains qui l’appellent la French and Indian War, ce qui signifie que les deux peuples ne se représentent pas donc n’interprètent pas cette guerre de la même façon. Défaite au-delà des Adirondaks, victoire en deçà, dirait Pascal. Et l’idée de Guerre de Sept ans n’est pas non plus identique entre les Nord-Américains (pour qui elle va de 1754 à 1760) que pour les Européens (1756-1763). Plus nous élargissons le champ de la connaissance historique, plus apparaît la relativité des interprétations sans abolir pour autant les événements. C’est là l’étape ultime de la formation de la conscience historique. Sasseville multiplie les exemples, mais rien qu’à cela, nous avons compris tout ce qu’il veut dire.

Mais la limite de cette conscience historique universelle a son revers et il apparaît dramatiquement, tragiquement oserai-je écrire, lorsqu’il constate :  «Tous ne seront certainement pas de mon avis, mais il me semble néanmoins que ces “quelques détails” ne sont en aucun cas de moindre importance que les deux défaites référendaires du Parti québécois. L’histoire du Québec et du Canada ne relève pas uniquement de la concurrence franco-britannique pour la conquête du “nouveau monde” comme on nous l’enseigne si platement. Elle s’inscrit dans un contexte géopolitique on ne peut plus complexe, marqué par de nombreux conflits entre monarchies européennes, le déclin de la France et la montée en puissance du Royaume-Uni». Notre petit génie défaille lorsqu’il s’agit d’enraciner cette conscience universelle. Celle-ci flotte dans la «tour d’ivoire» : «La bataille des plaines d’Abraham du 13 septembre 1759, à laquelle notre programme d’histoire confère un rôle déterminant, n’est-elle pas d’une importance pour le moins négligeable sur l’issue de la guerre de Sept ans, lorsque comparée avec l’invasion de l’électorat de Hanovre, terroir de la monarchie britannique d’alors, par 80 000 soldats du Royaume de France, de juin à novembre 1759 ? S’en trouvera-t-il pour affirmer qu’il s’agit là d’une simple coïncidence chronologique?». Bien sûr que non, car tout se tient dans une stratégie militaire et que la Guerre de Sept ans est une guerre avant tout européenne. Ce que M. Sasseville ne comprend pas, ce que Guy Frégault exprimait clairement dans sa célèbre Guerre de la Conquête, c’est que la Guerre de Sept ans en Europe ne cesse de diverger de la Guerre de Sept ans en Amérique. Si l’invasion du Hanovre marque une date d’importance en Europe, elle occasionne moins d’effet sur la façon dont la guerre est menée en Amérique. De même, la conquête du Hanovre valait bien la défaite des Plaines d’Abraham pour les Français. La différence réside dans la vision prophétique du Premier ministre anglais, sir William Pitt l’aîné. Tandis que la France du Grand Siècle s’épuisait dans cette deuxième guerre de Cent ans, l’Angleterre combattait déjà dans l’esprit conquérant du XIXe siècle. Ce n’est pas vertu de réaliser que «le Québec n’est pas le centre du monde et il ne l’était guère plus à l’époque. Dany Laferrière, ce grand écrivain de chez nous, l’a dit mieux que quiconque : “Il faut sortir le Québec du Québec”». Cette dernière sottise, qui lui a valu sans doute la reconnaissance de l’Académie française, qui n’a jamais aimé la compétition du purisme de la langue parisienne avec la rusticité québécoise (entendez les inepties proférées par une Françoise Sagan ou un Maurice Druon), mais M. Sasseville est du Québec et son sentiment d’appartenance, l’unité de sens de sa conscience historique, ne repose pas sur la conception universelle de l’histoire; celle-ci n’est pas un départ mais un aboutissement. Parce qu’il oblitère sa conscience nationale, sa conscience historique demeure littéraire et froide, elle n’est pas précisément investie d’affects. C’est un jeu d’échelles, comme sur une carte géographique où la grande échelle de la carte du monde est constituée d’une multitude de petites échelles des cartes locales.

Personne ne met en doute les bons sentiments exprimés dans le dernier paragraphe de l'intervention de M. Sasseville : «Avant d’envisager une réponse à la sainte question dont la formulation reste à déterminer, un adolescent de 16 ans devrait avoir le droit à une instruction aussi objective que possible et ce, a fortiori s’il se voit octroyer le droit de vote dès ses 16 ans. Ce n’est qu’en procédant ainsi dans le respect de l’intégrité intellectuelle de nos jeunes que ces derniers pourront, s’il y a lieu, prendre position sur un enjeu aussi immense que la sécession du Québec. Autrement, l’histoire se rappellera de cette réforme de notre programme d’histoire comme de l’apologie d’un nombrilisme criant et d’un pas de plus vers l’auto-contemplation victimaire». Malheureusement, pour M. Sasseville, dans le choix qui se posera pour l’avenir du Québec, la défaite au Hanovre par les Français jouera toujours moins que la défaite des Plaines d’Abraham dans la conscience historique des jeunes Québécois. 

CONCLUSION

Quelle que soit la faiblesse de l’argumentaire de M. Sasseville, force est de reconnaître que le XXIe siècle sera celui de l’achèvement de la mondialisation et la syncrétisation de la conscience universelle de l’Histoire. À travers tout cela, la conscience nationale de l’Histoire n’est pas appelée à se dissoudre – et il ne serait pas souhaitable, contrairement à ce que pense les socioconstructivistes -, mais à rester le truchement par lequel les affects collectifs peuvent s’élever d’un sentiment d’appartenance concret et immédiat à un sentiment d’appartenance abstrait et globalisant.

Lorsqu’au début de septembre 2013, en conférence de presse conjointe, la ministre de l’Éducation, Marie Malavoy et le ministre de l’Éducation supérieure Pierre Duchesne annonçaient l’ajout du cours d’histoire du Québec contemporain obligatoire au Cégep et la réforme des cours d’histoire aux niveaux élémentaire et secondaire, la Coalition pour l’histoire fut aussi heureuse que l’AQEUS sortait défaite. Au-delà du bien-être de l’élève, c’était une corporation professionnelle qui l’emportait sur l’autre. Robert Comeau jubilait et Lise Proulx ruminait. Il ne faut toutefois pas prendre trop au sérieux la déclaration de Comeau qui, pavoisant, affirmait : «Il s’agit d’une excellente nouvelle pour les enseignants et les élèves qui réclament depuis longtemps la réintroduction d’une approche chronologique et un renforcement de la dimension politique de notre histoire». Pour les élèves, qui ne sont pas pilotés par Fabienne Larouche, un cours est toujours un cours de trop. Quoi qu’il en soit, «dès septembre 2014, des écoles secondaires testeront un nouveau programme d’histoire né des intentions du gouvernement péquiste de renforcer l’enseignement de cette matière qui a “des conséquences sur la mémoire collective”, selon les experts chargés des consultations publiques. Ceux-ci proposent d’abandonner l’approche thématique pour se concentrer sur la chronologie des événements et d’éliminer l’essentiel du volet “éducation à la citoyenneté”». Vous aurez compris que le mot-clé de tout ceci est «testeront», car les suggestions de Fahmy-Eid et Beauchemin sont toutes aussi transitoires que celles des socioconstructivistes. La vie d’un gouvernement minoritaire étant éphémère, rien ne nous garantira qu’un prochain gouvernement libéral ne fera pas avorter cette expérience. Pour l’instant, les deux experts soutenaient «que l’approche pédagogique retenue en 2006, soit celle par compétences, entraîne un “déficit d’intelligibilité”. Cela favorise l’apprentissage par projets et “tend à minimiser encore le rôle, déjà collatéral, attribué aux savoirs factuels” […] Ils avancent qu’en plus de nuire à la mémoire collective, cette façon d’enseigner l’histoire n’est pas conforme aux exigences de la science sociale». Les commissaires entourant Mgr Parent n’aurait guère pu écrire mieux! Désormais, le nouveau programme stipule que le «“cadre national” devienne le fil conducteur de cette matière qui ferait une place égale à l’histoire sociale et l’histoire politique». C’était pourtant si simple.

Comeau eut bien quelques insatisfactions de convenance à exprimer tandis que Jocelyn Létourneau, de l’Université Laval, s’est dit «agacé» par «le portrait sombre que les deux experts font du programme actuel. “On a l’impression […] que le nouveau programme a comme conséquence de compromettre la transmission de la mémoire nationale des francophones et de déstructurer la conscience historique qui les rassemble dans un même projet collectif. A-t-on fait la moindre étude pour étayer ces thèses alarmistes… ?».

En fait, le chardon dans la vallée réside dans ce culte de la mémoire qui autant peut être lyrique qu’il peut être démoralisant. La mémoire, et ici je rappelle la mise en garde de Noiriel, n’est pas l’histoire et, bien souvent, elle en est l’antithèse, considérant que les mythes ont la vie dure et qu’ils ne conviennent pas à la critique froide et distante qui en est faite. De plus, la réalité qui suscite des interrogations comme celles de M. Sasseville n’est pas résolue pour autant. L’histoire nationale, oui, mais jusqu’à quel point? Le XXIe siècle ne s’annonce pas, contrairement aux deux précédents, à vivre à l’intérieur de frontières géo-politiques cloisonnées. Qu’on l’aime ou pas, la mondialisation est un état de fait par la multiplicité des échanges autant commerciales que culturelles. Le XXIe sera un siècle de métissage planétaire. Et il faut que l’histoire nationale serve de pilier à cette histoire universelle qui sera plus nôtre qu’elle ne l’a jamais été auparavant. Et cette histoire devra servir d’occasion de rapports nouveaux à l’altérité, non seulement géographique, mais historique. Le présentisme doit être relevé, avec «l’éducation à la citoyenneté» dont elle est un corollaire. Ni pour le passé, ni pour le présent; la connaissance historique est faite pour la culture et l’esprit critique des élèves, des étudiants, de l’homme. Si l’histoire est une science morale, comme je l’ai dit ailleurs, elle n’est pas une suite de leçons morales à tenir dans la conduite générale comme elle exposerait des solutions face à des problèmes particuliers. Y chercher une recette de précédents est une vocation qui ne relève pas de la pensée historienne. Tant que toutes ces nuances ne seront pas comprises et bien entendues des enseignants, le flou et l’éclectisme contenus déjà dans le Rapport Parent continueront à semer des bisbilles autour du type d’enseignement de l’histoire que nous voulons⌛


BIBLIOGRAPHIE

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Montréal,
3 janvier 2014.

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