mardi 24 mai 2016

Les modernités artistiques et littéraires à l'ère de l'Anus Mundi (6) Le cubisme & le futurisme

Marcel Duchamp. Nu descendant l'escalier, n° 2, 1912
LES MODERNITÉS ARTISTIQUES ET LITTÉRAIRES À L'ÈRE DE L'ANUS MUNDI (6)
 LE CUBISME & LE FUTURISME

Nous désignons par le terme d'Anus Mundi, terme utilisé
à Auschwitz, la période de régression de la civilisation
occidentale entre 1860 et 1945 (80 ans) qui sépare les dé-
buts de la Guerre de Sécession et la fin de la Seconde
Guerre mondiale.

Le cubisme est sans doute la forme ultime de la déstructuration du lieu figuratif occidental. Du réalisme à l’impressionnisme et au post-impressionnisme, il était normal que le cheminement aboutisse à une déformation complète de l’iconographie née à l’époque de la Renaissance. Le lien entre l’impressionnisme et le cubisme estt facile à reconnaître. Il s’appelle Cézanne : «L’émotion doit être dominée pour être exprimée par “la bonne méthode de construction”. “Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, afin que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l’horizon donnent l’étendue, soit une section de la nature, ou si vous aimez mieux du spectacle que le Pater Omnipotens Æterne Deus étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu’en surface, d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés pour faire sentir l’air”».[1] Les paroles de Cézanne traduisaient ce qu’étaient ses tableaux où la décomposition par le prisme de la lumière conduisait directement à l’abstraction, les formes finissant par ne plus être que des jeux de profondeurs dictés par les couleurs. Ce rapprochement n’est pas accidentel puisque les cubistes eux-mêmes avouaient avoir retenu la leçon de Cézanne, comme il est reconnu dans une lettre d’Émile Bernard, en date du 15 avril 1904 et publiée dans le catalogue de l’exposition rétrospective des œuvres de Cézanne, organisée au Salon d’Automne d’octobre 1907.[2] C’est autour de cette date que le mot cubisme apparaît : «Louis Vauxcelles avait déjà parlé de “cubes” dans son compte rendu de l’exposition de Braque à la galerie Kahnweiler en novembre 1908, et ce même critique mentionna les toiles de Braque exposées l’année suivante au Salon des Indépendants sous le terme de “bizarreries cubiques”, qualificatif dont le style tira son nom. Braque avait soumis au jury du Salon d’automne de 1908 quelques toiles dont certaines furent ensuite exposées chez Kahnweiler, et l’on rapporte que Matisse, membre du jury, en avait aussi parlé comme de compositions de “petits cubes”».[3] Ce qui était nouveau, c’était l’attitude foncièrement agressive de cette nouvelle peinture. D’une part, elle prétendait réussir là où les mouvances précédentes n’avaient que partiellement réussie : «Le rejet de la perspective qui conditionnait toute la peinture occidentale depuis la Renaissance, marque ici, plus que tout autre caractère, le début d’une ère nouvelle dans l’histoire de l’Art».[4] Ce n’était ni plus ni moins que l’équivalent de la Déclaration des droits de l’artistes, dont l’intention était de s’afficher ouvertement cérébrale et subjective. Des formes nouvelles naissaient sur des pensées anciennes : «Même dans les premières phases du mouvement, au moment où ces peintres restaient en grande partie attachés à l’objet visuel, leurs toiles ne sont pas tant des enregistrements de ce qu’ils voyaient que des expressions picturales de ce qu’ils en pensaient ou en savaient. “Je peins les choses comme je les pense, pas comme je les vois”, déclarait Picasso à Gomez de la Serna. Et c’est cet élément intellectuel du cubisme qui permit aux peintres à des moments divers de se détacher des apparences sans perdre contact avec le monde matériel qui les entourait».[5] Et on pourrait dire que l’essentiel du cubisme résidait dans cette volonté qui ramène la pensée sur la perception.

Pablo Picasso. Le réservoir de la Horta, 1909.
Cette volonté de faire triompher la pensée sur la perception est ce qui mit définitivement fin au monopole de la représentation issue de la Renaissance. Tous ses acquis se voyaient non plus contestés mais défiés par la nouvelle mouvance.. Le passage de la modernité semblait accompli puisque le contrôle de l’espace reposait maintenant entre les mains subjectives de l’artiste, révolution que l’expressionnisme apportait déjà avec ses théoriciens, tant «avec le rejet de la perspective classique par les cubistes, s’écroule l’un des fondements de la tradition depuis la Renaissance. Les ultimes barrières tombent avec le passage de Kandinsky à l’abstraction en 1910, qui a le sens pour lui d’une voie vers la peinture pure, et la publication en 1912, à Munich, de son ouvrage théorique Du spirituel dans l’art, où il propose à l’artiste de ne plus obéir qu’à sa “nécessité intérieure”, à sa subjectivité».[6] Même si les cubistes se présentaient comme l’antithèse de l’expressionnisme, les deux mouvances opéraient dans la même direction tant qu’à ses rapports avec le lieu figuratif de la Renaissance. Que ce soit en peinture, en sculpture comme en architecture, «par la conquête de l’espace grâce aux cubistes et l’abandon corrélatif du point de fuite unique, la surface plane acquiert une signification qu’elle n’avait jamais eue auparavant. On découvre tout un jeu de rapports entre des éléments flottants, incontrôlables, qui s’interpénètrent, on découvre les tensions internes des objets nées au gré de leur structure. C’est une nouvelle vision du monde qui se forme vers 1910 et qui pourrait bien être aussi déterminante que la révolution optique du XVe siècle».[7] Les contemporains, artistes, critiques et spectateurs ne pouvaient plus gloser à l’infini. La mort de l’ancien lieu figuratif était prononcée et plutôt que de se lamenter sur l’espace perdu, les artistes invitaient à célébrer le nouvel espace qui en émergeait. Les cubistes sont au fait des réflexions philosophiques et esthétiques qui circulent dans l’Europe du début du XXe siècle. Pour eux, «dans le cubisme, c’était l’apparence même qui était interrogée ainsi qu’il arrivera quelques années plus tard, dans la phénoménologie de Husserl lorsque celui-ci montre comment la perception fait appel à l’intentionnalité de la conscience pour apparier l’un à l’autre les différents profils qui composent un objet. La question du réel est donc posée, alors que la peinture jusque-là était allée dans une direction inverse: vers l’idéalisation - quand elle ne ricochait pas tout bonnement à la surface du visible».[8] Alors que les impressionnistes et leurs héritiers, les expressionnistes s’appuyaient sur une perception qui se voulait ou bien purement sensible (la vision et les jeux de lumières) ou profondément instinctif (les émotions qui émergent à fleur de peau), les cubistes optèrent pour une peinture détachée des impressions comme des expressions. On dira plus tard l’art brut, et c’est bien ce qu’entendaient les cubistes. Voilà la raison pour laquelle on a vu en eux les derniers héritiers des réalistes du milieu du XIXe siècle : «Toutefois, si personnelle que pût être la peinture cubiste, elle ne devint jamais une peinture d’introspection, et ces artistes continuèrent à percevoir et à représenter le monde extérieur quotidien d’une manière objective, détachée. Cette contradiction flagrante entre une vision vraiment objective et des thèmes tout à fait personnels, d’une intimité souvent décrite avec humour, constitue l’un des traits principaux des phases classiques et plus tardives du cubisme de Picasso et de Braque».[9] Les cubistes apportaient à la modernité en art la notion de jeu.  

Pablo Picasso, L'Usine, 1909.
Pour mesurer l'importance du jeu dans l’avenir de l’art moderne puis de l’art contemporain, il suffit de regarder ce tableau célèbre, fétiche, Les Demoiselles d’Avignon peint par Picasso en 1907. On reconnaît encore des traces des formes classiques de l’expression picturale, mais on ne peut nier les incongruités du tableau et même en saisir l’origine. Par exemple, «on sait que les deux personnages de droite de ce tableau évoquent nettement des figures d’art “nègre”. D’où influence des unes (les statuettes) sur les autres (les “Demoiselles”)? Les historiens de l’art d’aujourd’hui ne partagent pas cette opinion aussi formelle. Ils adoptent un changement de perspective: plus que d’une empreinte directe des “primitifs” sur les peintres cubistes, ils évoquent une rencontre».[10] Picasso est encore très près de l’Avant-garde rassemblée autour de Apollinaire et du Douanier Rousseau. Plus que la théorie de Cézanne à laquelle il se rallie, Picasso tient d’abord à s’amuser et à amuser ses amis. Les Demoiselles sont une mascarade. On ne doit pas prendre le tableau trop au sérieux, puisqu’«Il est fréquent que l’on accuse le cubisme - comme on l’a fait dès le début - d’être une vaste supercherie imaginée par les familiers de Montmartre, ces fumeurs d’opium, porteurs de pistolet et presque réduits à mourir de faim, qui s’étaient imprégnés de la Pataphysique de Jarry et des prétendues mathématiques de la quatrième dimension… [Pourtant.] ce qui commença par être un abandon de l’imagination aux tentations de l’humour devint, en présence de problèmes artistiques éternels, une entreprise sérieuse».[11] Cela, même les amis du peintre ne le comprirent pas : «Bien qu’il ne faille pas surestimer l’importance historique des Demoiselles, on comprend fort bien la déception des amis de Picasso. C’est une toile insatisfaisante en bien des points : ne serait-ce que par ses évidentes incohérences de style. Même un coup d’œil superficiel fait comprendre que Picasso a changé plusieurs fois de parti au cours de son travail, et, de fait, il le considéra lui-même comme inachevé. Quant à l’impression qui s’en dégage, elle est troublante : si La Joie de vivre est faite pour la douceur et le plaisir de l’œil, Les Demoiselles peuvent difficilement avoir pour dessein de plaire : le tableau de Matisse ne dément pas son titre : il est merveilleusement joyeux, avec ses couleurs riches et ses arabesques voluptueuses; ces Demoiselles sont anguleuses, rêches, grinçantes. Picasso a soigneusement évité le charme mélancolique souvent caractéristique de ses œuvres précédentes. L’esprit des Baigneuses de Derain se rapproche par bien des côtés de celui des Demoiselles et cette toile fut considérée, en tout cas par Vauxcelles, comme une œuvre révolutionnaire; mais au moins pouvait-on l’apprécier à travers un ensemble de références connues. On pouvait la rapprocher d’autre chose; Les Demoiselles, non».[12] Mais on a vu, dans le sous-chapitre précédent, que Matisse ne peint que pour l’ornement, le divertissement proposé par Picasso est différent, plus ludique tout en étant plus cérébral. Bientôt, sa peinture suivra la construction des œuvres d’Érik Satie : «Satie prend ses idées musicales et, au lieu de la développer longuement et de faire sur elle des variations, il l’étudie brièvement dans trois directions différentes. Il varie seulement le contour apparent, les notes de la mélodie mais non la forme générale, les accords d’accompagnement mais non le mode dominant. Un artiste qui dessinerait une tête sous trois angles différents pourrait obtenir le même effet. Il existe des bases de comparaison évidentes entre ce procédé et celui des cubistes. Ceux-ci analysaient la complexité, dans le temps et l’espace, d’un objet simple étudié simultanément de plusieurs points de vue».[13] On reconnaît bien là le style qui sera un temps celui de Picasso.

Pablo Picasso. Les Demoiselles d'Avignon, 1907.
Le jeu devient sérieux, comme toujours en art. On commence par la fantaisie de vouloir plaire, de faire une «belle œuvre», puis l’expérience prend une dimension conquérante. Avec les Demoiselles d’Avignon, Picasso n’était qu’un précurseur, ajoutant des figures nègres dans ses faciès déroutant la perspective des visages. Mais dix ans plus tard, introduire l’art nègre dans les peintures et les sculptures est devenue chose très sérieuse : «En 1917, le jeune compositeur Francis Poulenc fait jouer au Vieux Colombier sa première œuvre. Titre : la Rhapsodie nègre. Le jazz influence pour la première fois une œuvre française avec la création du Ballet Parade, dont Érik Satie compose la musique (1917). La même année est représentée sur une scène montmartroise l’œuvre d’Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, dans laquelle un acteur barbouillé en noir est censé représenter “le peuple de Zanzibar”…».[14] L’Avant-garde est bien établi. Le cubisme va s’en détacher pour cibler ses propres objectifs. Il s’agit, avant toutes choses, de devenir une peinture d’objets, comme ces objets qui finissaient par envahir les œuvres de la Nouvelle Objectivité en Allemagne : «Quoi qu’il en soit, et de quelque manière que l’évolution du mouvement se fût faite sans l’intervention de la guerre, il est certain qu’en 1914 les principes fondamentaux du cubisme étaient acquis, et faites les principales découvertes et trouvailles nouvelles. Aux lois de la perspective qui avaient dominé la peinture européenne depuis la Renaissance, les cubistes avaient répondu par le droit du peintre à la liberté de manœuvre tout autour de son sujet, et par la possibilité d’incorporer désormais dans la description qu’il en fait, toute information que son expérience ou son savoir lui fournissent. Pour la première fois dans l’histoire des Arts, on avait représenté l’espace d’une façon aussi tangible, aussi matérielle, aussi “picturale” pourrait-on dire, que les objets qu’il baigne…».[15] Voilà pourquoi le cubisme apparut comme la libération définitive de l’art amorcée depuis la crise anti-académique avec Courbet et ses successeurs. Toutes les mouvances avaient suivi chacune leur voie pour parvenir à ce détachement et le produit allait être ces toiles de Duchamp, de Braque, de Picasso, de Juan Gris comme expériences techniques de la composition des lignes, des plans et des volumes.

Maurice de Vlaminck, Guillaume Apollinaire, 1903.
La proximité de l’Avant-garde avec le cubisme ne réside pas seulement en la musique de Satie. Outre Cézanne, c’est le poète Guillaume Apollinaire qui «définit le cubisme : “Un art qui consiste dans la recherche de la composition nouvelle avec des éléments formels empruntés non à la réalité de vision mais à la réalité de la conception.” Puis, développant son idée, il explique qu’une chaise, de quelque côté qu’on la regarde, ne cessera jamais d’avoir quatre pieds, un dossier et une assise de telle sorte que c’est l’addition de ses parties et non leur simple représentation perspective, comme on le croit d’habitude, qui constitue sa figuration complète. […] Une chaise - pour reprendre l’exemple d’Apollinaire, ou une guitare, un compotier, une bouteille, y sont toujours peints, à la fois, de devant, de derrière, de trois quarts, de dessus, de dessous, en vision éloignée ou exagérément rapprochée. Avec le résultat que l’on sait : la destruction presque totale de l’image du monde extérieur et sa reconstruction sur le plan du concept».[16] D’autre part, «Picasso lui-même a défini le Cubisme comme “un art s’occupant avant tout des formes, et lorsqu’une forme est réalisée, elle est là pour vivre sa propre vie”. Le but n’est pas d’analyser un sujet donné, et dans la même déclaration, Picasso désavouait toute idée de recherche, dont il disait au contraire qu’elle était “la faute principale de l’art moderne”. Le Cubisme, dit-il, s’était maintenu à l’intérieur des limites et des limitations de la peinture telle qu’elle avait toujours été pratiquée - mais les sujets peints pouvaient être différents : “nous avons introduit dans la peinture des objets et des formes qui étaient ignorés auparavant”».[17] Picasso se présentait ici comme un formaliste, mais tout le cubisme n’était pas un seul peintre, si génial et si productif soit-il. La vision du cubisme se révélait multiple à son tour : «Picasso disait : “Le cubisme est avant tout un art des formes.” Braque au contraire aurait déclaré : “Ce qui m’a beaucoup attiré - et qui fut la direction maîtresse du cubisme -, c’est la matérialisation de cet espace nouveau que je sentais”».[18] Mais Braque n’était pas moins «formaliste» que Picasso, il l’était autrement. De même, Fernand Léger : «De 1905 à 1906, il avait subi l’influence de Matisse et des fauves, mais à ce moment, il avait découvert, lui aussi, ce que représentait Cézanne, et il semble avoir pris à cœur, plus littéralement qu’aucun autre peintre de cette époque, la fameuse remarque de Cézanne sur la nécessité de traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône».[19] Pour Herbert Read, il apparaît que «le mouvement cubiste, dont on peut dire qu’il est né en 1907 et qu’il est mort avec le début de la guerre de 1914, a néanmoins possédé une cohérence de style qui manquait au Fauvisme. Longtemps après que les artistes qui y furent liés l’aient abandonné ou transformé, ce style se maintint en influençant l’architecture et les arts décoratifs du XXe siècle. Les conséquences de la façon particulière de voir d’un peintre furent et restent incalculables».[20] Laissons de côté, pour le moment, la question de la date de la mort du cubisme, et tenons-en à la question de la cohérence.

Pablo Picasso. Compotier, 1908.
La cohérence, c’est le formalisme qui les oppose aux coloristes : fauvistes, expressionnistes et même futuristes que les artistes cubistes ont tant influencés. Herbert Read relève ainsi «l’existence de deux lignes générales d’évolution, l’une allant vers une fragmentation de la perception suivie d’une reconstruction de la forme suivant les lois de l’imagination, et l’autre allant vers une “réalisation” du motif, vers une composition d’après nature. Mais il est difficile de démêler ces deux tendances l’une de l’autre, et de plus, chacune d’entre elles a donné naissance à un faisceau de déviations subsidiaires qui n’ont plus grand-chose en commun avec le mouvement originel».[21] La distinction de Read provient de l’un des premiers critiques de l’art cubiste, Olivier Hourcade (1892-1914). Poète comme Apollinaire, les deux hommes ont assisté à la belle époque de la mouvance cubiste : «Selon ces critiques, la peinture devenait plus intellectuelle, et des artistes exprimaient non ce qu’ils découvrent du monde extérieur, mais ce qu’ils en connaissent. Apollinaire et Hourcade ajoutaient que cette démarche intellectuelle entraînait naturellement le choix de formes simples et géométriques. […] Ainsi donc, Hourcade avait conscience
Georges Braque. Petit port de Normandie, 1909.
que l’artiste pouvait exprimer plus clairement l’essence d’un objet en en montrant le plus d’aspects possible, et que, plus guidé par l’intelligence que par l’œil, le recours aux formes géométriques allait de soi. Puisque l’on sait qu’une tasse est ronde, pourquoi la représenter par une ellipse? On devrait presque montrer idéalement un objet en plan, coupe, et élévation. Insistant surtout sur la démarche intellectuelle du cubisme.
[…] Le deuxième élément de définition du cubisme pour Hourcade, c’était ce travail, sur la surface de la toile, d’imbrication et d’interprétation de portions de plans : “Pour tout dire, l’intérêt des toiles ne réside pas seulement dans la présentation des objets principaux, mais dans le dynamisme qui se dégage de la composition des toiles, dynamisme bizarre, inquiétant, mais strictement exact”».[22] Ces distinctions se retrouvent si l’on oppose Picasso à Braque : «…pour Braque, c’est le soin extrême apporté à décomposer la surface de la toile - afin de mieux analyser le rapport entre les objets et ce qui les entoure - qui le conduisit doucement mais inéluctablement à ce type de peinture. Et tandis que Picasso était obligé pour rendre ses toiles lisibles d’y réintroduire des indices suggestifs, Braque dans sa phase la plus abstraite, résistait instinctivement à une césure complète avec la réalité».[23] Il se trouve en fait qu’il est difficile de quitter la réalité figurative. Même lorsqu’on s’y essaie comme Duchamp avec son fameux Nu descendant l’escalier, on arrive encore à percevoir le nu en question! Il est vrai que le titre aide à suggérer le nu, mais non le mouvement. Le fait de représenter des choses plus imaginées qu’observées semble avoir été un obstacle à l’épanouissement de la mouvance cubiste, d’où cette fin rapide qu’en donne Herbert Read.


Picasso. Jeune fille à la mandoline, 1910.
La décadence du cubisme résiderait dans «l’acceptation de ce principe de la libre association des images [qui] laisse toujours à l’artiste un large choix, et l’évolution postérieure à 1912 est largement déterminée par le processus de sélection adopté par l’artiste ou le groupe d’artistes considéré. Picasso et Braque poussèrent loin leur liberté d’association plastique; leur éventail de sujets a toujours été arbitrairement limité, mais ils associèrent des instruments de musique avec des journaux, des verres de vin avec des papiers imprimés, des cartes à jouer avec des pipes, uniquement parce que ces objets familiers se prêtaient à la construction d’une image efficace. On peut discuter sur la question de savoir si ces images possèdent également une signification plus profonde. Mr. Barr estime que quoique “les cubistes soient traditionnellement censé n’avoir éprouvé que peu d’intérêt à l’égard du sujet, que ce soit d’un point de vue symbolique ou objectif, leur préférence pour un éventail assez limité de sujets qu’ils reprirent très souvent peut avoir une signification. En dehors d’occasionnels paysages de vacances, Picasso et ses amis peignirent des poètes, des écrivains, des musiciens, des pierrots, des arlequins et des femmes; ou des natures mortes comportant d’éternels mandolines, violons, bouteilles de vin, d’alcool, de bière et de liqueur, verres à boire, pipes, cigarettes, dés à jouer, cartes, et mots ou fragments de mots évoquant des journaux, de la musique ou des boissons. Ces sujets, personnages et objets se situent toujours dans l’horizon de la vie d’artiste et de la vie de bohème et constituent une iconographie de l’atelier et du café. Qu’ils représentent simplement le milieu naturel de l’artiste ou qu’ils symbolisent d’une façon plus positive, quoique 
certainement inconsciente, son isolement par rapport à la société normale, c’est une question dont on peut discuter”».[24] La dérive du cubisme se définirait par l’intérêt de passer de l’objet aux mécanismes de l’objet : l’automation, qui trahirait, selon les fondateurs du cubisme, les objectifs de leur art : «…plus les adeptes du Cubisme devenaient nombreux, plus il devenait évident que le mouvement contenait non seulement des individualités bien distinctes, mais aussi des contradictions dans le style. Ce que montra assez clairement un livre de Gleizes et Metzinger, publié en 1912 et intitulé Du Cubisme, où s’exprimait une tendance à laquelle les fondateurs du mouvement, Picasso et Braque, ne pouvaient absolument pas souscrire. Cette tendance, peut-être implicitement contenue dans le penchant de notre civilisation moderne pour la mécanique, est une expression, peut-être inconsciente, de la volonté de substituer au principe de la composition d’après la nature celui de la structure autonome».[25] Une autre hérésie résiderait dans le colorisme qui servit de pont entre le fauvisme et l’expressionnisme : «Cet aspect coloriste du Cubisme intéressa également Robert Delaunay (1885-1941) qui fut responsable d’une autre déviation par rapport au Cubisme orthodoxe (j’entends pas là le Cubisme “analytique” de Picasso et de Braque). Cette déviation, Apollinaire la baptisa du nom d’Orphisme et la définit comme “l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité visuelle, mais entièrement créés par l’artiste et doués par lui d’une puissante réalité. Les œuvres des artistes orphiques doivent présenter simultanément un agrément esthétique pur, une construction qui tombe sous les sens et une signification sublime, c’est-à-dire le sujet. […] Apollinaire a décrit le genre particulier de Cubisme dont fut responsable Delaunay comme “instinctif”; ce Cubisme reposait certainement sur une passion accordant la priorité absolue à la couleur - “la couleur seule est à la fois forme et sujet” déclarait Delaunay. Mais il était également fondé sur les expériences quasi-scientifiques des impressionnistes; Delaunay essaya de pousser plus loin les recherches de Seurat et de Signac et comme ces peintres, étudia très sérieusement les traités scientifiques de Michel Eugène Chevreul. Mais comme Picasso et Braque, il était également préoccupé de problèmes de forme, et travailla en particulier à essayer de combiner différents aspects d’objets ou de personnages dans une même toile. Il donne lui-même le nom de Simultanéisme à ce genre de peinture, qu’il devait décrire plus tard en ces termes : “Rien d’horizontal ou de vertical - la lumière déforme tout, brise tout.” Par cet aspect de son œuvre, il se rapprocha beaucoup des futuristes dont les activités [étaient] contemporaines des siennes…».[26] Comme on le voit, la liberté apportée par le cubisme portait à son tour ses propres restrictions.
Robert Delaunay. Manège de cochons, 1922.
M. Duchamp. Moulin à café, 1911.
On peut considérer que la couleur apparût comme un obstacle à ce jeu maîtrisé des formes géométriques propres au cubisme classique. Mais l’automation? N’est-il pas paradoxal que l’un des chefs-d’œuvre cubiste soit précisément une œuvre axée sur l’automation? «La représentation la plus hardie des phases du mouvement est incontestablement le Nu descendant un escalier, de Marcel Duchamp. La succession des mouvements, que l’œil ne perçoit que vaguement, constitue le point de départ du tableau. De cette succession émerge une nouvelle synthèse, une nouvelle forme artistique exprimant ce qui était jusque-là inexprimable, c’est-à-dire le mouvement dans ses différentes phases. On reconnaît facilement dans ce tableau l’influence de l’école futuriste italienne, des premières sculptures d’Archipenko avec leurs formes creuses, et du cubisme à son apogée. Cependant la question des influences cède ici le pas non seulement à l’exécution magistrale, mais aussi à un problème plus universel : connaît-on d’autres tentatives pour résoudre les difficultés de Marcel Duchamp? Qu’ont à dire les savants sur ce sujet? Considéré de ce point de vue, le problème de Duchamp apparaît étroitement lié à son époque».[27] Or le tableau de Duchamp est une exception à la règle. Nombre de machines figurant dans les tableaux cubistes – moulins à café, instruments d’atelier – nécessitent l'énergie humaine. L’automation est strictement une chose humaine, qui relève du sujet et non de l’objet. Or, le tournant du XXe siècle est celui de l’explosion de l’automatisme grâce à l’adaptation de nouvelles sources énergétiques (en particulier le courant électrique), étrangères à la fois à la mécanique simple et à l’organisme vivant. Le problème que le mouvement pose aux cubistes concerne la place que l’espace doit tenir par rapport au
Juan Gris. Arlequin à la guitare, 1919.
temps. Ou plutôt, laissons au cinéma son emprise sur le temps et la peinture et la sculpture réaménager l’espace. La façon d’aborder cette contradiction était plutôt singulière : «Une des préoccupations premières du cubisme a été celle des dimensions de l’espace. Il a prétendu tantôt introduire la fameuse quatrième dimension par le mouvement - en déplaçant les unes par rapport aux autres certaines parties des objets - et il a voulu, à d’autres moments, ramener l’espace à des formes courbes exclusives des dimensions traditionnelles. Il est impossible de définir le cubisme parce que, en réalité, les expériences qu’il a instituées continuent. Nous sommes encore à la phase des enquêtes divergentes, aucune loi suffisamment générale pour imposer à notre génération une vision type et un système de figuration type du monde n’a abouti. Je crois, pour ma part, que le cubisme ne pourra être défini que lorsqu’un nouvel académisme sera né. Alors seulement nous pourrons dire, parmi les innombrables formules qui ont été essayées, laquelle a fourni les premières ébauches de solutions générales».[28] On pourrait dire qu’Edward Fry a essayé de répondre à la question prospective de Francastel. Parlant de ce qui distingue les cubistes l’un de l’autre, Fry écrit : «Cette différence est fondée, en fin de compte sur le degré de rupture avec la tradition illusionniste européenne auquel les artistes en question étaient parvenus et les moyens formels associés à cette rupture impliquaient également, d’une façon indirecte, le choix d’un sujet. On pourrait prétendre que ces artistes qui ne s’écartèrent pas de l’illusionnisme d’une manière stylistique cohérente, furent néanmoins les créateurs d’un autre cubisme, distinct de celui de Picasso, de Braque et de Gris, mais d’un style tout aussi valable».[29] Les cubistes auraient même été moins sécessionnistes que le suppose Francastel.


Pablo Picasso. Nature morte. - Cubisme analythique.
Pour Fry, le cubisme est une branche du réalisme : «Tous les critiques du cubisme durant et après son développement, s’accordent à considérer que ses intentions étaient fondamentalement réalistes. Certes, on reconnaît facilement combien son réalisme était objectif, si on le compare aux autres styles de l’époque, comme le futurisme ou l’expressionnisme allemand. Un indice de cette confiance déterminée dans le monde visuel se retrouve dans le fait que le sujet d’une véritable peinture cubiste comporte ces objets qui peuvent, avec plausibilité, se trouver ensemble au même endroit. Le vrai problème, par conséquent, est celui de la nature précise de la réalité cubiste, comparée au traitement de la réalité de l’art antérieur et de savoir si le caractère de cette réalité cubiste change avec l’évolution du style».[30] En effet, les cubistes, par-delà Cézanne, sont également héritiers de Courbet qui désirait supprimer les dimensions symboliques, littéraires et historiques inséparables des scènes d’art européennes. S’occuper strictement de ce qui était visible. Voilà ce qui explique ces choix d’objets hétéroclites vidés de tous sens symboliques, sujets neutres, natures mortes qui ramenaient à Cézanne. Et voilà le hic :
«Le changement d’attitude devant le monde visuel entre Cézanne et les cubistes de 1913-14, a un parallèle dans l’histoire de la philosophie avec les différences existant entre la pensée d’Henri Bergson (1859-1941) et d’Edmund Husserl (1859-1938). Dans son Introduction à la Métaphysique de 1903 ou L’Évolution créatrice de 1907, Bergson soulignait le rôle de la durée dans l’expérience : avec le passage du temps, un observateur amasse dans sa mémoire un grand nombre d’informations perceptuelles sur un objet donné dans le monde extérieur visible, et cette expérience accumulée devient la base de la connaissance conceptuelle de l’objet. Ce processus est analogue aux méthodes de Cézanne et des cubistes de 1908-10. Après les peintures que Picasso fit à Cadaquès, qui datent du milieu de 1910, la structure picturale devint un guide plus puissant que l’expérience visuelle accumulée; ce dont Cézanne avait fait une image composite demeura séparé dans le cubisme de 1911-12, comme les plans superposés, imbriqués ou réunis.
Après 1911, les cubistes ne travaillèrent plus directement d’après un modèle offert par la nature et, dans les papiers collés et les peintures de 1913-14 ne contenant pas d’espace illusionniste, il n’y avait pas d’accumulation bergsonienne de connaissances préalables, par l’entremise de perceptions multiples dans le temps et dans l’espace. Au lieu de cela, les cubistes procédèrent directement à une notation idéelle des formes qui étaient équivalentes aux objets dans le monde visible, sans être d’aucune façon, des représentations illusionnistes de ces objets. Avec l’invention du papier collé, il devint possible d’indiquer toutes les qualités d’espace, de couleur et de texture des objets; et le développement du signe dans le cubisme synthétique complétait le répertoire des moyens formels par lesquels le monde visible peut être décrit. Cependant, cette notation du monde visible dans le cubisme de 1913-14 ne contenait pas toutes les qualités d’un objet donné, mais seulement celles qui le caractérisaient suffisamment – forme, couleur, texture et silhouette spécifiques – permettant de le reconnaître sans équivoque.
Georges Braque. Le Grand Nu
Le rapport entre le cubisme de Picasso et de Braque de 1913-14 et notre expérience du monde est très semblable à la méthode de la réduction dite eidétique selon la phénoménologie de Husserl. Ce parallélisme fut relevé d’abord par Ortega y Gasset en 1924, et discuté ensuite plus à fond par Guy Habasque. Durant les années précédant la guerre de quatorze, Husserl s’efforça d’établir une méthode pour appréhender l’existence qui devait être indépendante des explications psychologiques et qu’il formula dans ses Ideen de 1913. Cette méthode de réduction éidétique concrète, purement descriptive et fondée sur l’intuition, peut être utilisée pour arriver à l’essence d’un objet, à ses qualités essentielle, si tant est que  des déterminations secondaires puissent le qualifier également ces qualités essentielles comprendront ses essences morphologiques en opposition aux concepts idéaux, abstraits et géométrique et embrasseront tout, hormis un contenu spécifiquement individuel. Plus tard, dans ses Méditations cartésiennes, Husserl clarifia son approche au moyen d’exemples concrets, comme celui de l’appréhension des qualités essentielles de dés cubiques.
Les similitudes frappantes entre la méthode de Husserl et l’art de Picasso et de Braque des années 1913-14, bien qu’historiquement coïncidentes, présentent un contraste évident avec les méthodes psychologiquement orientées de Cézanne et de Bergson.  Picasso et Braque, eux aussi, ne travaillaient pas selon des règles mais par intuition : en décrivant les qualités essentielles des objets, ils ne liaient jamais leurs formes à un objet déterminé, sauf lorsqu’un objet réel dans un collage était là pour lui-même et la catégorie de tous les objets similaires. Dans les papiers collés et, plus tard, dans les signes amalgamés du cubisme synthétique, les formes choisies étaient inventées, non copiées d’après nature et ce produit d’une invention intuitive différait fondamentalement de la forme composite cézanienne, qui était le résultat d’un processus psychologique cumulatif, étroitement lié à l’expérience visuelle. Et encore à l’opposé de Cézanne, la forme choisie n’était qu’une parmi un grand nombre d’autres. Comme l’avait remarqué Apollinaire, une chaise sera comprise comme telle de n’importe quel point de vue, si elle possède les composantes essentielles d’une chaise; ou, comme Picasso le disait à Léo Stein, le frère de Gertrude, avant 1914 : “Une tête… c’est affaire d’yeux, de nez, de bouche qui pourraient être distribués de la manière que vous voulez – la tête demeurerait une tête”, mode de pensée analogue à la méthode de composition par rangée tonale dans la musique de Schoenberg et d’autres compositeurs dodécaphoniques.».[31] 

Juan Gris. Le Petit Déjeuner, Bouteille de banyuls, Fantomas, 1915. - Cubisme synthétique
M. Duchamp. Nu descendant l'escalier - sectionné.
Saisir l’idée de l’objet (dépouillé de tous ses ornements inessentiels) pour le révéler dans sa nudité formelle résumerait assez bien ce qu’est le cubisme. Ainsi, le Nu descendant l’escalier, nu en mouvement par l’enchâssement de cubes, ne concerne plus le nu classique, romantique, mais le nu formel. Il devient difficile alors de parler de durée bergsonienne. Celle qui s’accorderait si bien avec les expériences de Cézanne à la montagne Sainte-Victoire, tant il y avait là «le but de déterminer le trajet du mouvement dans l’espace et sa durée dans le temps. […] Cette recherche prend alors un nouveau point de départ. Elle utilise le facteur temps pour rendre visible les composantes d’un mouvement. “Le chronométrage […] se fait sur les composantes du mouvement”. Les relations espace-temps constituent la base même de cette méthode. Le mouvement est découpé en phases qui révèlent sa structure intime. Cette démarche ne se limite pas à l’organisation scientifique du travail; elle est, au contraire, très profondément enracinée dans notre époque. Presque au même moment, la décomposition du mouvement constitue un problème artistique pour les peintres».[32] Les cinéastes réussiront ici mieux que les peintres cubistes à suivre les thèses de Frank B. Gilbreth (1868-1924), disciple de Taylor, décomposant le cours des mouvements des travailleurs.

Picasso. Portrait d'Ambroise Vollard, 1910.
Reste que si les présupposés du cubisme n’ont pas porté les fruits attendus, ils ont amené dans l’art la technique du collage. Le collage est apparu tardivement dans la courte existence du cubisme. Le critique Maurice Raynal «suggère que son apparition était surtout due au dégoût des artistes pour l’illusionnisme photographique en peinture, et que ceux-ci jugeaient préférable de substituer à une exacte copie d’un objet (par exemple une étiquette sur une bouteille) une partie de l’objet lui-même».[33] En effet, cela irait dans la logique structurelle du réalisme telle que perçue par les cubistes. Il semblerait que c’est «dans le courant de 1912, après l’invention du papier collé, un changement plus radical apparaît dans les toiles cubistes de Picasso et de Braque; et depuis peu, on a pris l’habitude de diviser l’histoire du cubisme en deux périodes : une phase “analytique”, dont on admet généralement qu’elle se termine en 1912 ou 1913, et une phase “synthétique” qui lui succède».[34] Cette division conviendrait aussi à la définition qu’Henri Matisse donne à l’art moderne : «Évoquant les intentions qui étaient alors les siennes, Matisse donne dans ses Notes d’un peintre, en 1908, la clé du renversement qui se produit globalement dans le mouvement pictural de toutes ces années : “Une œuvre doit porter en elle-même sa signification entière et l’imposer au spectateur avant même qu’il en connaisse le sujet”. “Il n’est plus possible de
Georges Braque
“copier servilement la nature”, et “les règles n’ont plus d’existence en dehors des individus”. Que devient le tableau? Un objet en soi, un monde en soi. Son intérêt premier n’est plus à rechercher dans le sujet, mais dans l’invention, dans l’ordonnancement d’espaces, de surfaces, de formes, de couleurs. À cette fin, tous les matériaux possibles sont utilisables. Les collages de Braque et de Picasso en 1910-1912 ont définitivement ouvert le chemin».[35] Paradoxalement, nous rencontrons ici les intérêts qui étaient ceux d’un Courbet : faire pénétrer l’art dans la vie appelait à ce qu’un jour les artistes veuillent faire pénétrer la vie dans l’art. Une étiquette de Cinzano ou un ruban de cigare, puis la une des journaux, des timbres… Après la Seconde Guerre mondiale, le collage sera l’une des techniques incontournables de l’art contemporain. Aujourd’hui, avec le photoshop des ordinateurs, autant dire qu’il domine les compositions artistiques.

Juan Gris. Portrait de Picasso.
Art cérébral, art froid, désaffecté du monde comme des objets; n’existe-t-il pas une transmission subjective à travers le cubisme? Je pense que Shattuck saisit bien la question lorsqu’il écrit : «Le cubisme restreint fort le rôle du sujet en peinture sans jamais l’abolir».[36] Comment la subjectivité parvient-elle à se reconnaître dans ces formes d’objets usuels ou dans ces visages déconstruits? Thomas Narcejac, traitant du roman policier, lance cette allusion : «Comme dans un tableau de Picasso, mon humanité m’est renvoyé en morceaux, et ces morceaux grimaçants sont regroupés en figures déconcertantes qui expriment soit une absurdité fondamentale (humour noir) soit une absurdité légère, agile, comme si rêve et réalité ne faisaient plus qu’un».[37] On pourrait dire, si on suit l’analyse de Francastel, que l’œuvre cubiste renvoie à sa pensée et nous révèlerait la fragmentation de cette pensée : «À l’origine, le cubisme revêt, en effet, l’allure d’une série d’expériences moitié systématiques, moitié empiriques. Il est aussi difficile de dire jusqu’à quel point Apollinaire a été l’interprète exact des ouvrages de ses amis peintres, que d’éclaircir la situation réciproque des Duranty et des Maître par rapport à l’impressionnisme. Il ne faut ni mépriser ni surestimer la part de la réflexion et de l’intentionnalité dans ce mouvement. Le cubisme n’est pas, en réalité, défini par l’une ou l’autre des formules avancées, ni par une nouvelle formule à découvrir : il est à la fois réalisme et figure arbitraire du monde; il n’est pas une méthode concrète mais une orientation générale de la pensée plastique, écartelée entre des tentations souvent contradictoires. On ne saurait donc rechercher la définition juste du cubisme, ni surtout sa définition exhaustive. Il a voulu, à la fois, réaliser une peinture sans atmosphère et transformer les conditions de représentation de la lumière; il a voulu atteindre par la couleur seulement, ou seulement par la forme, des réalités visibles ou invisibles et il a ramené parfois la pratique du ton local; il a été tenté par le géométrisme et par l’arabesque».[38] Le cubisme a délaissé le sujet. Il n’a pas voulu faire du peintre un acteur de son œuvre, ni un observateur engagé comme les premiers réalistes ou même encore les impressionnistes. Il a tenu à rallonger la distance le plus qu’il pouvait pour donner à l’objet toute sa place dans la toile ou dans la matière. Des objets sans sujets, sans humains, sans sensiblerie : «…les cubistes voulurent représenter un objet de différents points devue alors que, jusqu’à eux, c’était une vision unitaire qu’on voulait. Et lors même que Cézanne, dans ses natures mortes, pour accentuer l’évidence des images, faisait usage de plus d’un point de vue, il trouva toujours un équilibre sensible entre leur variété et l’ensemble. Les cubistes, au contraire, coupèrent l’objet en plusieurs parties, réduisirent une des parties à sa forme la plus simple, et lui juxtaposèrent les autres parties comme des projections de la première. Après quoi, ils transportèrent sur la surface de la peinture tous les éléments qui eussent dû représenter l’espace en profondeur s’ils avaient été traités selon la perspective. La dissection d’un objet en parties et la disposition cubiste de ces parties sont des tentatives de suggérer la vue de l’objet de tous les côtés exposés en surface. Le résultat fut naturellement l’impossibilité de percevoir l’objet et la nécessité d’une interprétation pour reconstruire par l’imagination l’objet sectionné».[39] Faut-il y voir une répétition des expériences de la durée pensée par Bergson et déjà présente dans les œuvres de Cézanne ou bien un motif érotique comme le suppose Ferrier? «Si l’on admet que les têtes vues simultanément de face et de profil, dans les toiles de Picasso, sont - entre autres problèmes - des visions très rapprochées de visages de femmes qui s’agitent sur l’oreiller au moment de l’orgasme, on comprendra que les relations de celui-ci avec la sensualité sont d’un tout autre type».[40] Après tout, les deux hypothèses ne s’excluent pas.

Picasso. Portrait de D.-H. Kahnweiler. 1910
L’important est que dans l’objet se ramasse tout le réel, essentiel, suffisant, dépouillé des artifices dont l’ornaient généralement les styles anciens. Le cubisme est une catégorie de peinture ontologique : «Le conflit autour de l’objet a joué, pour cette génération, un rôle qui remplace celui du sujet à l’époque romantique; il a été la source principale d’étude et de renouvellement. Les artistes ont découvert du reste un petit nombre d’objets. On sera frappé plus tard du nombre restreint des thèmes qui ont été traités indifféremment par tous les artistes : guéridon, bouteille, verre, compotier, bougeoir, pot de fleurs, morceaux de bois. Cependant, même quand la figure humaine apparaît dans cette peinture elle est encore traitée comme objet - arlequins, jongleurs. Je ne suis pas certain que les artistes eux-mêmes aient compris la portée extraordinaire de leur attachement à un aussi petit nombre d’éléments positifs tirés du réel tel qu’il leur est apparu. Cet attachement est la preuve qu’ils élaborent un langage, encore pauvre de signes et de significations, plutôt qu’ils ne dressent l’inventaire de leur entourage. L’époque tout entière a eu cette curiosité de nouveaux objets, c’est-à-dire d’éléments simples reconnus comme des découpages usuels dans le réel et doués pourtant de qualités variables suivant leur position ou suivant l’usage que chaque individu est capable d’en faire».[41] Et à une époque où la peinture est un objet parmi tant d’autres, l’art n’en arrive-t-il pas à se prendre lui-même comme son propre objet? «La direction prise par les recherches cubistes amena les artistes à prendre la peinture pour sujet de leurs tableaux. Cela explique pourquoi leurs œuvres ressemblent souvent à des exercices ou à une étude des possibilités picturales de l’objet. En dernière analyse il est indifférent de qualifier d’abstraite ou de concrète une toile radicalement cubiste : elle s’efforce d’être son propre sujet».[42]

Pablo Picasso. Femme assise, 1909.
La chose est fort admissible, surtout à une époque où la société de production est sur le point d’entrer dans une véritable société de consommation dont les grandes capitales sont déjà investies. La multiplication des objets entraîne le questionnement suivant : qu’est le sujet devant l’objet, (et non l’objet devant le sujet, qui resterait par trop triviale)? Ce faisant, les cubistes donnèrent aux artistes-peintres une nouvelle fonction ontologique sinon sociale. Apollinaire l’avait très bien compris pour qui «ce sont les peintres qui lui apprennent qu’on peut voir le réel autrement qu’avec l’objectivité prétendument photographique et scientifique des naturalistes. Aussi note-t-il dans la Femme Assise à propos de Canouris-Picasso : “les études éclatantes, surprenantes et sévères des nouveaux peintres sont profondément réalistes”. Les peintres lui apprennent aussi comment modeler, organiser le réel : “les cubistes peignent les objets non comme on les voit, mais comme on se les représente”. Picasso, là encore, indique la méthode : “Imitant les plans pour représenter les volumes, Picasso donne des divers éléments qui composent les objets une énumération si complète et si aiguë qu’ils ne prennent point figure d’objet grâce au travail des spectateurs qui, par force, en perçoivent la simultanéité, mais en raison même de leur arrangement”. Plus que les différents aspects d’un objet, c’est saisir simultanément les différents aspects de la réalité qui intéresse Apollinaire. Comme les peintres traduisent le visible, il souhaite en poésie rendre le sensible. Le rendre dans sa multiplicité infinie, être à la fois subjectif et objectif, noter ses impressions, sa situation en tel point du monde, enregistrer ce qui se passe autour de lui, du fait également que mille choses se passent au même instant, dans tous les points du monde».[43] Ce questionnement est fondamental au moment où des millions d’hommes s’enterrent dans des tranchées secoués par des fragments d’obus qui les déchirent comme du vulgaire papier : «L’existence, très réelle, de deux cultures distinctes - celle du front et celle de l’arrière - contribue à expliquer la vitalité du cubisme dans les tranchées de la Grande Guerre. Son style dissonant, explosif, était un langage particulièrement approprié pour décrire les forces destructrices de la guerre moderne. Le cubisme offrait à la fois un système pour décomposer les formes et une méthode pour organiser la décomposition picturale. Pour une guerre qui, à tous égards ou presque, était sans précédent - avec ses combats de tranchée, ses nouvelles techniques incendiaires, son artillerie moderne, ses gaz asphyxiants -, le cubisme, pour ce qu’il n’était pas associé au passé, était le pendant du sentiment général de dissociation qu’éprouvait le poilu. En tant que langage visuel nouveau, qui modifiait la perspective de manière radicale, le cubisme était un excellent moyen de peindre une guerre qui enfreignait toutes les lois du combat traditionnel. Pour ceux qui avaient effectivement été dans les tranchées, l’image d’un cuirassier blessé ne pouvait traduire ou symboliser l’expérience vécue. Le cubisme, en revanche, paraissait sonner vrai pour peindre les camarades, que ce fût au repos ou en plein combat. Il n’est pas surprenant que les nouvelles carrières cubistes des “convertis”, celle de Mare et de Fraye, entre autres, n’aient pas survécu à leur passage sous les drapeaux; tous se remirent à travailler dans des styles plus traditionnels, plus naturalistes, après leur retour du front».[44] Ce reflet déchiré des êtres n’était peut-être pas là au moment où, en 1913, le cubisme atteignait son acmé, mais a posteriori, il est apparu, à son tour, comme l’expressionnisme, un prophète de l’esprit tourmenté qui s’installait en Occident et particulièrement en Europe.

Fernand Léger. La partie de cartes, 1917.
Affirmer qu’il n’y avait aucune subjectivité dans le cubisme serait faire insulte à l’art et à l’intelligence de ses maîtres. La sensibilité cubiste réside dans l’art de saisir le réel comme une relation objectale qui n’est pas dénuée d’érotisme, comme nous l’avons vu plus haut. Il se formule à travers des querelles de règles. Braque affirmait : J’aime la règle qui corrige l’émotion, ce à quoi Juan Gris répondait J’aime l’émotion qui corrige la règle. Et Juan Gris n’était pas moins mathématicien que Braque : «Cette conception intellectuelle du cubisme amena inévitablement Gris à s’intéresser à ses implications mathématiques. Pendant la guerre, il se mit à étudier sérieusement les œuvres de Poincaré et d’Einstein, et plus tard, en 1921, il put écrire une lettre à Ozenfant dans laquelle il proclamait qu’il était capable de réduire toute composition donnée à des facteurs purement géométriques. Mais même si avant 1914 Gris n’avait pas encore atteint ce stade, il fut toujours capable de parler du cubisme en termes intellectuels. […] À propos de l’aspect intellectuel et théorique du cubisme, on a beaucoup écrit sur l’influence de Maurice Princet; en effet beaucoup de critiques et d’écrivains contemporains le considéraient comme une sorte d’éminence grise du mouvement. Employé d’une compagnie d’assurance, mathématicien amateur, Princet vécut un temps au Bateau-lavoir, et fut assurément en relation d’amitié très étroite avec beaucoup de peintres cubistes. La révolution que Picasso et Braque avaient réalisée dans la peinture, était…, à l’origine, fondée avant tout sur l’intuition. La théorie esthétique joua un rôle mince, pour ne pas dire nul, dans la création du cubisme. […] Mais même si Princet n’eut aucune influence sur ces trois peintres, sa présence parmi leurs amis semble prouver que les discussions théoriques eurent une grande place dans les cercles cubistes, et que Gris y participa».[45] Et qui nierait que l’intuition ne fait pas équipe avec l’émotion? La chose ne s’est jamais révélée aussi vraie qu’avec la célèbre toile de Picasso, Guernica, qui raconte un massacre d’une petite ville basque bombardée par les avions allemands et italiens le 26 avril 1936. Il est vrai que Guernica n’appartient plus au cubisme tant cette toile renoue avec la peinture de la Renaissance dans la mesure où elle évoque les grandes scènes de combats entre républiques italiennes du XVe siècle : «Guernica le tableau historique animé de la vie la plus intense depuis les combats équestres peints par Paolo Ucello au début du XVe siècle»,[46] dixit Siegfried Giedion. La différence, et elle est de taille, c’est que Guernica n’est pas un combat épique, c’est une boucherie due à ces objets volants qui sèment la mort, la panique et la destruction :
«Le conflit espagnol, comme d'autres guerres civiles, voit la disparition de la frontière entre le front et l'arrière, entre militaires et civils. Les armées professionnelles intègrent miliciens et autres volontaires tandis que la société tout entière devient champ de bataille, la terreur étant utilisée à des fins de stratégie militaire. Massacres, guerre contre les civils anticipent des pratiques qui seront systématisées pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, les forces nationalistes systématisent les raids aériens contre des métropoles telles que Madrid ou Barcelone ou des villes dépourvues d'enjeux militaires comme Guernica.
La destruction de Guernica, lors de laquelle périrent 1 654 personnes, fut perpétrée par l'aviation allemande, avec la participation de quelques avions italiens et la complicité du chef d'état-major Mola. Pendant près de trois heures, l'après-midi du 26 avril 1937, par vagues successives, chasseurs et bombardiers s'acharnent contre la petite ville basque de 7 000 habitants. Les attaquants ne se contentent pas d'un “simple” bombardement mais cherchent à terroriser les habitants au moyen de bombes incendiaires ou de chasseurs volant à basse altitude pour mitrailler la population. Picasso va restituer ces heures d'épouvante dans une œuvre monumentale pour l'exposition internationale de Paris».[47] 
Pablo Picasso. Guernica, 1937.
Sans doute est-ce à ce moment-là que Picasso prit toute la mesure que l’émotion pouvait faire naître dans la règle de son art : «“Que croyez-vous que soit un artiste? Un imbécile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien, ou une lyre à tous les étages du cœur s’il est poète?… Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi” […] Guernica n’est rien moins que la narration d’un événement : le tableau a été peint comme on tire un signal d’alarme, il est un acte au milieu des atermoiements et de l’aveuglement général».[48] Lorsque l’ambassadeur nazi Otto Abetz visita Picasso, qui vivait rue des Grands-Augustins durant l’Occupation, ce dernier lui aurait montré une photo de la toile Guernica, alors exposée à New York. Abetz lui posa la question : «C’est vous qui avez fait cela?», et Picasso de répondre : «Non… vous». Quoi qu’il en soit, «le cubisme a eu finalement une importance sans égale parmi toutes les modes et tous les mouvements du début du XXe siècle, parce qu’il a manifesté une curiosité réelle pour l’analyse des sensations, prenant ainsi la suite de l’impressionnisme, et surtout parce que, par ailleurs, il a habitué les esprits à l’idée d’une transformation nécessaire du langage plastique. C’est lui qui a développé la notion de système arbitraire d’équivalence. C’est lui qui a rapproché la peinture de la physiologie. Grâce à lui les artistes ont pu jouer leur rôle…, dans un grand mouvement de civilisation que personne ne songe à contester lorsqu’il s’agit d’autres disciplines, mais qui ne soulève que scepticisme et incompréhension lorsqu’il s’agit de peinture…».[49]

Les relations entre le cubisme et la photographie ont toujours appartenu à un registre ambiguë. Le réalisme a été la tendance qui fut la première à bénéficier des apports de l’appareil photographique et par sa préférence pour le formel, le cubisme ne pouvait ignorer l’appareil. «Moholy-Nagy, dans Von Malerei zur Architektur, fait remarquer avec justesse que “la technique et l’esprit de la photographie ont, directement ou indirectement, influencé le cubisme”»,[50] ce que l’on pourrait croire à comparer la photographie de Gertrude Stein en 1913, prise par Alvin Langdon Coburn (1882-1966) au tableau que Picasso a peint de l’égérie américaine.[51] En retour, ici, le cubisme a été capable d’orienter un certain art de la pose photographique : «C’est en 1921, alors qu’il étudiait sous la direction de Clarence White, que Paul Outerbridge (1896-1958) décida de se consacrer sérieusement à la photographie. Peintre et dessinateur par le passé, il ne se départit pas de cette sensibilité en changeant de moyen d’expression. Photographié en biais, le piano sur lequel il avait joué dans son enfance semble avoir perdu l’une de ses trois dimensions, comme s’il se réduisait à un espace plat, tout en angles et en tensions dynamiques. Sous une complexité trompeuse, cette nature morte manifeste une forte influence cubiste».[52] Bien des décors utilisés dans les films expressionnistes s’inspirèrent de la veine cubiste pour créer une ambiance mystérieuse ou la folie et l’absurdité pouvaient se déployer. C’est à travers les décors également que le cubisme influença la danse moderne, en particulier L’Après-midi d’un faune de Stravinsky. Le danseur-étoile russe Nijinski était particulièrement sensible au formalisme cubiste. Le peintre Jacques-Émile Blanche raconte comment Nijinski, le 17 juillet 1912, «faisait des dessins sur la nappe quand je suis arrivé au grill. Diaghilev semblait de mauvaise humeur (il se mordait les doigts); Bakst [le peintre-décorateur] regarda les dessins sur la nappe - mais Nijinski ne parlait que le russe et je mis un certain temps à comprendre de quoi il s’agissait. Le ballet “cubiste” - qui est devenu Jeux - était une partie de tennis dans un jardin; mais en aucun cas il ne devait avoir un décor romantique à la manière de Bakst! Il ne devait y avoir ni corps de ballet, ni ensemble, ni variations, ni pas de deux; que des filles et des garçons en maillot, et des mouvements rythmiques. À un moment donné, un groupe devait représenter une fontaine, et la partie de tennis devait être interrompue par le crash d’un avion. Quelle idée enfantine!».[53]

En littérature, le cubisme se prêtait mieux aux expériences poétiques qu’au roman. Qui mieux qu’Apollinaire pouvait créer une œuvre s’inspirant de la veine cubiste : «Zone appartient au genre des pièces dites cubistes, synthétiques, ou “simultanéistes”, dans lesquelles se juxtaposent sur un plan unique, sans perspective, sans transition et souvent sans rapport logique apparent, des éléments disparates, sensations, jugements, souvenirs, qui s’entremêlent dans le flux de la vie psychologique. Mais il faut prévenir ici un malentendu : alors que le peintre construit sur sa toile une architecture qui a la prétention d’être un ordre, différent de celui de la nature, la composition de semblables films mentaux reste en général très libre. Il est rare de rencontrer chez un poète l’équivalent de l’effort intellectuel que représente le cubisme pictural, par opposition à la passivité relative de l’impressionnisme. Le peintre André Lhote a parlé un jour de “l’utilisation plastique du coup de foudre”. Dans le cas d’Apollinaire et de la majorité de ses successeurs “cubistes”, cette “utilisation” réfléchie se réduit à peu de chose. Toutefois l’intention d’art subsiste en ce sens que le poète choisit plus ou moins consciemment les parties de lui-même qu’il veut extérioriser; un arrangement, malgré tout, continue d’avoir lieu, qui attire l’attention sur une idée ou une image. Dans Zone, par exemple, le conflit est manifeste entre la poésie et l’antipoésie, entre le penchant au rêve, suggérant des phrases rythmées et musicales, et “l’esprit nouveau” qui entend exprimer la vie telle quelle. Ces pièces cubistes ont donc à peu près inévitablement le caractère d’un compromis, ce qui revient à dire qu’elles sont encore des œuvres d’art. Cet art qui se déguise peut se borner à quelques coups de pouce, mais il peut aussi s’armer des ruses les plus subtiles et conduire aux derniers raffinements».[54] Dans l’ensemble des expériences artistiques et littéraires, le cubisme fut rapidement dépassé dans l’après-guerre par un art de synthèse de la modernité né en Allemagne avec le mouvement Dada puis continué en France avec le Surréalisme où il acquit un rayonnement international. En ce sens, si la Grande Guerre ne tua pas le cubisme, elle le heurta d’une telle façon qu’il avait donné ses meilleurs fruits lorsque vint la paix.

Marcel Duchamp. La mariée mise à nu par ses célibataires, même, 1915-1923.
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Giovanni Fatori. Meules de foin,
Le futurisme, dont le Manifeste rédigé par Marinetti a été publié à Paris en 1909, reste une mouvance essentiellement italienne, bien que le vorticisme britannique y soit associé de près. Il marque le passage de l’Italie dans la modernité artistique : «Alors qu’en France, en face de cette peinture académique ou platement réaliste il y a le mouvement impressionniste et tout ce qui a suivi, il n’y a pas en Italie, au moment où nous sommes, de personnalités comparables à celles des grands Français de l’époque impressionniste, et les efforts des mouvements novateurs sont restés limités. Le mouvement des Macchiaioli, quelque intéressant qu’il ait été, n’avait pas été du tout comparable, en importance et en rayonnement à ce qu’avait été l’impressionnisme français, et au moment où nous sommes arrivés nous avons constaté que ce mouvement avait perdu sa force vivante. Quant au mouvement divisionniste, il est étranger, par ses sources tout au moins; bien qu’il soit l’œuvre d’Italiens, c’est par référence à des formes étrangères qu’il est né et qu’il s’est manifesté; il apparaît en Italie un peu comme un mouvement artificiel, du fait qu’il n’y avait pas eu le préalable de l’impressionnisme; c’est un courant qui est un peu en marge dans l’évolution picturale italienne, et pourtant il va être comme le berceau du futurisme».[55] Si le mouvement des Macchiaioli représente quelque chose entre le réalisme et le tachisme, il appartient tout entier encore au XIXe siècle. Ses principaux représentants – Signorini, Cabianca, Bati – meurent au cours des premières années du siècle nouveau. Le divisionnisme, par contre, était déjà plus engagé dans la modernité : «Le divisionnisme italien, qui naît en 1886 du principe de la touche divisée en fonction d’un travail sur la lumière et la couleur, se développe de façon originale et spécifique en refusant en particulier tout esprit de système. Cette attitude, que l’on retrouvera chez les futuristes, implique que la technique n’est pas assujettie à un précepte scientifique ou idéologique : elle sert avant tout à libérer la créativité individuelle, voire à exulter le contenu lyrique de sujets aussi bien oniriques que naturalistes. La plupart des œuvres divisionnistes élaborent plutôt une interprétation symboliste du principe des “touches divisées” de couleurs pures juxtaposées selon les lois de la complémentarité et du contraste».[56] Son chef de file est Giovanni Segantini, mais Pellizza da Volpedo s’est fait connaître, à la fin du XXe siècle, par l’usage qu’on fit de l’une de ses toiles, Le Quatrième État (1901) : «Pellizza da Volpedo développe une peinture liée au symbolisme, à l’art social, aux thèmes naturalistes. Son œuvre procède néanmoins d’un certain climat d’intériorité, même lorsqu’il peint des scènes dont le sujet relève de la réalité populaire. Très souvent, le thème s’appuie sur un contraste opposant ombre et clarté, avec une zone centrale fortement éclairée qui semble irradier la lumière ou au contraire la condenser. Le coup de pinceau n’est pas appliqué de manière juxtaposée mais plutôt par recouvrement, laissant apparaître les touches sous-jacentes. Pellizza vise un art au service du socialisme humanitaire, affirmant que “le moment est venu de ne plus faire de l’art pour l’art mais de l’art pour l’humanité”».[57] C’est le cas tout particulier du Quatrième État : «Il s’agit d’une œuvre monumentale de la dimension d’une fresque. Fruit d’un travail de plusieurs années, elle montre une image frontale et idéalisée du prolétariat en marche vers le futur. Évitant toute rhétorique à caractère romantique, le peintre y célèbre la détermination et la force de la foule des humbles et des travailleurs qui peuplent l’Italie de l’époque. Leur marche calme et leur attitude maîtrisée ne signifient pas soumission ou résignation, mais plutôt fermeté et certitude. Dans son Automobile au col du Penice (1904), Pelliza introduit déjà le principe futuriste selon lequel “le mouvement et la lumière détruisent la matérialité des corps”».[58]

Pelliza da Volpedo. Le Quatrième État, 1901.
Le divisionnisme n’apportait pas seulement une technique artistique dégagée des autres modernités européennes, mais il fournissait les thèmes même de la modernité aux futuristes en devenir, c’est-à-dire le passage tout entier de l’Italie rurale à l’Italie urbaine et industrialisée : «À cette même époque, l’Italie intègre la modernité technologique. Les centrales hydroélectriques qui voient alors le jour sont construites avec une monumentalité et une recherche esthétique de style Liberty. L’architecte futuriste Antonio Sant’Elia les qualifiera plus tard de “cathédrale de la modernité” et en reprendra le principe dans ses projets futuristes. Lors de la première décennie du siècle, la production de la sidérurgie réalise un bond gigantesque, passant de 19 000 à 250 000 tonnes par an. L’industrie automobile augmente dans de semblables proportions, multipliant les usines dans le nord du pays. Le peintre Marius, alias Mario Stroppa, témoigne du “futurisme” visionnaire qui nourrit l’époque : il dessine des perspectives aériennes des villes italiennes survolées d’étranges “machines volantes”. Si Turin devient la ville de l’automobile, Milan symbolise la modernité urbaine, industrielle et financière qui se traduit par l’apparition d’une nouvelle culture et d’un nouveau mode de vie dont il faut penser les paramètres jusque-là inédits».[59]

Centrale elettrica Sant'Elia
À côté de l’artiste, on retrouve le philosophe, l’essayiste et théoricien Mario Morasso. Entre la fin du XIXe et les débuts du XXe siècle, il publie des livres aux titres déjà prémonitoires de ce que sera le siècle nouveau : Uomini e idee di domani : l’egoarchia (Hommes et idées de demain : l’egoarchie); L’imperiallismo artistico (L’impérialisme artistique); La nuova arma : la macchina (La nouvelle arme : la machine); Il nuovo asperto meccanico del mondo (Le nouvel aspect mécanique du monde). Sa pensée est déjà celle du siècle naissant : «“L’art tend aujourd’hui à la vie et à la plus grande affirmation de la grandeur et de la jouissance; ainsi ses créations sont-elles des représentations ou des excitations à l’énergie, au plaisir et à la conquête”. […] il parle de la “philosophie de la force” et préconise le déploiement d’une “énergie nationale”, tout en annonçant l’avènement prochain de l’egoarchie qui, à travers la dissolution des structures sociales, conduirait à la puissante et totale liberté de l’individu».[60] Le mouvement, qui fut l’un des thèmes fétiches du futurisme, trouve dans la pensée de Morasso l’essentiel de ce qu’en développera le futurisme : «Morasso voit la métropole moderne comme espace de l’esprit de conquête qui structure “le nouveau dynamisme des volontés humaines”. Les boulevards animés par la foule sont pour lui “d’immenses accumulateurs d’excitations différentes”. Il célèbre les enseignes lumineuses et les grands magasins, il polarise surtout le thème de l’énergie autour de la machine comme manifestation de puissance. Il revient souvent sur “les sensations de la vitesse” et le spectacle énergétique incarné par la machine. Dès 1902, il publie dans la revue florentine Il Marzocco, un texte sur “l’esthétique de la vitesse” qui caractérise le monde moderne. En dépassant toute considération fonctionnaliste qui suppose le beau lié à l’utile, il y souligne la beauté de la locomotive ou de l’automobile. Lancées dans leur course, elles lui impriment “dans l’âme un sentiment profond et grave d’admiration et de satisfaction, face à cette énergie domptée, et une excitation joyeuse face à cette impulsion ardente, à ce geste merveilleusement rapide”. Saisissant dans la machine en mouvement la dimension esthétique de la puissance et de l’énergie, Morasso affirme que dans “les œuvres qui incitent à la course et à la vitesse se retrouve un élément particulier qui leur est inhérent, susceptible d’une appréciation esthétique, car les sensations dont je viens de parler sont précisément esthétiques ou du moins proches du sentiment esthétique”. Il parle l’année suivante de l’automobile comme du “monument moderne” qui a substitué “le fer à la pierre” et “n’a aucun antécédent dans le passé”».[61] On aurait tort toutefois de voir en Morasso un panégyrique de la société industrielle. «Morasso est en réalité un grand admirateur de Gabriele D’Annunzio, le chef de file de la culture décadente et symboliste. Mais il n’en élabore pas moins une interprétation vitaliste de la machine conçue en opposition aux principes fonctionnels de l’art industriel. Définissant la machine comme une image d’énergie virtuelle et nommant une esthétique de la vitesse, il formule l’une des idées clés sur lesquelles Marinetti construira son futurisme. Le fondateur du mouvement futuriste lui empruntera différentes idées, y compris sa polémique contre Ruskin. Mas c’est uniquement du point de vue politique qu’il existera une réelle continuité entre la pensée de Morasso et celle de Marinetti, plus exactement les excès du futurisme que l’on qualifiera de “marinettisme”, c’est-à-dire cette sorte de doctrine dérivée d’Héraclite survoltée et nourrie de social-darwinisme qui poussera Marinetti à en appeler à la guerre comme esthétique en acte et apogée de la société industrielle».[62] Le goût du mouvement dans l’art futuriste ne sera dont qu’un pont entre l’esthétique de la vitesse de Morasso et l’esthétique de la guerre de Marinetti.

Si nous considérons, avec Mosse, «que le futurisme n’était pas un mouvement de pensée systématique, mais un regroupement d’artistes qui prônaient la plus grande spontanéité»,[63] nous devinons que ses apports provienent d’un peu partout dans les courants européens contemporains. Le peintre Boccioni reste sans doute celui qui illustra le mieux la pensée de Marinetti, puisque, lui aussi, était disciple de la pensée de Morasso. Ces contradictions placèrent le mouvement dans une situation assez particulière dans l’ensemble des idées qui se diffusaient en Italie à la veille de la Grande Guerre. Comme l’expressionnisme allemand, le futurisme italien se dressait contre les poncifs de la société traditionnelle : «Sans doute le poète et dramaturge Marinetti avait-il exagéré la poussée insurrectionnelle des peintres, des sculpteurs et des architectes futuristes. Mais ces derniers s’unirent tous pour opposer au culte de la culture officielle le défi d’un contre-culte de la jeunesse, de l’irrespect, de la science, de la technologie, du mouvement et de la vitesse. D’un côté, les futuristes se posaient en champions de l’industrie, de l’innovation et du progrès, lorsqu’ils célébraient les rythmes dynamiques des usines, des automobiles, des avions et des turbines électriques à coups de mots et de pinceaux. Mais de l’autre ils s’alliaient avec les forces conservatrices. Certes, ils attaquaient la monarchie, l’Église et le Vatican. Mais ils dénigraient aussi le parlement, les élections et la bourgeoisie philistine, et prenaient leurs distances vis-à-vis des socialistes et des ouvriers, avant-garde politique du progrès social. Ils faisaient plutôt confiance à l’ultranationalisme italien, à l’impérialisme et à la guerre pour déblayer le terrain et ouvrir ainsi la voie à l’âge et à la culture des machines, quel qu’en fût le prix humain, social et politique. Inspirés par Nietzsche, auquel ils avaient emprunté l’ode à l’antiquité trompeuse pour en faire un ode à la modernité fabuleuse, les futuristes niaient l’égalité, s’opposaient au nivellement social, et affirmaient leur croyance en une aristocratie de l’esprit et des arts».[64] C’est ce qui ressortit à la publication du Manifeste de 1909 dans Le Figaro. Et preuve qu’il y eut un écho du futurisme jusque chez leurs voisins allemands, «Adolf Behne a reconnu dès 1913 que Franz Marc “reprenait dans ses tableaux des éléments futuristes” et a constaté en 1914 qu’il faut reconnaître au futurisme un “rôle de stimulateur” de l’expressionnisme».[65] Le futurisme ne peut donc être considéré seulement comme un art national, mais également comme une contribution italienne à la civilisation occidentale et son rôle dans la formation de la pensée italienne du XXe siècle trouve rarement une mouvance à laquelle attribuer une pareille importance.

L’avant-garde italienne semble reposer toute entière dans un nom, celui de Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944). Ce fils d’avocat et d’une intellectuelle fut éduqué dans la culture française chez les Jésuites. Il publia de ses poèmes très jeune, dans La Plume et la Revue blanche notamment. Il s’enthousiasma pour le Ubu Roi de Jarry, allant jusqu’à commettre deux drames : Poupées électriques et Le Roi Bombance. Très vite il devint le pôle qui attira vers lui la jeunesse italienne, le rappelant sans doute à ses origines. En fait, Marinetti eut la chance d’être l’esprit audacieux qui se présenta lorsque l’Italie fut appelée à se transformer profondément; pour la survie de la nation en queue de peloton en Europe, il fallait «qu'arrivât un moment où la nouvelle poésie, devenue instrument de connaissance métaphysique, rompit avec la sentimentalité. À ce moment, quand apparut le futurisme, annonçant le dadaïsme, l'expressionnisme, l'ultraïsme espagnol, et enfin le surréalisme, le mot poésie changea de sens : de chant modulé par la sensibilité humaine, elle se fit la liturgie de l'inconnaissable. Elle prit alors ce caractère inhumain qui la rend mystérieuse pour le grand public, et qui apparaît d'abord dans le futurisme italien dans Bif & 7 f + 18 (Simultanéités-Chimismes lyriques) de Soffici et dans Cinq Ames dans une bombe (1919) de F. T. MARINETTI.».[66] Pour Lista, «La vraie date de naissance du futurisme est en réalité février 1905. La fondation du “mouvement futuriste”, advenue quatre ans plus tard, n’est, de fait, que l’aboutissement du travail entrepris par Marinetti avec sa revue Poesia dont le premier numéro sort précisément en février 1905. Se voulant le catalyseur d’un renouveau de la poésie italienne, Marinetti fonde, avec le dramaturge Sem Benelli et le jeune poète Vitaliano Ponti, la revue Poesia qu’il finance entièrement. Il profite du carnet d’adresses de ses corédacteurs et de leur appartenance aux milieux littéraires milanais avant de continuer tout seul l’aventure. La revue a une devise qui évoque encore la régénération : “Qu’ici la morte poésie renaisse”».[67] Le futurisme apparaît d’abord sous l’angle d’un rattrapage avec le Risorgimento du milieu du XIXe siècle. C’est une renaissance appelée à évoluer vers une palingénésie : «Marinetti prend plusieurs initiatives pour bousculer les traditions de la littérature italienne et briser le provincialisme italien et son éternel classicisme rétrograde. Il lance notamment une enquête internationale sur le vers libre et crée des prix littéraires destinés aux jeunes poètes, romanciers et critiques de la péninsule. Fin 1906, il utilise pour la première fois le mot “avant-garde”, associé à celui d’“avenir”. Ces deux termes lui viennent des milieux du syndicalisme révolutionnaire où il fréquente, à cette époque, Arturo Labriola, le directeur de la revue Avantguardia socialista qui avait écrit un compte rendu de son drame Le Roi Bombance. Chef de file du syndicalisme révolutionnaire italien, Labriola développe alors une théorie des minorités agissantes qu’il élabore jusqu’à envisager une fédération de tous les syndicats pour la conquête du pouvoir. Marinetti s’approprie cette stratégie en fondant le mouvement futuriste sur l’auto-organisation des artistes, des poètes et des créateurs, réunis en tant que “travailleurs de l’esprit” qui se sont engagés à “activer” l’avènement de “l’homme futur”».[68] En passant de l’archaïsme au futurisme, de la Renaissance à l’homme futur, le mouvement poétique s’était attribué une dimension politique dont la brutalité va s’imposer avec la rédaction du manifeste de 1909 : «Rejetant l’héritage culturel moisissant dans les musées et les bibliothèques, ils faisaient l’éloge des qualités libératrices et revigorantes de la vitesse et de la violence. “Une automobile de course […] est plus belle que la Victoire de Samothrace».[69]

Art hellénistique. La victoire de Samothrace.
Comment Marinetti en était-il arrivé à faire ce bon esthétique et idéologique? Lista nous raconte ainsi l’affaire :
«Après la mort de son père survenue en 1907, Marinetti est seul au monde. Il est l’héritier d’une fortune considérable, mais il n’a que la littérature pour donner sens à son existence. Tout en vivant toujours à Milan, ville pourtant hostile à ceux qui se sont enrichis à l’étranger, il se rend souvent à Paris, où il est bien accueilli dans les milieux littéraires et mondains. Le désir d’un passage à l’action qu’il ressent depuis un certain temps fait irruption dans sa vie à la suite de l’accident de voiture dont il est victime le 15 octobre 1908, dans la banlieue de Milan. Alors qu’il roule à tombeau ouvert au volant de son Isotta-Fraschini décapotable au moteur de cent chevaux, il quitte la route, pour éviter deux cyclistes, et sa voiture se renverse dans un fossé plein d’eau. Le poète, écrasé sous le poids du véhicule, se bat à la fois contre la machine et la boue, essayant de conserver la tête hors de l’eau. Il vit des moments d’angoisse spasmodique et il a l’impression que sa survie ne tient qu’à la force de sa volonté. Il échappe à la mort grâce aux ouvriers d’une usine voisine qui réussissent à stopper, avec des poutres, la lente descente de la voiture dans la boue. C’est du choc émotionnel de cette expérience que naît, six mois plus tard, le futurisme.
Marinetti a affirmé avoir eu la première intuition du mot “futurisme” dès octobre 1908, en compagnie des jeunes poètes de sa revue, et il a lui-même raconté, sur un mode dramatique, cet épisode de l’accident de voiture. Cette “secousse émotionnelle” l’a sans doute libéré de son “complexe de Swinburne” effaçant, par un effet cathartique libérateur, le traumatisme originel lié à la figure du père. Il est certain qu’en cette occasion Marinetti s’est libéré de sa névrose en vivant l’expérience particulière de retour du refoulé que Freud définit par le terme d’“abréaction”. Pour les psychanalystes, il s’agit de “la décharge émotionnelle par laquelle un sujet se libère d’un affect lié au souvenir d’un événement traumatique, évitant ainsi qu’il persiste en tant qu’élément pathogène”. Dans le prologue de son manifeste, Marinetti donne à cet accident une forte signification symbolique. Il est donc légitime de penser que la première idée du manifeste date effectivement d’octobre 1908. La rédaction du manifeste proprement dit, c’est-à-dire uniquement le “programme” du futurisme sans prologue de présentation, débute peu après».[70]

Achile Funi (1890-1972) "Motociclista e casa" 1914.
À la lecture du Manifeste de 1909, le futurisme se définit d’abord comme «un acte de volonté qui consiste à se tourner résolument vers l’avenir, à miser sur un futur qui n’a plus besoin du passé pour naître. Avec le futurisme, l’art devient une action concrète, une force perturbatrice qui s’exerce non plus en référence au passé, mais en fonction de la vie. L’artiste futuriste, par son œuvre autant que par son action, provoquera une accélération du devenir en promouvant l’intégration dans le corps social des nouvelles valeurs esthétiques de la modernité urbaine et technologique. Les idées majeures de Marinetti, telles la nécessité d’une constante évolution du langage de l’art, l’éphémérisation de l’œuvre ou l’exigence d’un renouvellement répondant aux conditionnements que la machine impose à l’homme, se fondent sur une véritable foi en la régénération que la vie accomplit d’elle-même. Au nom de cet impératif du renouveau, Marinetti se fait l’apôtre d’une révolution continue : l’art doit se tenir dans un état d’insurrection permanent afin de jouer au sein de la société le même rôle que l’élan vital bergsonien joue au sein de la nature. Marinetti fixe ainsi les lois de l’esprit d’avant-garde qui dominera l’art du XXe siècle».[71] Jamais auparavant les révolutions n’étaient parvenues à définir aussi clairement une volonté méthodique de palingénésie. Il y avait certes l’appel d’un homme nouveau, d’un homme futur dans la Révolution de 1789 en France comme il y en aura un à travers la Révolution russe ou la révolution brune des nazis, mais le Manifeste, qui est avant tout manifeste artistique de Marinetti, présente une conception basée sur l’énergie vitale, les pulsions, l’activité de l’organisme humain s’exprimant et se comprenant comme volonté. Schopenhauer et Nietzsche sont passés par là, tout aussi sûrement que Bergson. «Pour les futuristes italiens…, l’essence du monde moderne, c’est la matérialisation du dynamisme, de la vitalité créatrice à travers la sensation matérielle qui exalte en son contraire l’instinct jailli des profondeurs. G. Lista l’exprime en termes “de valorisation de l’instinct comme adhésion aux forces génératrices de la vie”. Pour l’avant-garde italienne, il s’agit d’exprimer avant tout la pulsion vitale à travers sa principale manifestation : le dynamisme. Tout ce qui vit évolue, se transforme et la seule façon de signifier l’énergie du tout vital passe par la représentation d’une mobilité incessante…».[72] Vision idéaliste sans doute, le futurisme, malgré la large diffusion du Manifeste de Marinetti, était un programme pour les poètes et les artistes, supposant que les arts étaient le meilleur instrument pour mettre les sensations en mouvement. «À l’opposé de l’avant-garde allemande, pour laquelle le monde de la machine et l’univers industriel et urbain plus généralement matérialisent l’aliénation humaine en ce début de siècle, les futuristes italiens perçoivent en elle l’instance où se cristallisent et s’expriment le dynamisme et la vitalité universelle. Considéré ainsi, le concept de dynamisme s’avère lui aussi capital dans la cosmologie futuriste».[73] Le mouvement d’avant-garde italien poursuit donc un travail amorcé en France dès le post-impressionnisme et le fauvisme (le goût de la couleur comme stimulant des sensations) mais aussi le cubisme (par le culte des formes en mouvement). L’hypersensibilité qu’y apporteront les Italiens en sera une de vitalité exacerbée représentée par la machine, opposée à l’hypersensibilité des allemands, frappée de nécrose, écrasée par la machine. Il y a là une opposition qui marquera dans l’avenir une division infrastructurelle majeure entre le fascisme italien et le nazisme allemand : «Ce qui est recherché par l’avant-garde italienne à travers sa formule lapidaire : art-vie-action, c’est une exaltation de la sensation, une intensité plus grande de la vie à l’aide de l’acte de création artistique. Les futuristes parlent de “conception totalisante de l’expérience”, de “plurisensorialisme”, et expriment leur volonté de sentir en bousculant toutes les catégories rationnelles de l’appréhension esthétique. Les deux courts extraits suivants, tirés de leurs manifestes de la peinture et des bruits, en témoignent de façon éloquente : “bouillonnement vertigineux des formes et des lumières sonores, bruyantes et odorantes du tableau”, “pulsation chromatique et plastique d’une véritable musique visuelle”».[74]

Le tournant de la première décennie du XXe siècle marque un temps décisif pour l’avenir des courants artistiques occidentaux : «Les trois mouvements de l’avant-garde européenne (expressionnisme allemand, futurisme italien et vorticisme britannique) qui incarnent les prémices de la révolution culturelle moderniste et expriment une radicalité d’intention morale et esthétique dans les sociétés où ils se déploient, manifestent tous trois une attitude existentielle radicalement divergente. Volonté de régresser pour l’avant-garde allemande, volonté de plonger dans le cœur du présent pour les Britanniques, volonté d’exalter le futur pour les Italiens, en constituent les trois termes. Ces trois attitudes face à la modernité en marche, bien que s’excluant radicalement les unes les autres, n’en comportent pas moins un dénominateur commun essentiel. Celui-ci constitue la spécificité de ces prémices de la révolution culturelle moderne : l’ensemble des mouvements de l’avant-garde européenne adhèrent alors, encore devrait-on dire, au réel, à travers ces trois positionnements existentiels».[75] On retrouve dans le futurisme une volonté de refuser la tragédie du temps; une tentative pour l’homme de dépasser la vitesse et parvenir à la dominer par sa volonté. Contrairement à l’homme écrasé par les aiguilles de l’horloge du film Métropolis de Fritz Lang, résumant assez bien la position expressionniste devant l’impératif chronologique, Marinetti vole au-delà du temps, renie le passé, annonce le triomphe de la machine qui parvient à libérer l’homme du fardeau de la pesante durée. Qu’importe la mort si l’intensité de la vie est vécue à son plein rythme. La locomotive, l’automobile, bientôt l’avion vont réduire le fameux complexe einsteinien de l’espace-temps. Arrivera un jour où la fusée arrachera l’homme à la force de la gravité terrestre. L’impossible rendu possible est dans l’avenir. Il y a surcompensation psychologique par l’investissement de la tension énergétique dans la vitesse, le parcours de la durée. Si l’homme est un être fait par la mort comme le dira Heidegger, alors pourquoi étirer cette durée insignifiante durant laquelle les sensations s’émoussent alors qu’il est possible de s’engager dans une vie trépidante vécue dans l’instantanéité. Voilà pourquoi le vorticisme britannique n’est pas si loin du futurisme italien plus qu’il l’est en tous cas de l’expressionnisme allemand : «Ce que manifestent essentiellement ces trois attitudes existentielles émergeant quasi simultanément - futurisme italien (1909), expressionnisme allemand (1911), vorticisme britannique (1912) -, est la perte de repères fondamentaux générés par cette modernité en marche en ce début de siècle. La transformation des dimensions de la vie et de la pensée qui se produit entre 1880 et 1914, outre le fait de bouleverser à ce point le réel, suscitant par là même l’émergence d’avant-gardes artistiques avides de signifier moralement et esthétiquement cette nouvelle réalité, accélère et amplifie cette perte de repères existentiels fondamentaux. La modernité, c’est le mouvement plus l’incertitude, nous dit G. Balandier; jamais une phase de celle-ci n’a mieux justifié cette réflexion. Mouvement bien sûr, que manifeste cette transformation des dimensions de la vie et de la pensée. Incertitude qu’incarnent ces trois attitudes existentielles. Désir de régression pour l’avant-garde allemande qui vise à retrouver, par un retour aux origines, une nature perdue; éloge du primitif, régression enfin jusqu’à l’anéantissement dans une attente de renaissance. Volonté de saisie existentielle de l’énergie vitale, dans la seule dimension où elle peut s’exprimer, pour les vorticistes britanniques : l’immédiateté, le présent. Exaltation du futur, “célébration dudevenir” comme seule dimension où peuvent s’investir espoir et créativité, futur : “condition de virtualité éternelle et de liberté absolue” (G. Lista), pour les futuristes italiens».[76]

Umberto Boccioni. Elasticità, 1912.
La guerre aux musées et aux monuments sera entérinée par d’autres artistes. Il n’y a pas jusqu’à la revue animée par Le Corbusier qui publiera un article de R. Baudoui dans les années trente : «Reprenant l’exigence futuriste selon laquelle il est nécessaire de détourner les cours de canaux pour inonder les caveaux des musées, la rédaction de L’Esprit Nouveau propose à ses lecteurs de répondre au questionnaire suivant : Doit-on brûler le Louvre? Si cette enquête est le mode de ralliement des anciens futuristes tel Georges Celly qui déclarera en substance : “Il ne faut plus qu’il en reste pierre sur pierre. Il faut en faire un grand brasier et en jeter les cendres dans la Seine. À la Seine, les restes condamnés de ces vilains rêveurs : Raphaël, Michel-Ange surtout, ce grand criminel de l’Art”, elle ne peut inspirer que de l’inquiétude pour les tenants de l’ordre établi».[77] Il est vrai que durant la Grande Guerre, l’ordre établi n’avait pas hésité à bombarder bibliothèques et monuments historiques, ne serait-ce que par goût du vandalisme et de la barbarie. Il ne s’agit plus de glisser paisiblement d’une forme d’art à une autre; il s’agit de rompre les ponts. En France, du romantisme jusqu’au cubisme, les différentes mouvances s’étaient relayées, tout en s’opposant, en se contredisant, mais non en détruisant les valeurs soutenues par les formes précédentes. Chacune les jugeait devenues impropres à leur époque, et qu’il fallait une nouvelle forme artistique capable de convenir à la sensibilité et à l’esprit de son temps. Le futurisme, lui, y va d’une rupture adverse. C’est ce côté
Tullio Crali (1910-2000), Bombardamento Aereo, 1932.
profondément destructeur qui en fait une avant-garde extrémiste : «Son contenu est d’une part négatif, destructif; plus exactement, c’est cette volonté que nous avons trouvée chez les futuristes de rompre avec la tradition, cette volonté affirmée clairement, brutalement même de détruire les souvenirs du passé qui sont les témoins de la tradition, et cet aspect destructif du futurisme s’appuie sur la conviction des futuristes que ces souvenirs du passé, que cette tradition, sont une gêne pour le développement de l’activité artistique présente; c’est pour cela qu’ils veulent les détruire. Dans ces conditions, leur volonté destructrice n’est qu’un point de départ, un point de départ vers des attitudes qui, elles, sont parfaitement positives; c’est parce qu’ils veulent que l’activité picturale de ce temps soit résolument moderne qu’ils veulent faire table rase du passé. Les futuristes ont le sentiment très vif que la civilisation occidentale a connu dans les dernières décennies des changements très profonds. Ils ont le sentiment que l’ère de la civilisation industrielle qui débute a apporté une véritable révolution dans tous les domaines de la vie, et que le style de vie, au XXe siècle, est vraiment tout nouveau par rapport à ce qu’il était avant. Par suite, ils pensent que l’art doit exprimer cette nouveauté de la vie, et, en même temps qu’il doit l’exprimer, il doit aussi lui fournir des éléments pratiques, dans la mesure où l’art s’applique à des domaines qui touchent à la vie familière: et c’est l’intervention des futuristes dans le domaine des arts décoratifs, du costume; il y a là un développement volontaire de leur part, qui vise à insérer profondément l’art dans la vie».[78]

Le futurisme était une avant-garde portée sur l’acceptation et la promotion de la modernité. Le chef de l’école picturale était Umberto Boccioni (1882-1916), un ami de Marinetti dont il adoptait les poncifs. C’est lui qui énonça les quatre critères esthétiques essentiels pour définir une œuvre futuriste : 1) Création de l’atmosphère comme nouveau corps existant entre deux objets; 2) Création d’une nouvelle forme à partir de la force dynamique de l’objet; 3) Création d’un nouvel objet + milieu (compénétration des plans); 4) Création d’une nouvelle construction émotive (au-delà de toute unité de temps et de lieu, souvenirs et sensations, simultanéité).[79] Malgré le fait que Boccioni fut tué durant la guerre, en 1916, les survivants futuristes demeureront fidèles à ces quatre critères. Il en sera ainsi, par exemple, de Gino Severini (1883-1966) : «Si nous regardons ses œuvres mêmes, nous constatons que beaucoup d’entre elles manifestent un goût très vif pour le problème de la traduction du mouvement par la peinture. On peut même dire que c’est le trait prédominant de l’art de Severini à cette époque, et c’est pourquoi les thèmes de danse sont tellement importants chez lui durant ces années; il y a une liaison très intime entre la fréquence de ces thèmes et la profondeur ce souci de traduire le mouvement. Tantôt cette recherche du mouvement correspond à un désir d’introduire le temps dans la peinture, c’est-à-dire de nous montrer la succession des diverses positions qu’occupe une figure qui se déplace; si nous regardons par exemple la Danseuse du Bal Tabarin…, l’exemple apparaît très significatif; vous voyez la manière dont est peinte la jambe, par exemple, et tous les éléments du tableau sont traités ainsi; il y a là une succession de jambes qui représentent les diverses positions que prend la jambe au cours de la danse; c’est donc un effort pour introduire le temps dans l’espace, ou traduire spatialement une notion temporelle. Tantôt il s’agit de quelque chose qui est un peu différent, il s’agit de fixer un certain moment d’un ensemble agité, c’est-à-dire de donner la diversité des attitudes que prennent à ce moment-là les figures qui font partie de cet ensemble; c’est ainsi que se présente la Danse du pan pan au “Monico”… […] ce que Severini a cherché ici, c’est à fixer, comme l’aurait fait un appareil photographique - dans le cas précédent c’était plutôt un appareil cinématographique -, un certain moment d’une agitation donnant ainsi l’impression d’agitation par cette sorte de kaléidoscope que constituent les diverses attitudes».[80] Il en ira de même pour Giacomo Balla (1871-1958), féru de modernité, comme Marinetti et Boccioni, ce qu’il démontre, en 1909, «avec son tableau de la Lampe à arc, qui est à New York au Musée d’Art Moderne, tableau préparé par plusieurs dessins et qui exalte l’électricité, thème cher aux futuristes, il est possible que le tableau de Balla ait quelque rapport avec le “manifeste contre le clair de lune”, car il s’agissait bien de remplacer le clair de lune par l’électricité».[81] On ne pouvait pas trouver objet de substitution aussi antithétique à la vision romanesque du clair de lune!

Giovanni Bella. Lampe à l'arc, 1909.
Carlo Carrà. La musa metafísica, 1917.
Si la Nouvelle Objectivité marqua l’agonie de l’expressionnisme, c’est la Pittura metafisica qui émergea après la guerre, avec Carlo Carrà et Giorgio de Chirico à Ferrare, qui sonna le glas du futurisme. Réagissant aux sensations cultivées par les artistes futuristes, la nouvelle peinture métaphysique italienne désirait revenir à un réalisme figuratif par-delà lequel il fallait aller, au-delà des sens et au-delà de l’apparence. Ce «mouvement de la peinture métaphysique a connu dans les années de l’après-guerre un très grand succès […] : le cadre en est donné par une sorte de composition architecturale, scénographique, de caractère très traditionnel, qui évoque la peinture italienne du Quatrocento, par exemple [les constructions perspectives des peintures du XVe siècle étaient tout à fait dans cet esprit-là]; quelquefois même l’évocation de l’architecture prend une tournure très nettement archéologique et il y a un rappel précis, par exemple, d’édifices antiquisants; et puis il y a dans ce cadre d’architecture des figures qui apparaissent sous la forme de statues… ou même plus tard sous la forme de figures-robots, de ces figures mécaniques qui semblent faites d’un assemblage de pièces; mais dans ces tableaux, et c’est cela qui en donne l’esprit général, règnent le silence et l’immobilité, c’est-à-dire des valeurs qui sont à l’opposé des valeurs essentiellement futuristes. La position de la peinture métaphysique, qui s’appelle ainsi parce qu’elle veut aller au-delà des apparences, au sens précis et mythologique du terme “métaphysique”, au-delà de la nature, a été défendue activement à ce moment-là par la revue “Valori plastici”, qui fut fondée en 1919, qui n’eut qu’une brève existence, puisqu’elle disparut dès 1921, mais qui pendant ce court espace de temps a occupé une place importante dans l’opinion italienne. Vous voyez que la peinture métaphysique constitue bien un courant un peu hybride, un peu complexe, bien qu’essentiellement tourné vers le passé».[82] Le balancier retournait d’où il venait. Après avoir exalté la puissance de l’avenir avec le futurisme, le mouvement métaphysique en appelait à la persistance du passé et Chirico, l’un de ses maîtres, sera bientôt annexé au mouvement surréaliste français, tout comme le mouvement Dada en Allemagne.

Autant la ligne et l’espace se partageaient l’espace figuratif du cubisme, autant l’œuvre futuriste laisse le mouvement envahir l’espace figuratif. Au début du XXe siècle, l’automobile est une invention encore trop récente pour symboliser pour tous la vitesse à l’assaut du temps. On en reste encore aux locomotives, toujours de plus en plus puissantes. Celles-ci porte en elles des symboles et des valeurs que ses constructeurs mêmes ignorent. Symboles et valeurs contradictoires, qui annoncent les terribles luttes sociales qui vont bientôt enflammer l’Occident, voire le monde entier : «Symbole de cette concentration de l’énergie, la locomotive, dont on retrouve le rythme puissant dans les vers du poète, peut devenir aussi celui de la beauté moderne. “Toute la difficulté que quelques-uns éprouvent encore à dégager la beauté des choses modernes vient de ce que notre siècle est une époque de transition. Les machines n’ont pas encore triomphé : à leurs côtés subsistent des travailleurs manuels. Les petites villes sont encore innombrables où l’idylle peut se réfugier et retrouver des coins de la beauté ancienne. Ce n’est que lorsque le poète n’aura plus aucune possibilité de fuir vers un idéal hérité qu’il sera obligé de se transformer” (S. Zweig). Cette célébration de l’énergie révolutionnaire du nouveau monde industriel dans laquelle la voix du disciple se confond avec celle du maître pourrait aussi bien évoquer le futurisme préfasciste de Marinetti, que Zweig souhaitera rencontrer en 1907, que le bolchevisme de Maïakovski ou l’unanimisme de Jules Romains. Mais d’autres propos font basculer le nietzschéisme diffus qui baigne tout l’essai du côté le plus redoutable de la pensée germanique. Le “sentiment de la vie”, “l’instinct vital, sain, robuste, viril”, “l’instinct combatif de la vie’, “la vitalité insatiable propre à la race belge, race européenne”, qu’exprime et accroît Verhaeren, trouvent leur aboutissement dans une foi nouvelle, un panthéisme extatique conforme à la “conception germanique du monde”, par lequel le poète répond au “sauvage appel des forces unanimes”».[83] Évoquer le nom du poète belge Verhaeren est de mise puisqu’il trouva la «mort à Rouen le 28 novembre 1916, renversé par un de ces trains dont il avait célébré la belle puissance».[84] Un vaste questionnement qui va de la physique à l’ontologie en passant par la technique et la musique embrase le début du siècle : qu’est-ce que le mouvement? Et encore plus peut-être, qu’est-ce que le mouvement une fois que l’homme en a pris le contrôle? Question qui devient impérative au moment où les Occidentaux prennent conscience, précisément, que le temps propulsé mécaniquement leur échappe : «Comment donc inventons-nous un chant, un profil, une courbe, un volume? Non pas par la pensée méditant ou contemplant, mais par l’agitation de ce corps humain que la moindre touche met tout en mouvement (…). Et le principe des arts serait que la pensée n’invente point; que c’est le corps, c’est-à-dire l’action qui invente», se demande le philosophe Alain.[85]


Le corps, bien sûr, est totalement pris, saisi par le mouvement rythmé désormais par les sonneries d’usines et les sifflets des trains. Le mouvement s’accélère au rythme où vont également les affaires. C’est déjà l’accélération de l’histoire telle que formulée par Daniel Halévy. Sur ce point, la relation temps/argent n’a pas changé depuis l’énoncé de Franklin qui obsédait tant le sociologue Max Weber, et l’enrichissement s’accorde proportionnellement avec la vitesse. L’automobile, qui se substitue à la bonne vieille monture chevaline, entraînant en Amérique des massacres de chevaux devenus inutiles et la chute du prix des céréales, amène avec elle la nouvelle énergie de l’heure : le pétrole et ses dérivés. Avec la Belle Époque, on peut voir, comme le virent les futuristes, les possibilités infinies de l’automobile : «Souvestre, mondain et fou d’automobile, a été dès 1900 collaborateur de L’Auto et a lancé en 1906 Le Poids lourd. C’est alors qu’il s’est associé avec son collaborateur Allain pour écrire en 1909 un “roman sportif et policier” paru en feuilleton dans L’Auto : Le Rour, au cours duquel étaient chantées les louanges des pneumatiques Ducasble, lesquels ne restèrent pas financièrement indifférents. Les auteurs continuent ensuite à écrire des romans, où ils promettent de dévoiler les scandales dans les courses automobiles; le directeur du Matin, qui ne se sent pas innocent, les rencontre, s’assure qu’il ne sera pas question de lui et patronne leur entrée chez Fayard. Cette maison d’édition est proche de l’Action française mais ne dédaigne pas une clientèle toute différente, celle des ouvriers et petits bourgeois anarchisants, beaucoup plus nombreux alors que les syndiqués : elle lance donc Fantômas en édition bon marché».[86] D’un autre côté, le psychanalyste Jones, proche disciple de Freud, «voit, par exemple, dans la compulsion de vitesse de l’automobiliste, l’expression de pulsions anales refoulées [The idea of intestinal gas is inextricably associated with three others - of the father, of the male organ, and of power. (E. Jones. Madonna’s conception through the ear)]. …le mythe futuriste reste inséparable du passé qu’il veut remplacer».[87] Personne ne pouvait soupçonner que ces merveilleuses inventions sensées contribuer à l’accélération du temps conduisaient directement à une évacuation de matières organiques fossiles appelée à tuer des millions d’individus en peu de temps avant d’empoisonner l’ensemble de la planète. L’Anus Mundi est une transformation cosmologique qui dépasse toutes fantaisies des anciens cosmographes.

Que des peintres futuristes aient pris le temps à bras le corps dans leurs œuvres afin d’en étudier la problématique du mouvement, comment s’étonner, ce que Severini fit «avec une grande rigueur, dans un esprit presque scientifique, et il l’associe au problème de la lumière, qui tient également chez lui une place importante. Parfois les deux problèmes sont abordés dans une conjonction très intime. Le tableau de la Fillette courant sur le balcon, par exemple, nous montre Bella cherchant à étudier le phénomène du mouvement d’un corps qui se déplace, mais à étudier en même temps comment ce phénomène se répercute sur le plan de la lumière; il étudie le mouvement de la lumière en même temps que le mouvement des formes; il y a là quelque chose qui est intéressant à noter».[88] Même les artistes de la pittura metafisica s’en souviendront, en particulier Chirico et sa jeune fille courant après un cerceau dans ses images de cités figées sous un soleil de plomb immobile. En Allemagne, les études picturales portées sur le mouvement ouvrirent sur tout autre chose contre laquelle Marinetti se rebella : «L’accent était mis sur l’action, le futurisme, était en totale opposition avec le “plaisir tout simple” prôné par les nazis. Dès 1937, le fasciste Marinetti, fondateur du futurisme, accusa publiquement Hitler de croire en un statisme photographique. Mais cet idéal statique n’était, après tout, rien de plus qu’une expression des éternelles vérités allemandes “données” une fois pour toutes».[89] L’Allemagne de Weimar s’était pourtant passionnée pour la vitesse et le mouvement même si les expressionnistes et les peintres de la Nouvelle Objectivité s’en méfièrent, préférant dénoncer le night lite unissant arrivistes et putains. Comme le remarque Sloterdijk : «Dans le dynamisme, dans le vitalisme et dans l’ivresse du mouvement de la culture de Weimar, se manifeste, invisible omniprésent, ce trauma de 1915-1916 : l’enlisement dans la boue; l’ensevelissement de l’attaque dans les tranchées; le choc de l’immobilisation; l’exposition fataliste aux obus venant d’un quelconque endroit; la décomposition des corps dans la boue des tranchées. C’est le grand non-dit (ou l’à peine dit) de l’époque, mais, mythe pratique, partout efficace. Il est à l’œuvre dans la protestation des anciens combattants qui contre la
Otto Dix, Lichtsignale (Signaux lumineux), 1917
démobilisation (ne pas s’engloutir dans la boue de la vie civile); dans le culte de l’agressivité, de la vitesse et de la locomotion, auquel se sont voués les contemporains de Weimar; dans le plaisir de l’automobilisme qui débute de façon élitiste, qui s’immisce à travers la course automobile, avec les célèbres Silberpfeil de Mercedes, dans les rêves populaires pour se réaliser pleinement dans le programme de la Volkswagen - la voiture de la force-par-la-joie. La nation motorisée était en Allemagne d’abord un rêve fasciste».[90] Se pourrait-il que l’académicien Marinetti n’ait pas reconnu sa propre expérience, sous son Isotta-Fraschini, dans celle des combattants enterrés dans les marécages des tranchées et gazés par les nouvelles armes chimiques? Ne reconnaîtrait-on pas plutôt la naïveté de l’artiste qui célèbre des valeurs excessives tant qu’elles ne se concrétisent pas sur une large échelle? La valeur négative contenue dans le futurisme ne pouvait que se fondre avec la débilité archaïque de la rhétorique nazie, le reste n’étant qu’agressivités velléitaires, puisque Marinetti ne s’y reconnut pas… pas plus que Mussolini ne se reconnaîtra dans l’antisémitisme forcené de Hitler.

Gino Severini. Train blindé en action, 1915.
A. G. Ambrosini , Visage dù Duce, superposé à la Rome des Cesar, 1930.
Le futurisme était-il devenu un art complètement étranger en 1937 alors que l’Italie s’engageait dans sa conquête impériale de l’Afrique et que Hitler accélèrait le processus de réarmement? La Grande Guerre a rendu le Manifeste de 1909 illisible. Pourtant, il proclamait hautement l’effet esthétique entraîné par la guerre. La guerre devait contribuer à faire naître l’homme futur, à éventrer les musées et incendier les bibliothèques… «Dans leur Manifeste originel, les futuristes mêlaient l’appel au réarmement et à l’expansion coloniale à l’opposition au monumental en art, et ils défendaient tout ce qui était “violemment moderne”. Ils furent les plus proches alliés de Mussolini dans ses efforts pour faire entrer l’Italie dans la guerre, conflit qui, s’il contribua à transformer le socialiste de gauche qu’était Mussolini en fasciste, ne modifia pas de façon marquante les idéaux futuristes. Leur Manifeste de l’Impero italiano (L’Empire italien, 1923) rejetait l’histoire comme dépourvue de sens : “Nous sommes les enfants de l’Isonzo, du Piave… et de quatre années de fascisme. Cela suffit!” Ici la séparation entre technologie d’avant-garde d’une part, littérature et art d’autre part, si évidente dans l’Allemagne nazie, ne se fit
Gérardp Dottori. Incendie de la cité, 1926.
manifestement pas».[91] Malgré les désaccords de Marinetti sur la vision fasciste de Hitler, manifeste après manifeste, il ne cessait de répéter la même chose; avec Walter Benjamin, «dans le manifeste de Marinetti sur la guerre d’Éthiopie, nous lisons… : “Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes, nous nous élevons contre l’idée que la guerre serait antiesthétique. […] C’est pourquoi […] nous affirmons ceci : la guerre est belle parce que, grâce aux masques à gaz, au terrifiant mégaphone, aux lance-flammes et aux petits chars d’assaut, elle fonde la souveraineté de l’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, parce qu’elle réalise pour la première fois le rêve d’un homme au corps métallique. La guerre est belle, parce qu’elle enrichit au pré en fleurs des orchidées flamboyantes que sont les mitrailleuses. La guerre est belle, parce qu’elle rassemble, pour en faire une symphonie, la fusillade, les canonnades, les suspensions de tir, les parfums et les odeurs de décomposition. La guerre est belle, parce qu’elle crée de nouvelles architectures, comme celle des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des villages incendiés, et bien d’autres encore […]. Écrivains et artistes futuristes, […] rappelez-vous ces principes fondamentaux d’une esthétique de guerre, pour que soit ainsi éclairé […] votre combat pour une nouvelle poésie et une nouvelle sculpture!”».[92] N’était-ce que des mots?

Umberto Boccioni. La charge des lanciers, 1915.
Assurément non. Les futuristes s’engageront dans la Grande Guerre, comme les peintres expressionnistes du côté allemand. Mais le message adressé aux Italiens par les futuristes sonne différemment. Il s’agit toujours d’inventer les Italiens, le problème le plus difficile à résoudre depuis l’unification. Comme il a été dit déjà, le futurisme est une réponse au Risorgimento : «Les futuristes, affirmait… Boccioni, voulaient donner à l’Italie “une conscience qui la pousse toujours plus au travail acharné, à une conquête féroce. Que les Italiens aient finalement la joie grisante de se sentir seuls, armés, extrêmement modernes, en lutte avec tous, non pas les lointains héritiers assoupis d’une grandeur qui n’est plus la nôtre […]. Il faut prendre parti, enflammer les passions, exaspérer la foi dans notre grandeur future que tout Italien digne de ce nom sent au fond de lui, mais qu’il désire avec trop de nonchalance! Il faut du sang, il faut des morts… Il faudrait pendre ou fusiller quiconque dévie de l’idée d’une grande Italie futuriste”».[93] Au moment où le gouvernement italien hésitait à rompre avec la Triple Entente conclue avec les deux États germaniques et à rallier le camp de l’Entente cordiale, les futuristes presaient la population; leurs œuvres incitèrent à la mobilisation : «Voici la Charge des lanciers, qui est une des œuvres de guerre de Boccioni, où il ne faut pas seulement voir une représentation spectaculaire, en somme, d’une charge de cavalerie, mais quelque chose qui va beaucoup plus loin, qui veut exprimer l’essence même de cette réalité mouvante qu’est un escadron de lanciers chargeant. Voici le tableau qui s’appelle les Forces d’une rue; là aussi, ce que Boccioni veut exprimer, ce n’est pas le spectacle de l’agitation urbaine, mais quelque chose qui est beaucoup plus profond, l’essence même de tout ce qui est et qui bouge dans la ville moderne; il y a la lumière qui… joue un rôle extrêmement important ici et vient s’imbriquer avec d’autres éléments, qui, eux, évoquent les autres aspects mobiles, mouvementés, les autres lignes de force d’une rue; c’est la réalité vue de l’intérieur qui est suggérée ici; c’est évidemment différent à la fois de l’expressionnisme tel qu’on le pratique en Allemagne, et différent de ce que peut être un paysage cubiste tel qu’on le conçoit à Paris».[94] Lorsque enfin la guerre fut déclarée à l’Autriche-Hongrie et à l’Allemagne, les artistes futuristes se présentèrent au combat : «Bellicistes en 1915, les chefs de la tendance s’engagent en 1915-1916. Deux d’entre eux (Boccioni et Sant’Elia) seront tués en 1916, pourtant ils ont des liens avec le dadaïsme pacifiste. Toutefois le mouvement perdure et il estime que Mussolini peut réaliser leur vision moderniste, énergétique, violente. Les futuristes rejoignent alors le fascisme, car ils rejettent “les professeurs ignorants”, les archéologues nécrophiles”. Ils refusent le culte du passé au nom de la modernité, avec des exagérations invraisemblables, extravagantes, tel ce manifeste Contre Venise passéiste».[95] Avec Boccioni ne disparaît pas seulement un artiste génial, mais aussi un fervent théoricien du futurisme. Ces deux morts vont frapper d’aplomb autant que celle de Marc et de Trakl pour les expressionnistes : «La guerre, pour commencer par elle, a des conséquences directes et immédiates sur l’activité des futuristes : elle ralentit, bien sûr, cette activité. Plusieurs membres du groupe futuriste vont aux armées dès l’entrée de l’Italie dans la guerre, et naturellement, à ce moment-là, ils ne peuvent plus peindre qu’occasionnellement, lorsqu’ils ont quelque loisir pour le faire. Pour ceux qui ne partent pas faire la guerre, l’existence même de cette guerre, des hostilités, crée évidemment des conditions qui ne sont pas très propices à l’activité artistique. Par conséquent la guerre par elle-même, par le seul fait de son existence, arrête, ou tout au moins ralentit, freine l’élan créateur du futurisme. Elle a d’autre part pour le mouvement futuriste des conséquences plus graves encore, puisqu’en 1916 meurt à la guerre, Boccioni, ainsi que l’architecte Sant’Elia, c’est-à-dire les deux hommes qui avaient peut-être la personnalité la plus géniale dans le mouvement futuriste. Ce sont en tout cas les deux personnalités les plus marquantes du futurisme, et, pour la peinture en particulier, la disparition tragique, brutale, de Boccioni est un événement grave, car Boccioni incarnait, avec sa grande lucidité et aussi avec une très grande spontanéité de tempérament - donc à la fois sur le plan des idées et sur le plan de la création picturale - très profondément la peinture futuriste. D’ailleurs, la mort de Boccioni…, déjà, pose une question : au moment où il est mort, il était sur la voie d’une évolution qui se faisait chez lui sous l’empire d’une influence de Cézanne et l’entraînait dans une direction qui n’était plus tout à fait la direction futuriste. On ne peut pas savoir, bien sûr, ce qu’il aurait fait par la suite s’il avait vécu, s’il aurait continué sur la voie du futurisme ou s’il estimait, en 1916, qu’il avait maîtrisé les possibilités que lui offrait l’esthétique du futurisme. C’est là une énigme qu’il sera toujours impossible de résoudre, et qui nous conduit à penser que peut-être au fond la mort de Boccioni n’a pas beaucoup changé, pour le futurisme en général et pour le rôle qu’il jouait dans le futurisme, l’essentiel des choses».[96] Un timide expressionnisme se manifestera de même en Italie avec «les tableaux peints par Sironi au cours des années 1920, notamment ses “paysages urbains”, reviennent volontiers aux thèmes lugubres, à l’excessive mélancolie et aux couleurs sombres si fréquentes dans l’expressionnisme…».[97]

Umberto Boccioni. Homme en mouvement, 1913.
Aucun mouvement artistique n’a autant abusé du manifeste que le futurisme. Marinetti, profitant du succès du premier, en multiplie tout au long de sa carrière. Le manifeste clôt tout dialogue possible avec d’autres interprétations, d’autres mouvances. Il est militariste et impératif …et inefficace. Il devint le seul mode littéraire qui marqua le futurisme, mais la volonté qu’il imprimait était généralement velléitaire : «La part des écrits est très grande, et elle l’est dès le début; il est significatif que le futurisme commence non pas par une exposition d’œuvres d’art, mais par un manifeste, par un texte, et les œuvres d’art ne sont venues qu’après; les écrits des futuristes représentent des prises de position très nettes. Puis il y a les œuvres, bien sûr, les œuvres des divers domaines artistiques, non seulement de la peinture, mais aussi des autres arts; de ces divers arts le développement a été inégal, évidemment, et c’est la peinture, peut-être avec la poésie, qui a offert le plus grand développement à l’activité créatrice des futuristes. Il y a d’ailleurs, nous l’avons vu, un lien étroit entre les théories et les œuvres, je veux dire que les œuvres illustrent les théories et les théories commandent les œuvres, mais il faut remarquer d’autre part que ce qu’il y avait de constructif dans les théories futuristes a trouvé son application dans les œuvres d’art, tandis que ce qu’il y avait de destructif dans ces théories n’a pas été suivi d’effet; on n’a pu enregistrer aucun acte des futuristes contre les témoins du passé, aucun futuriste n’a jamais mis le feu à un musée. Cela est resté sur le plan des manifestes».[98] Le premier de ces manifestes – le plus célèbre – est celui rédigé en 1909 par Marinetti.
«Le texte de ce manifeste fut publié en français [dans “Le Figaro”, 20 février 1909]; il était assez long et comportait trois parties. Il y avait d’abord un préambule d’un caractère un peu fantaisiste, où Marinetti parlait d’une course en auto, course un peu fantastique; symbolique d’ailleurs dans sa signification, course menée dangereusement, marquée par un accident dont l’auteur réchappait. C’était là l’entrée en matière vers l’affirmation des idées qui constituaient le corps principal du manifeste, la seconde partie, le manifeste proprement dit, où Marinetti développait ses vues en onze points qui voulaient être la définition des aspirations de la poésie à l’époque moderne.
Voici résumés ces onze points de la doctrine futuriste. La poésie doit chanter l’amour du danger; elle doit magnifier l’audace et la révolte; elle doit exalter le mouvement, le mouvement agressif; elle doit chanter la beauté de la vitesse, et sur ce point Marinetti précisait sa pensée en disant qu’une auto de course était plus belle que la Victoire de Samothrace; la poésie doit lancer des hymnes à l’homme qui tient un volant; elle doit “augmenter la ferveur des éléments primordiaux”; elle doit être elle-même agressive; elle doit défoncer les portes de l’impossible; elle doit glorifier la guerre, qui est l’hygiène du monde; elle doit détruire les musées, les bibliothèques, les académies; elle doit chanter les foules, les révolutions, les arsenaux, les gares, les ateliers, les ponts, les bateaux, les locomotives et les aéroplanes… Voilà résumé tout l’idéal poétique de Marinetti.
Enfin venait la conclusion qui célébrait “ce manifeste par lequel nous fondons aujourd’hui le futurisme, parce que nous voulons libérer ce pays de sa puante gangrène de professeurs, d’archéologues, de guides et d’antiquaires…”. Les musées sont des cimetières, poursuivait Marinetti; on peut à la rigueur y aller une fois par an, comme on va au Campo Santo le Jour des Morts, on peut à la rigueur déposer une fois par an des fleurs devant la Joconde, mais il faut bien se garder d’y aller tous les jours. Il faut brûler les bibliothèques, il faut inonder les musées, démolir les vieilles cités, et Marinetti terminait par son nom et le nom de ses amis, en disant que parmi eux les plus vieux avaient trente ans, qu’ils avaient donc dix ans devant eux pour faire leur œuvre et qu’ensuite de plus jeunes les rejetteraient».[99]

Destruction après bombardement de la bibliothèque universitaire de Louvain, 1914.
Malgré sa logique inhérente, ce texte relevait du pur délire. Moins pire fut le Manifeste des Peintres Futuristes publié le 11 mai 1909 et proclamé publiquement le 3 mars 1910. Il  «commence par une déclaration selon laquelle un besoin croissant de vérité ne peut plus aujourd’hui être satisfait par la forme et la couleur telles qu’elles ont été conçues dans le passé : toutes choses ne cessent de se déplacer, de changer rapidement; c’est ce dynamisme universel que l’artiste doit s’efforcer de représenter. L’espace n’existe plus, si ce n’est sous forme d’une atmosphère à l’intérieur de laquelle des corps se meuvent et se pénètrent mutuellement. La couleur elle aussi est iridescente, scintillante; les ombres sont lumineuses, elles clignotent. Et c’est ce qui poussait les cinq peintres à déclarer :
“1. Que toutes les formes d’imitation doivent être méprisées et toutes les formes d’originalité glorifiées.
2. Que nous devons nous insurger contre la tyrannie des termes d’harmonie et de bon goût. Il serait facile à l’aide de ces termes qui sont trop élastiques de démolir les œuvres de Rembrandt, de Goya et de Rodin.
3. Que toute critique d’art est ou nuisible ou inutile.
4. Qu’il faut se débarrasser totalement du sujet, vieilli et usé, afin de pouvoir exprimer le tourbillon de la vie moderne - une vie d’acier, de fièvre, d’orgueil et de vitesse folle.
5. Que le terme de “fous”, mot accusateur dont on s’est servi pour étouffer les innovateurs, doit être tenu pour un titre noble et honorable.
6.Que le complémentarisme est en peinture une nécessité absolue, tout comme le vers libre en poésie et la polyphonie en musique.
7. Que le dynamisme universel doit, en peinture, être rendu comme une sensation dynamique.
8. Que sincérité et virginité, plus que toute autre qualité, sont nécessaires à l’interprétation de la nature.
9. Que mouvement et lumière détruisent la matérialité des corps”».[100]

Giovanni Lista, pour sa part, porte aux nues, le premier Manifeste des futuristes : «les quelques “manifestes” ou traités théoriques qui ont précédé le Manifeste de fondation du futurisme sont tous caractérisés par un ton circonstanciel et une portée épisodique, alors que le texte de Marinetti est un chef-d’œuvre où la dynamique et l’immédiateté du geste se déploient à travers les trois figures de style scandant les trois parties du discours et lui donnant l’ample souffle d’une respiration organique. Le manifeste s’ouvre par un prologue au style scintillant et épique, qui rappelle l’impérieuse solennité du Zarathoustra nietzschéen, la fatale progression des grandes décisions et la survenue d’un événement voulu par le destin. Le noyau central du texte, le programme en onze points, soit le Décalogue biblique nanti d’un onzième Commandement afin d’atteindre le chiffre porte-bonheur de Marinetti, se décline sur le ton péremptoire propre aux slogans politiques insurrectionnels et aux mots d’ordre des révolutions dans l’air du temps. Ce programme en onze points impérativement formulés préfigure l’agitation culturelle futuriste. Le texte s’achève par une brillante conclusion auto-ironique où l’on décèle un écho de la comédie héroïque et tout particulièrement une réminiscence de la tirade finale du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Le manifeste se développe ainsi dans une sorte de fluidité organique où la poussée initiale se renverse dans le reflux final suivant la dynamique et la puissance d’une vague qui enfle à son départ, court à son sommet et s’abat enfin sur le rivage».[101] Ce qui fit scandale à la publication du Manifeste fut autant le ton que le contenu de ce qu’il affirmait : «Ce manifeste, dont les termes insolents et provocateurs étaient malignement choisis pour indigner les tenants de la tradition, était une offensive brutale contre le passé; Marinetti réclamait la destruction des bibliothèques et des musées, qu’il comparait à des cimetières, et faisait table rase des valeurs classiques et romantiques tout ensemble. Il exaltait le culte du mouvement et de la force jusqu’à entreprendre l’éloge de la violence. Son programme poétique consistait à exprimer sans restriction la vie moderne, en sacrifiant les réalités d’hier aux possibilités de demain. Il entendait préparer le triomphe de l’homme futur, qu’il présentait comme un conquérant énergique, actif, antisentimental, lançant “le défi aux étoiles”. […] Il correspondait assez bien à l’esprit de l’époque où la naissance de l’aviation, l’organisation des premières courses automobiles et cyclistes, l’invention de la télégraphie sans fil, les progrès des grands paquebots et des trains, donnaient aux jeunes gens l’illusion d’être à l’aube d’une supercivilisation, caractérisée par la rapidité et la puissance de ses moyens. On sentait le besoin d’une esthétique adaptée à ces nouveautés enivrantes».[102] Contrairement au renfermement de l’Art pour l’Art, le futurisme désirait entrer de plain pied dans la participation de l’art à la vie sociale et historique : «Le créateur doit prendre ses responsabilités en participant directement à la marche en avant du progrès».[103] Progressiste et libéral, le Manifeste futuriste entendait réconcilier le monde avec les artistes; il se voulut, à son tour, un réalisme qui ne rendait plus de culte à l’aura des chefs-d’œuvre célébrés par les critiques et les musées.

Carlo Carrà. Station à Milan, 1909.
Du coup, il s’en prit également à la mouvance symboliste et au socialisme chrétien de William Morris qui promouvait la supériorité morale et esthétique du produit artisanal, prétendant qu’un objet anonyme, fabriqué en série, aux formes amplement utilitaires et à usage quotidien, méritait l’attention esthétique : «Marinetti n’est pas un artiste plasticien, c’est un poète mais aussi un théoricien des nouvelles formes d’art à l’époque de la modernité. Il déclare que l’objet moderne, réalité vivante et concrète aux formes fonctionnelles exprime un nouveau paramètre universel du beau, dépassant et annulant la valeur de référence qui était auparavant attribuée à un chef-d’œuvre de la sculpture hellénistique. Pour Marinetti, il ne s’agit pas seulement de renverser l’ordre des valeurs consacrées mais de proposer un dépassement de toute vision idéalisée de l’art afin que celui-ci puisse rejoindre la réalité physique de la vie».[104] Il y a là un étrange parallèle qu’on pourrait faire avec le Modern Style. Malgré sa prétention à l’universalité, le manifeste s’adressait essentiellement aux Italiens, et les autres manifestes subséquents le diront clairement : «Dans [le] manifeste de 1911, Marinetti prône une grandeur italienne qui effacerait le souvenir de la grandeur romaine; vous voyez comment tout se tient assez logiquement dans sa pensée : c’est toujours cette même condamnation des souvenirs d’autrefois qui brisent l’élan actuel. En avril 1909, c’est encore un manifeste de Marinetti qui a comme titre “Tuons le clair de lune”. Le 27 avril de l’année suivante, il reprend les idées de son manifeste sur le clair de lune dans un manifeste contre Venise; celui-là est précisément signé de lui et de trois autres peintres qui vont être trois des peintres importants du futurisme, Boccioni, Carrà et Russolo; c’est donc le moment où les peintres entrent en scène dans le mouvement futuriste; dans ce manifeste contre Venise, Marinetti prône la naissance d’une Venise industrielle et militaire qui naîtra après qu’on aura comblé les canaux avec les décombres des palais et qu’on aura libéré Venise de son clair de lune par la divine électricité».[105] La teneur révolutionnaire des manifestes futuristes résidait donc dans cette volonté de renversement. La Victoire de Samothrace, la Joconde, Venise qui s’enfonce dans sa morbidezza, autant d’icônes qu’il fallait mettre à bas pour qu’on reconnaissance enfin la suprématie esthétique de l’auto de course, de la chaîne de bicycle et de la lampe à arc électrique.

«Marinetti veut que l’on comprenne la réalité du monde qui est en train de naître et la nature profonde du changement déterminé par les machines. Il a conscience du fait que, pour l’art, l’unique façon de survivre à l’ordre antique est d’épouser les valeurs de la civilisation industrielle. La naissance d’une esthétique de la vitesse et des formes rigoureuses des outils mécaniques constitue la partie la plus immédiate de son programme. Introduire le dynamisme ou le cinétisme dans l’œuvre d’art et faire en sorte que cette dernière corresponde au monde de la technologie ne sera pas, toutefois, un choix suffisant, si on persiste à respecter les modes traditionnels de la production artistique et la mythologie muséale qui est à la base de la création. L’adhésion idéologique au mythe du progrès se traduit, pour le futuriste par la volonté de promouvoir une pleine visibilité du caractère expérimental de la civilisation moderne, ce qui signifie mettre en lumière la nouveauté de l’expérience, en tant que valeur, contre les conventions acquises et les modèles institutionnels. Tout est à repenser à partir de zéro. Le principe unificateur de l’art futuriste est réductible à une exigence de démontage radical qu’il faut appliquer à chaque praxis opérationnelle et à chaque interprétation esthétique du monde. Le rejet de toute déférence craintive face à un système esthétique sclérosé, ainsi que stérilement accroché aux valeurs éthiques du passé, devient la mesure de la distance que le langage de l’art, à l’instar du monde moderne, prend vis-à-vis de la tradition. Cette dernière n’adhère plus aux exigences expressives contingentes. La nouvelle loi de l’art sera l’antitradition».[106] Se libérer du passé est plus facile à dire qu’à faire et le futurisme échouera à naître d’une tabula rasa esthétique. L’art en série, l’art industrialisé sera plus souvent une sorte de kitsch de très mauvais aloi qui ne représentait rien de ce qu’attendaient Marinetti et Boccioni : «Formulée de façon impérative, cette idée clé de la césure avec le passé permet de conférer une pleine visibilité aux nouveautés du progrès technologique et industriel. En abolissant le mythe des gloires italiennes antiques, le futurisme amène l’artiste à ouvrir les yeux sur le monde en devenir. Il le conduit à découvrir la réalité sensible du progrès, les nouvelles dimensions de la vie transformée par l’industrialisation, les signes et les nouvelles valeurs qui composent l’âme moderne. Par ce geste fondamental, Marinetti rend la modernité réellement présente et lui donne son rôle de préfiguration du futur».[107] La palingénésie ne peut être totale que si le nouvel homme se dépouille de tout ce que lui a légué le vieil homme.

Giacomo Ballà. Dynamisme d'un chien en laisse, 1912.
Ces manifestes auraient pu être signés par des peintres réalistes, impressionnistes, avant-gardistes de tous poils et même expressionnistes, mais jamais ils n’auraient sombré dans l’excès exigé (du moins mentalement) par Marinetti, et les peintres qui avaient signé le manifeste Contre Venise signèrent, comme on l’a vu, «le 11 Avril 1910, un manifeste technique qui serre encore de plus près le problème des arts plastiques, manifeste technique où ils essaient en somme de tirer les conclusions de leur manifeste précédent en ce qui concerne la manière de peindre. Ils y disent qu’on ne peut plus s’accommoder de la forme et de la couleur traditionnelles, que dès l’instant où l’on veut être de son temps, où l’on veut représenter, exalter la vie d’aujourd’hui, on ne peut plus, évidemment, peindre comme les Anciens. La peinture doit désormais “rendre la sensation dynamique” - voilà le terme important de ce manifeste-là - parce que tout remue dans la réalité, tout est mouvement; c’est le mouvement qui leur apparaît comme la caractéristique essentielle de la vie moderne. D’autre part, la peinture doit tenir compte de tous les changements qui sont survenus dans la civilisation contemporaine, changements qui entraînent nécessairement une modification de la vision et des conceptions des peintres. On ne peut plus dire aujourd’hui que les formes sont opaques, puisque nous avons les rayons X qui permettent de pénétrer à travers les apparences. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’homme vêtu qui est poétique et qui est symbolique de la vie contemporaine, ce n’est plus l’homme nu comme pour les gens d’autrefois. Lorsque le peintre d’aujourd’hui fait un portrait, il n’est plus question pour lui de s’attacher à la ressemblance précise, c’est l’atmosphère qui compte, beaucoup plus que la ressemblance. Quand à la peinture des visages, l’on a pu penser auparavant qu’un visage est rose, mais dans notre monde où l’on vit la nuit dans des éclairages soumis à toutes les couleurs excepté la couleur rose, l’on ne peut plus penser qu’un visage est rose à la lumière. La lumière, enfin, règne en maîtresse; l’électricité est un des phénomènes qui ont le plus frappé ces peintres; la lumière règne en maîtresse et le peintre doit en tenir compte».[108] Pour les artistes, tout ce que Marinetti prophétisait était une évidence déjà dominante dans l’ensemble de l’Europe. Mais Marinetti, ne cesse-t-on de rappeler, était un poète. En entrant dans la mythomanie de la palingénésie, il projetait ses lecteurs dans l’irréalisme le plus total : «En définitive, la signification profonde du futurisme va bien au-delà d’une pensée utopique qui exalte la machine et le progrès technologique. Dans un passage du manuscrit du Manifeste de fondation du futurisme, supprimé dans la version imprimée, Marinetti définissait le futurisme en tant que projection en avant, en tant que dimension existentielle de l’artiste : “Tant qu’un artiste travaille à son œuvre, rien n’empêche qu’elle dépasse le Rêve. Dès qu’elle est achevée, il faut la cacher ou la détruire, ou mieux, encore la jeter en pâture à la foule brutale pour qu’elle la magnifie en la tuant de son mépris, intensifiant ainsi son absurde inutilité. Nous condamnons donc l’art en tant que réalisation, nous ne le concevons que dans son mouvement, à l’état d’effort et d’ébauche. L’art est simplement une possibilité de conquête absolue. Pour l’artiste, accomplir c’est mourir”. Le futurisme préconisera ainsi une esthétique de l’éphémère et inventera la performance, privilégiant en outre le manifeste qui incarne le moment dionysiaque de l’art, exprime le projet et la volonté de l’artiste, concrétise sa pulsion créatrice à l’état pur avant qu’elle n’ait à se confronter avec le réel, à passer sous les fourches caudines de la matière, de son opacité et de son déterminisme physique».[109] En abolissant le «produit», Marinetti déplaçait la valeur artistique, l’œuvre, dans sa production, son processus de création. Il était difficile de plonger plus loin dans l’aliénation ontologique de l’artiste à ne produire que pour la satisfaction du moment présent, à la vanité de son narcissisme et à la mort de l’art pour les masses réduites à consommer les colifichets de la production kitsch.

Pippo Rizzo. Treno Notturno in Corsa, 1926.
Les manifestes et la rhétorique futuriste avaient beau en appeler à la vie, au mouvement, au dépassement de la durée, on découvrait, non sans stupeur, la dose malsaine qui grevait son Imaginaire. Ce n’est pas dans la promotion de la vitesse ou la palingénésie que résidait ce qu’il y a de nocif dans le futurisme. «Le retentissement mondial que connaît son manifeste est surtout provoqué par le rejet du passé, formulé avec la plus grande violence, et par le fait qu’un tel propos puisse venir d’Italie, le pays que la culture internationale a classé et sacralisé, depuis deux siècles au moins, comme le dépositaire des gloires artistiques de la tradition gréco-latine et de la culture occidentale. Déclarer depuis l’Italie qu’il fallait abolir le passé et brûler les musées équivalait à un acte de folie, tel a été du moins le propos le plus répandu dans les commentaires suscités par le manifeste. Pourtant dans le manifeste affleurent déjà, du moins partiellement, au milieu du rejet des valeurs canoniques de la tradition, les plus profondes convictions de Marinetti qui s’affirmeront fortement, nourrissant et exaspérant ses contradictions, au cours des années : le social-darwinisme, l’évolutionnisme des nations de Herbert Spencer, la force de la pensée mythique dans la société moderne de Georges Sorel, la célébration de la violence en tant qu’énergie créatrice de Nietzsche, l’inéluctabilité et la nécessité de la guerre selon Joseph de Maistre, enfin le romantisme politique hérité du Risorgimento, ce long processus qui a conduit à l’unification de l’Italie».[110] A-t-on raison de douter de la santé mentale de Marinetti? La suite du Manifeste fondateur ne cesse de surenchérir dans les déclarations outrancières :
«Le scandale provoqué par le manifeste est dû à sa violence iconoclaste dirigée contre les chefs-d’œuvre du musée, la culture poussiéreuse issue des bibliothèques et tout ce qui rend l’homme insensible aux forces de la vie. Le manifeste est autant un texte théorique sur l’art qu’un appel à la révolte : “Et boutez donc le feu aux rayons des bibliothèques! Détournez les cours des canaux pour inonder les caveaux des musées!”. Marinetti veut mettre fin à toute conception narcissique, contemplative, initiatique et saturnienne de l’art. Il rappelle que l’art est un but immanent à la vie elle-même et proclame que, face au monde moderne, la création artistique ne peut qu’être action et instrument de progrès.
Marinetti résume par des formules qui font mouche à la fois la perte des repères immuables de l’expérience humaine et le nouveau sentiment vital résultant du progrès des sciences et de la technologie : “Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons dans l’absolu, puisque nous avons déjà cette éternelle vitesse omniprésente. Conquérir la vitesse veut dire en finir avec le temps et l’espace, c’est-à-dire se libérer des catégories a priori qui, selon Kant, déterminent et limitent la sensibilité humaine. Ainsi un autre monde naît et prend forme avec l’homme contemporain. Le message de Marinetti s’organise au sein d’une prise de conscience plus générale qui transcende le domaine de la littérature et de l’art. L’avènement d’une civilisation technologique ne peut être pensé qu’en fonction d’une profonde mutation anthropologique, culturelle et sociale. La machine modèle d’une réalité inédite, incarne la promesse d’un futur qui brise toute tradition. Pour Marinetti, le progrès scientifique et la révolution industrielle n’ont pas tué l’art, ils ont seulement fait naître de nouveaux prototypes de la beauté».[111]
Gerardo Dottori. Cycliste, 1913.

Dans l’ensemble des anathèmes lancées par Marinetti dans son Manifeste, il y a celle qui concerne la femme : «Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles idées pour lesquelles on meurt et le mépris de la femme». On a bien sûr précisé qu’il s’agissait là du refus de son image romantique ou décadente : «Assez des histoires d’adultère, du bel amour latin, de l’obsession de la femme idéale… Il faut arrêter le sentimentalisme aussi rance qu’exténuant, voilà ce que j’ai voulu dire!». Lorsqu’un poète s’égare dans ses mots et se sent obligé de rectifier, c’est qu’il y a problème quelque part. Quoi qu’il en soit, s’il n’a pas été compris de ses contemporains, une femme, elle, l’a compris, son amie Valentine de Saint-Point (1875-1953) : «Une seule femme releva le défi du misogyne Marinetti, Valentine de Saint-Point, une admiratrice de Lamartine, et membre elle-même du groupe futuriste. Elle avait déjà publié des romans dans lesquels elle dénonçait le mythe de la femme faible, et exaltait le geste des femmes qui avaient réussi à se libérer du conditionnement social (Trilogie de l’amour et de la mort); sa poésie dénote aussi un ardent désir d’indépendance et une volonté de se démarquer du reste des femmes; n’écrit-elle pas dans Poèmes d’orgueil (1908) :
Femmes-enfants, en proie aux attendrissements,
Qui sans sensation ne goûtez pas la vie,
Qui jouez avec tout sans en avoir envie,
Je n’écris pas pour vous, pour vos amusements?
En mars 1912, Valentine de Saint-Point publie à Milan son Manifeste de la femme futuriste, en réponse à celui de Marinetti. Ce texte de quatre pages est étonnant d’ambiguïté. Après s’être efforcée de montrer que la différence entre les deux sexes n’a pas de fondement biologique, Valentine de Saint-Point, revient en arrière, en attribuant aux hommes et aux femmes des fonctions différentes selon leur “nature”. L’auteur fonde son argumentation sur l’idée d’androgynat : “il est absurde de diviser l’humanité en femmes et en hommes. Elle n’est composée que de féminité et de masculinité. Tout surhomme (…) n’est l’expression prodigieuse d’une race et d’une époque, que parce qu’il est composé à la fois d’éléments féminins, de féminité et de masculinité, c’est-à-dire qu’il est un être bien complet”. La virilité, estime Valentine de Saint-Point, manque aussi bien aux hommes qu’aux femmes du temps. Elle évoque avec nostalgie les époques où les “Erynnies, les Amazones, les Sémiramis, les Jeanne d’Arc, les Jeanne Hachette, les Judith et les Charlotte Corday, les Cléopâtre et les Messaline” faisaient l’histoire avec vigueur et sans faillir à leur devoir de femme. Lorsque l’auteur examine le cas de Catherine Sforza, elle revient à une approche traditionnelle de la femme, définie à nouveau “en termes de fatalité et de nature, d’instinct et de déterminisme biologique. Elle réintègre la place de l’autre, la fonction de second sexe qui ne prend sens que par rapport au premier (…) Elle redevient la femme génitrice de héros ou la femme-trophée, le repos du guerrier. Il va sans dire que Valentine de Saint-Point condamne toute espèce de féminisme (…) Il ne faut donner à la femme aucun des droits réclamés par les féministes. Les lui accorder n’amènerait aucun des désordres souhaités par les futuristes, mais au contraire un excès d’ordre”. Il y a du nietzschéisme dans la “philosophie” de Valentine de Saint-Point; on serait même tenté d’y voir déjà une annonce de l’idéologie fasciste si justement le refus de l’ordre social n’était inscrit dans les tables du futurisme. Rien n’est très clair dans cette analyse qui se veut révolutionnaire, qui prétend libérer la femme, mais ne lui propose, au fond, rien d’autre, qu’une acceptation de l’image d’elle-même que les mythes masculins ont sans cesse véhiculée».[112] Ce manifeste venait à point nommé pour tirer Marinetti d’un débat houleux à l’époque où les Suffragettes menaient la guerre pour le droit de vote et que commençait l’organisation de syndicats dans les milieux de travail féminin.

Ivo Pannagi. L'enlèvement d'Europe, 1960.
Un autre aspect totalement innovateur pour le monde de l’art, c’est à quel point les manifestes futuristes furent suivis d’une véritable pédagogie mise en œuvre par les principaux animateurs du mouvement. Comme de véritables militants politiques, les futuristes entreprirent une campagne de conviction utilisant tous les moyens disponibles que la fortune héritée de Marinetti lui permettait de financer : «Ils allaient de ville en ville, utilisant les théâtres pour leurs séances comprenant des conférences, des lectures de poèmes, des dialogues entre instruments de musique, des présentations de tableaux sur scène. Si des spectateurs sifflaient ou protestaient, ils descendaient dans la salle pour les gifler ou les battre à coups de canne. En effet, les futuristes voulaient prouver que les artistes n’étaient pas des rêveurs, mais des sportifs capables de se servir de leurs poings pour mater les “passéistes”. Il y eut ainsi des pugilats épiques, à Venise, à Rome, à Turin et ailleurs, nécessitant l’intervention des carabiniers; les écrits de Marinetti en font orgueilleusement le bilan».[113] Ces soirées fonctionnaient comme une véritable entreprise de propagande dont s’inspireront plus tard les idéologues du fascisme, mais pour le moment, ce n’étaient que des «soirées que les futuristes organisent dans diverses villes, au théâtre en général, soirées au cours desquelles on lit des poèmes, des poèmes futuristes bien sûr, et on prononce des discours qui font connaître les idées des futuristes. C’est ainsi que le premier manifeste de Marinetti, après avoir été publié dans “Le Figaro”, fut déclamé par lui au théâtre de Turin au cours de la représentation d’un drame qu’il avait composé. Le 12 Janvier 1910 a lieu à Trieste - qui n’était pas en Italie à cette époque… - une soirée où on lit le manifeste, où Marinetti prononce un discours et où l’on récite des vers. Le 15 Février suivant, c’est une soirée à Milan, où la lecture d’un poème qui était d’orientation irrédentiste provoque une manifestation et crée un incident diplomatique avec les Allemands et les Autrichiens. Le 30 Juillet, c’est une conférence à Milan. Le 1er Août 1910 toujours, c’est, au théâtre de Venise, une mémorable soirée où Marinetti improvise, avec son abondance et sa facilité coutumière, un discours où il reprend les thèmes de son manifeste contre Venise passéiste; naturellement, ce discours provoque une grande bagarre, à laquelle participent activement, avec leurs poings à l’occasion, les peintres futuristes qui sont présents. Le 25 Mars 1911, c’est une soirée à Ferrare, et le lendemain la police interdit à Parme une réunion qui devait s’y tenir; des incidents, d’ailleurs, se produisent malgré cela. La série des soirées continue néanmoins…».[114] La violence cessait d’être un thème hermétique pour devenir une agitation qui commença à dégénérer parfois dangereusement : «Il y a encore d’autres genres de manifestations, de nouvelles soirées, de nouvelles séances de déclamation poétique et de conférences qui se font souvent à l’occasion de ces expositions…, et ces manifestations continuent à être très agitées. Les plus notables
Umberto Boccioni. Émeutes sous les arcades.
soirées sont les suivantes : il y en a eu d’abord plusieurs à Rome, en Février et en Mars 1913, dont la dernière fut tellement mouvementée qu’elle nécessita l’intervention des carabiniers. En Décembre 1913, à Florence, de nouveau une violente bagarre éclate, qui semble bien avoir été maniée d’avance, d’ailleurs, par les ennemis des futuristes, mais qui en tout cas entraîne là aussi l’intervention de la gendarmerie. À Bologne, c’est en Janvier 1914 que se produisent des incidents qui cette fois ont lieu à l’Université, parce qu’un professeur avait pris fait et cause contre les futuristes. En Avril de la même année 1914, à Milan, se donne un concert futuriste qui déchaîne une violente bataille et entraîne, là encore, l’appel à la maréchaussée. En Mai, ce sont des séances à Naples. Enfin, en Janvier 1915, une manifestation plus modeste est la conférence de Marinetti qui se fait à Faenza, et qui est bien accueillie, c’est assez intéressant de noter le fait. Ces manifestations nouvelles nous montrent que la propagande des futuristes s’étend vers le sud, puisqu’il y a eu une manifestation à Naples alors que jusqu’à présent le sud n’avait pas été touché, et qu’il y a aussi une extension vers les petites villes comme Faenza. Le dernier genre de manifestations, ce sont celles de caractère politique, car nous sommes à un moment où la Grande-Guerre vient de commencer, et où les futuristes prennent délibérément parti en faveur de l’intervention de l’Italie dans la guerre. […] Dès Septembre 1914, à Milan, se produisent les premières manifestations, et elles deviennent ensuite de plus en plus fréquentes à Rome et dans les diverses villes italiennes».[115]

Enrico Prampolini
À ces soirées, les artistes ajoutent leur propagande par le fait, c’est-à-dire leurs créations artistiques selon les critères énoncés dans le Manifeste des artistes. «Le plus actif fut Umberto Boccioni, théoricien et créateur, à qui l’on doit les notions concernant “le style du mouvement” dans les arts. Après avoir été initié par Balla à la science picturale, Boccioni devint le plus ardent propagateur du dynamisme en peinture. Il fut l’auteur de la conception des “lignes-forces”, qui l’amenait à dessiner dans ses compositions “des faisceaux de lignes correspondant à toutes les forces en conflit”. À partir de Dynamisme d’un cycliste, où il rendit par un groupement de lignes-forces et un contraste de couleurs le passage d’un cycliste pédalant à toute vitesse, faisant corps avec sa machine, il peignit maintes études ayant pour thème le mouvement, isolé ou unanime, celui d’un cavalier et de son cheval, ou, celui d’un détachement de lanciers chargeant l’ennemi. Boccioni indiqua également comment devait se concevoir la sculpture futuriste, en lui donnant pour mission d’intégrer l’espace dans un corps, et non pas de placer un corps dans l’espace. “Ouvrons la figure comme une fenêtre et enfermons en elle le milieu où elle vit” disait-il. Lorsque Boccioni mourut en 1916, des suites d’une chute de cheval, le futurisme perdit son meilleur démonstrateur».[116] La guerre tua cette envolée de propagande, mais elle reprit vingt ans plus tard, au moment où le fascisme avait besoin de relancer sa propagande. Comme le rappelle Malvano-Bechelloni : «On peut comprendre comment un langage, lié à d’autres options formelles, tel que le futurisme, n’était pas favorisé par la demande d’une pédagogie visuelle basée sur la clarté et l’évidence qui était le fait de la grande décoration murale. Pourtant la nature du mouvement futuriste pouvait le prédestiner à la fonction moderne et urbaine propre à la décoration murale. Leur projet de lancement de la plastica polimaterica, à partir de 1934, “synthétique, dynamique, virile, optimiste et dépourvue de rhétorique”, mais aussi inexorablement limitée par l’obscurité du langage, écrit et imagé du futurisme. Langage plus disponible aux enthousiasmes et aux élans dynamiques qu’à la logique du discours : “cherchons avant tout la signification des mots et ensuite nous pourrons les cracher”, ironisait-on sur le “bulletin” de la Galleria del Milione, rempart milanais des artistes abstraits».[117] Il n’était pas évident que les stratégies opportunes en politique réussissent aussi bien en ce qui avait trait à un mouvement dont l’expression des idées s’enrobait de poésie pour exprimer des impératifs martiaux


Carlo Carrà. Funérailles de l'anarchiste Galli, 1910-1911.
La jonction du futurisme et du fascisme ne put venir avant la fin de la Grande Guerre, c’est évident. Jonction car le fascisme n’est pas plus le fruit des manifestes futuristes que de la sociologie de Pareto ou les idées militantes de Georges Sorel. Au départ, si le futurisme est engagé politiquement, il n’a pas de parti affilié, ce qui aurait tout de même été étonnant pour un mouvement qui ne cachait pas son élitisme. L’anarchisme, tel qu’il s’exprimait en Europe au tournant du XXe siècle fut ce qui se rapprocha le plus du spontanéisme révolutionnaire des futuristes. Il n’y avait là rien d’anormal; «à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le
Natalia Goncharova. Cycliste. 1913
mouvement anarchiste est soutenu par un grand nombre d’intellectuels et d’artistes. À Londres comme à Paris, anarchie égale génie et anticonformisme. En Italie, le dynamisme du mouvement stimule le “dynamisme” pictural du futurisme, comme dans [le] tableau de Carlo Carrà, “Les Funérailles de l’anarchiste Galli”, peint en 1911».[118] Plus qu’en Angleterre, et à l’image de la France et de l’Espagne, l’Italie est un centre où se développe l’anarchisme pur et l’anarcho-syndicalisme par lequel transitera nombre de futurs militants fascistes. La seconde rencontre porta même en direction du communisme : «c’est bien sûr par le biais des futuristes russes que s’opère le lien direct entre communisme et fascisme. En 1920, Marinetti salue “la victoire de l’art futuriste bolchevique”, tandis qu’au congrès de l’Internationale communiste. Lounatcharski reconnaît à Marinetti le rôle d’intellectuel révolutionnaire. Malgré des antagonismes, il est difficile de ne pas constater, sur le terrain des techniques employées, des parallèles entre les méthodes futuristes et le programme d’“agit-prop” lancé par Lénine en avril 1918. Pour le contenu, Nicolas Gorlov relève dans LEF en 1924 cette différence de fond : “Le manifeste des futuristes italiens exalte dans la guerre l’hygiène du monde [alors que] le futurisme russe dès ses premiers pas s’est manifesté contre la guerre.” En dépit d’échecs, thématiques à l’étranger, esthétiques en Italie, et d’inconstances ou d’attitudes “vibrionnantes”, le futurisme influence indéniablement la manière de parler aux masses par une “esthétique” de la politique».[119] Les Allemands, pour leur part, se méfiaient naturellement des avant-gardes et les futuristes ne firent pas exception : «Les paroles dures et tranchantes de Karl Scheffler résument le mieux le rejet de certains adeptes berlinois de l’art moderne : “Ce qui porte à réfléchir, c’est qu’ils donnent l’impression d’être intellectuellement malhonnêtes. Leur art se présente comme une compétition déloyale. Derrière tout cet enthousiasme affiché, on flaire entre les lignes de leur programme l’envie et d’autres instincts impurs. Ils ne sont pas fanatiques de la vérité, comme ils disent, mais fanatiques du succès bruyant à tout prix. Ce n’est pas l’élan impétueux de la jeunesse qui sous-tend leur peinture mais une humanité assez crapuleuse”».[120] Ces mots durs s’adressaient d’ailleurs à Boccioni et à ses collègues. Enfin, les nationalistes italiens n’éprouvaient guère plus de sympathie pour les futuristes : «L’opposition du nationalisme à l’avant-garde ne pouvait être qu’évidente : à terme, l’accent mis sur le passé devait entrer en conflit avec la négation de l’histoire. Certes, en Italie, l’opposition entre nationalisme et avant-garde semblait mise en sourdine, car les futuristes étaient entrés dans la bataille interventionniste, et le mouvement fasciste à ses débuts mit l’accent sur l’immédiateté de l’expérience de la guerre et sur la dynamique de la jeunesse. Mais tout ne fut qu’une question de temps, et bientôt l’intérêt porté à l’héritage antique rejeta le futurisme en marge du mouvement. Toutefois, là où les fascistes avaient peu de possibilités d’exercer un pouvoir politique, les idées de jeunesse, de virilité et de force purent jouer un rôle plus important que les souvenirs du passé national. Le rejet de l’histoire pouvait aller de pair avec un engagement fasciste».[121] C’est donc par la bande, et au service du fascisme seul, que la jonction finit par s’opérer entre fascisme et futurisme.

Marinetti avait les yeux tournés, naturellement, vers d’Annunzio, un poète qui, par son coup de force de Fiume, semblait incarner l’homme futur : «Bien qu’il méprisât les masses comme Nietzsche, d’Annunzio convenait mieux que quiconque pour jouer le rôle de chef d’une “élite de remplacement”; rôle qui lui fit jouer pendant un certain temps celui de meneur de masses. D’origine noble, il était petit et presque efféminé, et dut jouer toute sa vie le rôle d’un Hercule, d’un super-aristocrate, d’un snob , d’un dandy et d’un héros militaire, jusque dans ses écrits. Qu’il apparaisse, jeune écolier encore, dans le plus chic restaurant pour y commander du caviar et une glace au citron, que dans son adolescence il provoque des scandales par ses relations avec des jeunes filles et des femmes de grands aristocrates, qui accouraient à lui de tous côtés; que, habillé par les meilleurs tailleurs (qu’il oublie de payer) et portant des souliers polis et un chapeau rond, il aille exhiber sa calvitie et sa barbiche au Parlement pour y provoquer des incidents; qu’il vive avec la grande comédienne Éléonora Duse dans la Villa Capponcina près de Florence, ayant dix-huit domestiques à son service et remplissant sa maison d’objets précieux exotiques; ou encore que, saturé de sa vie de débauché, il se distingue pendant la guerre comme officier, comme commandant de vedette rapide, comme pilote d’aviation ou comme chef de propagande, dans toutes ces circonstances il s’efforce de suivre la même orientation: faire sensation dans tous les domaines par des performances inédites, provoquer l’admiration de la foule et des femmes, surtout celles d’origine noble, raconter ensuite ses expériences dans ses œuvres et payer ainsi en partie ses plus tenaces créanciers».[122] Marinetti et d’Annunzio étaient fait pour s’entendre par leur commune vanité de poètes arrivistes et leurs goûts pour la théâtralité, la vitesse et l’esthétique de la guerre. Mais le triomphe de d’Annunzio fut éphémère, comme toutes les œuvres futuristes, et Mussolini le remplaça assez tôt, lui plus dynamique, meilleur organisateur sur le terrain : «Marinetti, le futuriste, ne s’éleva pas contre Mussolini, mais il dénonça, en 1937, Hitler pour avoir condamné le futurisme, l’impressionnisme, le dadaïsme et le cubisme en faveur d’un “art vériste, analytique, statique et photographique” - un réalisme sans imagination qui sanctifiait le statu quo».[123] Il ne dénonça pas, mais il fit clairement savoir que Mussolini n’était pas son homme. Lorsque survint la réconciliation du fascisme avec les forces bourgeoises en 1920, «le tournant à droite provoqua une rupture avec le futuristes, avec les arditi et avec D’Annunzio, que Giolitti contraignit par la force à mettre fin à l’aventure de Fiume à la fin de 1920 (“Noël sanglant”), après que le traité de Rapallo entre l’Italie et la Yougoslavie (12 novembre) eut reconnu à la cité adriatique le statut de “territoire libre”».[124] Comme le souligne une fois de plus G. L. Mosse : «En fait, c’est l’intensité de la tradition historique qui définira dans une large mesure la place laissée à l’avant-garde. Lorsque la conscience historique et la culture des traditions constituent la clef de la pensée publique d’un régime, alors, quelles que soient les techniques acceptées, l’art et la littérature doivent porter leurs regards en arrière et non en avant. L’Italie fasciste, contrairement à l’Allemagne, passa une alliance avec les futuristes et les syndicalistes antihistoriques et put ainsi connaître une avant-garde qui déplorait le poids de la tradition».[125] Cette spécificité italienne qui convint au Duce permit une continuité dans l’art italien du futurisme à l’art proprement fasciste, puis, paradoxalement, au néo-réalisme italien d’après-guerre au cinéma.

Gabriele d'Annunzio (au centre) et ses miliciens de Fiume.
Une fois d’Annunzio et Marinetti mis au pas, que restait-il des relations entre le fascisme et le futurisme? Rétrospectivement, les deux mouvements convergeaient vers un même but, l’homme du futur, l’homme nouveau, la palingénésie réconciliée avec la mémoire des riches heures de l’Empire romain. «“Peut-on être futuriste en art sans être fasciste en politique?” interroge Ruggero Zangrandi dans un de ses articles de jeunesse. C’est avec ferveur que certains joignent les rangs fascistes, séduits sans doute par l’“orgueilleuse devise” que Mussolini a empruntée aux ArditiMe ne frego, “Je m’en fous”! Voici Tato et son aeropittura, représentant des avions en plein vol, de préférence bombardiers. Voici Prampolini, traçant tel “portrait synthétique” du Duce. Voici Marinetti, réclamant avec ses amis dès 1913 une politique italienne “cynique, rusée, agressive” - les voici en 1909 déjà, obsédés de tout ce qui séduira plus tard la révolte fasciste : érection, vitesse, agression, irrationnel. “Un immense orgueil gonflait nos poitrines à nous sentir debout tout seuls, comme des phares ou comme des sentinelles avancées, face à l’armée des étoiles ennemies qui campent dans leurs bivouacs célestes… Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous! Partons! Voilà bien le premier soleil levant sur la terre!… Rien n’égale la splendeur de son épée rouge qui s’escrime pour la première fois dans nos ténèbres millénaires… Sortons de la sagesse comme d’une gangue hideuse et entrons, comme des fruits pimentés d’orgueil, dans la bouche immense et torse du vent…”».[126] Sans doute avons-nous eu trop tendance à privilégier ce qui rapprochait les délires de Marinetti de la rhétorique des leaders fascistes, d’où la circulation des futuristes dans les rangs fascistes : «Le futurisme a fourni au fascisme des adeptes très convaincus dès les premières heures, et, au moment où Mussolini organise ses faisceaux, les futuristes sont nombreux dans ces comités; ils ont participé ainsi activement à la révolution fasciste. Là aussi, d’ailleurs, ils ont pensé eux-mêmes qu’ils étaient dans la ligne de leur système, qu’il y avait une sorte de logique interne dans ce comportement qu’ils affichaient, par le biais du supernationalisme, qui est important dans l’idéologie futuriste et qui est évidemment l’une des composantes essentielles de la révolution fasciste. Mais ce qui d’autre part est un peu étonnant, c’est le comportement du fascisme, une fois qu’il a été au pouvoir, à l’égard du futurisme: il s’est en effet montré quelque peu incertain. Évidemment, Mussolini, en particulier, avait pour Marinetti, pour les futuristes en général, une certaine sympathie, qui se nouait sur le plan de l’idéologie politique, et qui devait se répercuter normalement sur le plan de l’activité artistique; mais en fait la politique artistique du régime fasciste s’est montrée hésitante entre les tendances modernistes, que le futurisme représentait sous sa forme la plus aiguë, et les tendances traditionalistes. Il y a encore là quelque chose qui est paradoxal […] et d’un peu ambigu, car en fait le régime fasciste était, en dépit de certaines apparences, d’orientation essentiellement réactionnaire, et l’on ne voit pas très bien comment il aurait pu s’entendre d’une façon profonde avec un art comme le futurisme, qui, lui, était résolument révolutionnaire, mais dans un sens très moderniste. Il est certain que le régime fasciste ne pouvait pas offrir un climat favorable au développement du futurisme si celui-ci restait fidèle à son orientation révolutionnaire et moderniste».[127] Aussi, demeurait-il clair, dans l’esprit de Marinetti, que le futurisme aurait dû garder une certaine distance avant de s’incorporer dans le mouvement de masse qui lui déplaisait tant : «Assurément, tous les futuristes ne seront pas fascistes : fin novembre 1924, Marinetti tentera un rassemblement des futuristes italiens qui ne fera que souligner l’éclatement du mouvement, le refus de l’engagement fasciste de certains de ses compagnons qui l’avaient suivi dans l’interventionnisme antisocialiste, anticlérical et antimonarchiste».[128] Finalement, en faisant reposer ses fesses sur le fauteuil d’académicien que lui remit Mussolini, Marinetti s’engageait à se taire jusqu’à sa mort. Le temps des manifestes et des soirées mondaines autour des vers futuristes était déjà rendu loin derrière lui. Le culte de l’instantané repose précisément dans le fait que l’oubli efface l’œuvre plus sûrement que sa destruction physique.

Pio Pullini. Chemises noires,
Comment, par contre, qualifier les rapports entre le futurisme et son proche parent, le cubisme? Ce qui les unit, d’abord : «Leur importance vraie tient au fait qu’ils suscitèrent une sensibilité nouvelle à l’égard des objets typiques de notre temps, et en particulier la machine, et pour les préoccupations de l’homme moderne, et en particulier la vitesse».[129] S’il y a une différence entre la machine à café de Duchamp et les avions en plein ciel de Tato, c’est la différence qui existe entre les anciennes machines simples produits de l’artisanat traditionnel d’une part, et les machines complexes produits de la haute technologie moderne. En ce sens, la césure entre cubisme et futurisme apparaît plus clairement que les jeux qui les unissent. La conscience du temps n’est pas la même dans le cubisme que dans le futurisme. On peut voir en Marcel Duchamp un artiste qui «eut une conscience beaucoup plus claire de la signification du Futurisme que n’en eurent jamais ses créateurs eux-mêmes. En 1913 déjà, Apollinaire avait décrit cet artiste comme “détaché des préoccupations esthétiques” et “préoccupé de l’énergie”. Parlant de son Nu descendant l’escalier, Duchamp a expliqué qu’il ne s’agit pas vraiment de peinture - que c’est une organisation d’éléments cinétiques, une expression du temps et de l’espace à travers la présentation abstraite du mouvement».[130] Toutefois, Read observe pertinemment qu’«à l’origine du “machinisme” de Duchamp et de Picabia, il n’y a jamais eu aucune acceptation de l’esthétique de la machine (comme plus tard dans l’œuvre des constructivistes); il s’agissait bien plutôt d’une révolte contre l’éthique de la machine, contre la subordination des valeurs de l’homme aux valeurs mécanistes. Les machines de Duchamp et de Picabia sont des caricatures impies».[131] L’esprit diverge donc sur la façon de considérer la modernité et ses inventions mécaniques. Golding est d’accord avec Read : «Duchamp avait… peint un Moulin à café où le caractère burlesque de la mécanique est traité non sans humour. Fasciné par la mécanique du moulin à café, Duchamp en transcrivit les caractères aux formes humaines, et se mit à interpréter ses personnages en termes nettement mécaniques : cylindres de métal, pistons, roues dentées, tubes de caoutchouc, etc. […] À ce propos, on peut faire à nouveau un parallèle avec les futuristes, dans cet accent mis sur l’objet manufacturé, commercial, et sur les formes mécanisées. Mais les Italiens glorifiaient la machine, y voyaient un exemple exaltant de la civilisation dynamique où ils vivaient; pour Duchamp elle est utilisée comme thème de commentaires de la vie moderne d’un tout autre ordre. L’attitude de Duchamp envers la civilisation contemporaine est faite de distance, d’humour froid: elle est essentiellement négative et cynique».[132]

D’autre part, le futurisme se rapproche beaucoup du cubisme coloriste, celui représenté par le peintre français Robert Delaunay (1885-1941). En lui aussi on trouve le mouvement mais non pas dans les teintes brunâtres des cubistes, mais dans celles, colorées, des fauvistes. C’est ici que la rencontre avec les peintres futuristes les rapproche le plus du cubisme : «Delaunay pensait que la grande invention de Cézanne était d’avoir brisé le contour des formes, donnant ainsi à la peinture un sens plus large du mouvement. Delaunay fit plus tard allusion à cette phase de sa peinture en la qualifiant de son “époque destructive”. Dans ses notes, accompagnant une reproduction d’une de ses Tour Eiffel, on peut lire : “Cézanne est définitivement brisé par nous, les premiers cubistes. Après avoir brisé le compotier on n’a pas pu le recoller.” Mais, alors que dans les toiles contemporaines de Braque et de Picasso l’espace est en quelque sorte concrétisé, et intimement lié aux objets, on a chez Delaunay l’impression que les formes ont littéralement explosé en mille morceaux, ce qui évoque d’ailleurs la force et le mouvement».[133] Les tableaux de Delaunay font perdre des prétentions théoriques aux futuristes. Nous avons l’impression que ces derniers reprirent le jeu du Nu de Duchamp et décidèrent tout simplement de lui faire débouler l’escalier. Duchamp en aurait sans doute ri, lui, le héros, mais devant les prophètes de la palingénésie, l’effet relevait du Simultanéisme : «L’idée de simultanéité apparut pour la première fois dans la préface de l’exposition futuriste de la galerie Bernheim. Elle venait de la série de toiles de Boccioni, les États d’esprit; c’était à l’origine l’idée très littéraire qu’un tableau doit être une synthèse entre ce dont on se souvient et ce que l’on voit, une impression visuelle synthétique comprenant non seulement plusieurs vues d’un même objet, mais tous les traits qui s’y rapportent, physiquement ou psychologiquement. Une toile de Carrà intitulée Simultanéità, qui représente une figure dans une série de positions successives, montre que la “simultanéité” avait aussi parfois chez les futuristes le sens tout simple de: combinaisons sur une même toile de divers instantanés du mouvement d’un objet ou d’un être humain».[134] Il s’agissait de l’aboutissement d’une longue suite d’expériences visuelles dont l’origine remonte au caravagisme tout au moins. Plutôt que les extraordinaires prises de vue du premier film italien, qui est en même temps l’un des premiers péplums, Cabiria, tourné en 1914 et qui devait influencer cette mégalomanie des scènes grandioses que l’on retrouvera dans Intolerance de D. W. Griffith, les futuristes prenaient très au sérieux les études sur le mouvement des formes dans leurs tableaux et offraient une toute autre perspective des rapports de l’homme au temps.

Umberto Boccioni. Vision simultanée. 1911.
Car qui dit mouvement pense aussitôt au cinéma qui en est la meilleure traduction artistique, à condition de mettre la musique et la danse dans un autre registre. Il n’avait pas échappé à la pensée de l’auteur du Manifeste de 1909. «En 1914 le grand maître du futurisme, F. T. Marinetti, entreprit avec Valentine de Saint-Point la réalisation d’un film futuriste. Ce projet fut interrompu par la guerre mais en 1916, Marinetti publia le Manifeste du cinéma futuriste, où sans grande originalité, il est parlé de la vie indépendante de l’objet, d’analogies visuelles et d’interprétations filmiques des états d’âmes. La même année, A. G. Bragaglia, metteur en scène de théâtre, tournait Perfido Incato (Charme pervers) avec Lyda Borelli. Ce film intitulé futuriste n’est qu’une succession de gros plans fouillant les complexes de l’héroïne qui, il faut l’avouer, évolue avec charme dans des décors expressionnistes : chaises déformées et murs constellés d’immenses yeux. Ce film, intitulé en France Les Possédées est l’illustration de la devise de son héroïne, la comtesse Thaïs Galithtsy, qui veut une vie “courte et bonne”, c’est-à-dire pleine de plaisirs quoi qu’il puisse advenir. Cette femme n’est gênée par aucun interdit, elle profite de sa beauté, de son corps, pour aimer, et le jour où elle ne peut plus faire l’amour librement, elle accomplit le plus érotique des suicides : elle entre dans une chambre sur la porte de laquelle est écrit : “Au-delà mystérieux”. Dès qu’elle se trouve dans cet espace réduit, orné de dessins géométriques, des parfums lourds et mortels, aphrodisiaques puissants, s’exhalent de bouches cachées, Thaïs se tord érotiquement sur le sol et c’est dans une ultime extase qu’elle voit sortir des murs une multitude de pointes acérées qui la transpercent».[135] En France, ce goût de la modernité, de la machine, de la vitesse se retrouva dans un film d’Abel Gance, La Roue (1923), dont «la partie la plus belle, la plus émouvante et la plus neuve de son film est certainement l’étude de la féerie mécanique, de la traction à vapeur et la description de la magie surnaturelle des paysages de neige. Il a su analyser la beauté hallucinante de la vitesse, l’ivresse du travail intelligent des roues, de l’acier et des engrenages, la grande voix émouvante des organismes faits de tôle, de cuivre et d’acier. Sa “chanson de la Roue” et sa “chanson du Rail” sont des notations d’une force et d’une beauté inoubliables. L’homme qui a su recueillir ce chant poignant de la matière est un grand poète…».[136] Mais à ce moment, le futurisme, comme l’expressionnisme, ne seront plus que des mouvements se survivant à eux-même, la guerre les ayant rattrapés dans leurs valeurs et leur esthétisme.

Les écarts entre le cubisme et le futurisme démontrent qu’il a eu beau paraître en français, dans l’un des journaux les plus lus de France, le Manifeste de Marinetti ne parvint pas à s’imposer dans l’hexagone. Marcel Raymond le reconnaît en ce qui a trait à la poésie : «Le futurisme, tel que l’entendait Marinetti, a fait long feu, en France, mais il n’a pas été sans influence et il représente l’image hyperbolique d’une poésie du moderne. Poésie “matérialiste”, en un sens, sans aucun style, nourrie de sensations brutes et moulée sur les choses; dynamique, rythmant l’action, rythmée par elle, faisceau d’énergies qui se déploient; épique, enfin, en ses meilleurs jours. (Quant au désespoir secret que recèlent parfois ces fuites dans l’inhumain, il n’est pas toujours si bien étouffé qu’il ne se laisse pressentir.) Mais si la mode n’a pas duré longtemps, chez les jeunes poètes français, de vanter le futur et la machine, combien, en revanche, se sont donnés à leur époque comme on accepte la fatalité, mêlant leur vie à la sienne, absorbant jusqu’à la suffocation “le climat de l’inquiétude universelle” [André Salmon]. C’est ainsi qu’ils ont pu rencontrer parfois la vraie poésie. Car  dans cette atmosphère de “grand soir” où ils se plaisent, une poussière impalpable flotte qui porte les germes d’étranges prestiges; au centre d’un monde urbain, le poète sentira naître en lui une sensi-
bilité nou-
velle et une soif renouvelée de merveilles. Parmi ces objets fabriqués dont l’homme encombre sa vie, il trouvera des fétiches qui peupleront ses rêves. Une fois de plus, les frontières s’effaceront entre le dedans et le dehors, entre le moi et ces choses dont on dit qu’elles sont extérieures».[137] Même la jeunesse anti-conformiste issue de la Grande Guerre ne put trouver d’atomes crochus avec les propositions prophétiques de Marinetti : «Dès 1920…, Drieu La Rochelle se convainc de la puérilité, de la pauvreté du pragmatisme. Les machines sont des esclaves voraces qui trahissent l’homme. L’univers n’est pas “égal à son vaste appétit”. Il ne le satisfait plus, et il le satisfera toujours moins, car “ce sont les derniers jours où la Terre est grande”. Ayant tout exploré, tout dévasté, ayant atteint le bord du ciel, la limite, l’homme restera seul avec son rêve ancien, le rêve d’une Atlantide, la soif d’un autre bonheur que celui qu’apporte la possession du butin».[138] Si certains effets artistiques du futurisme se retrouvèrent dans certains tableaux cubistes ou des films isolés ici et là, l’esprit n’y était pas, car, répétons-le, le futurisme était une réponse, un aggiornemento de l’esprit italien à la modernité, ajustement effectué depuis longtemps pour l’esprit français.

Gino Severini. Canon en action, 1915.
Par contre le futurisme trouva des échos dans le vorticisme britannique : «Ce fut ce terme [tourbillon] (en anglais : vortex) qui donna son nom à la ramification anglaise du mouvement futuriste : l’éphémère mouvement vorticiste qui fut dirigé par Wyndham Lewis, William Roberts, Frederick Etchells, Edward Wadsworth, Jacob Epstein, C.R.W. Nevinson, et pour une brève période avant sa mort au début de la guerre, l’artiste français Henri Gaudier-Brzeska (1891-1915), tels furent les hommes liés au “Great English Vortex”».[139] Cette avant-garde britannique apparut à peu près au même moment que se préparait la Grande Guerre. Le vorticisme était né d’une sécession au sein du Bloomsbury Group. Ses artistes tentèrent de se distinguer du cubisme et du futurisme en utilisant un rayonnement de lignes courbées ou cassées évoquant un mouvement giratoire, ce tourbillon qui a donné son nom au mouvement (baptisé selon certains par Ezra Pound). Doté d’une revue, Blast, elle publia Ezra Pound et T. S. Eliot, des poètes américains. Le peu de succès que le mouvement rencontra durant sa courte existence et le coup de grâce que la Grande Guerre lui porta suffirent à abréger ses jours.  Pour l’Oxford English Reference, le vorticisme est une avant-garde littéraire et artistique (1912-1915) «constituée contre le sentimentalisme de l’art du XIXe siècle et caractérisée par un style heurté et mécaniste, apparenté au cubisme et au futurisme».[140] Comme le cubisme et le futurisme, cette avant-garde britannique se diffusa à travers la Grande Guerre, faisant connaître par sa touche et son style la tragédie de l’esthétique de la guerre : «Le vorticiste Percy Wyndham Lewis, les cubistes David Bomberg et William Roberts, F. H. Varley (futur membre du Groupe des Sept), les frères Nash, le futuriste C. R. W. Nevinson - ceux-là seuls, et quelques autres, possédaient le vocabulaire pictural apte à transmettre l’essence de la guerre moderne».[141] Ils eurent la chance, si on peut dire, de rendre compte objectivement, de l’esthétique de la guerre prônée par le manifeste de Marinetti. Il est vrai que «Futurisme et vorticisme ont un même mot d’ordre : énergie, et un même objectif : guérir l’Italie et l’Angleterre de leur langueur, de leur lèpre esthétique, renouveler par la violence la sensibilité malade d’une génération apathique».[142] La similitude est d’autant plus étonnante que l’esprit italien était fort éloigné de l’esprit britannique, mais il est vrai qu’une certaine sensibilité britannique à l’italianisme avait été développée par certains romanciers, comme Henry James, et devait se poursuivre durant l’après-guerre avec des romanciers comme E. M. Forster, mais ce n’est pas de cela dont il est question entre le futurisme et le vorticisme : «La description proposée par L. Veza est éclairante : “Le vorticisme ou la recherche d’un équilibre austère […] d’un dynamisme arrêté […] l’intensité ramassée de l’image nue, abstraite c’est-à-dire purifiée de toute émotion”. Procéder à la représentation d’un calme externe et à l’appréhension de l’énergie interne, telle peut être synthétisée l’intention esthétique du vorticisme. Pas d’images multiformes, pas d’interpénétration de celles-ci, ni des objets, comme le faisait le dynamisme pour l’avant-garde italienne».[143] Là où les Français trouvaient le futurisme trop austère, c’est ce qu’apprécièrent les artistes et poètes britanniques.

Percy Wyndham Lewis, A Battery Shelled, 1919.
David Bomberg, Sappers at Work, 1919.
Il en va, en effet, du vorticisme comme du futurisme : «Son intention primordiale, tout comme pour les futuristes italiens, est de saisir l’essence du monde moderne, mais, contrairement à l’avant-garde italienne, il ne s’agit pas de procéder à une assimilation esthétique de l’univers technologique mais d’en produire une abstraction vivante. Celle-ci doit être saisie à partir de ce concept essentiel que le mouvement britannique qualifie de vortex et d’où il tire son appellation. On peut décrire ce mouvement [ainsi] : “Il y a, au cœur du tourbillon, un lieu de grand silence où toute l’énergie est concentrée, et c’est là, au point même de cette concentration, qu’est le vorticisme”».[144] On aura saisi qu’ici, au lieu d’en appeler à la mécanique, c’est à la physique nucléaire, alors au seuil de ses grandes découvertes, que le vorticisme fait référence, ce qui l’éloigne progressivement du futurisme : «Pour l’avant-garde britannique, l’esthétique qui se confond avec l’énergie vitale ne peut être saisie et signifiée dans les dimensions temporelles situées hors du moment où s’exerce cette force vitale; passé et futur sont vigoureusement rejetés comme espaces où l’essence de l’esthétique ne peut être saisie. “Tout ce qui est absent, lointain, nécessitant une projection dans la faiblesse voilée de l’esprit est sentimental”, exprime-t-il dans son manifeste. Pour les vorticistes, le présent n’est pas seulement l’unique dimension où peut s’exercer l’esthétique, mais “le présent est art”. Ce qui vise l’expérimentation vorticiste, c’est la recherche du mouvement essentiel, ce qui est au cœur de l’animation du cosmos. Le concept de mouvement est crucial pour saisir l’intention esthétique de l’avant-garde britannique».[145] Il serait donc vain de projeter dans le futur la venue de la palingénésie puisqu’elle se réalise présentement, dans les coordonnées espace-temps qui sont celles de l’époque. Or, politiquement, le vorticisme est un mouvement politiquement à droite; Zeev Sternhell le considère, avec la présence de Thomas Ernst Hulme et de Wyndham Lewis, comme imprégné de maurrassisme.[146] Le vorticisme fit intrusion dans le monde de la photographie où il s’accompagna d’expériences photogéniques, telle celle de Alvin Langdon Coburn, qui «s’orienta de plus en plus vers l’abstraction. Il fréquentait les artistes du mouvement du “vorticisme”, qui avait pour chef de file le poète Ezra Pound. Il réalisa son “Vortographe d’Ezra Pound” en plaçant l’objectif de son appareil entre trois miroirs qui se faisaient face et choisit de montrer, dans “La cathédrale de Liverpool en travaux”, un entrecroisement complexe de lignes droites et brisées où le spectateur pouvait savourer la texture des matériaux et le dynamisme du point de vue».[147]

Alvin Langdon Coburn. Photographie de la cathédrale de Liverpool en travaux.
Albert Gleizes. La dame aux bêtes, 1914.
Si les deux premières décennies du XXe siècle virent naître des mouvements avant-gardistes nombreux, ceux-ci n’eurent jamais la durée que leurs prédécesseurs avaient bénéficié. On peut mettre sur le compte de la guerre la vie abrégée de ces mouvements, mais cette cause n’est pas suffisante. Il faudrait y ajouter les conflits intérieurs des mouvements, les rivalités entre groupes et mouvances, les dépenses excessives en efforts et une mélancolie fin-de-siècle présente dans l’ensemble de ces groupes. S’il est vrai que le mérite du cubisme comme du futurisme «fut d’avoir semé, au début de notre siècle, une poignée d’idées neuves rendant possibles l’expressionnisme et le surréalisme qui allaient le[s] dépasser»,[148] leur tort fut de s’être confinés dans une élite composée de very few peoples : les artistes eux-mêmes d’abord, leurs suporteurs ou leurs détracteurs, des familles de la haute-bourgeoisie, voire de l’aristocratie italienne, qui les ont subventionnés. À la place du créateur – de l’humaine condition -, ils célébrèrent les créatures, les objets qui, dépouillés de leur pragmatisme utilitaire, devenaient des idôles portant en eux des principes liés à la métaphysique de l’espace-temps. Le succès du surréalisme apparaîtra, avec le temps, comme une merveilleuse synthèse de toute la modernité artistique et littéraire – ce qui signifie la réintroduction du sujet face aux objets -; du réalisme de Courbet jusqu’aux turbomachines de Boccioni. Les tourments et les absurdités cauchemardesques de l’Entre-deux-Guerres allaient nourrir son Imaginaire, peupler de symboles vitaux comme morbides et se perdre dans des valeurs contradictoires qui lui permettront de dominer jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale

Jules Schmalzigaug. Portrait de Francis Delbeke, juriste et historien, en exil aux Pays-Bas avec le peintre. Schmalzigaug, d'origine belge, se suicida peu après (1917).

Montréal
22 mai 2016


[1] Cité in L. Venturi. Pour comprendre la peinture de Giotto à Chagall, Paris, Albin Michel, 1950, p. 156.
[2] J. Golding. Le cubisme, Paris, René Julliard, rééd. Livre de poche, col. Arts, # 2223,  1965, pp. 95-96.
[3] J. Golding. Ibid. p. 16.
[4] J. Golding. Ibid. p. 84.
[5] J. Golding. Ibid. p. 87.
[6] L. Richard. L’Art et la guerre, Paris, Flammarion, 1995, p. 25.
[7] S. Giedion. Architecture et vie collective, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 206, 1980, p. 97.
[8] J.-L. Ferrier. De Picasso à Guernica, Paris, Hachette, Col. Pluriel, # 893, 1985, pp. 78-79.
[9] J. Golding. Op. cit. p. 149.
[10] A. Ruscio. Le credo de l’homme blanc, Paris, Complexe, 1995, p. 304.
[11] R. Shattuck. Les Primitifs de l’Avant-Garde, Paris, Flammarion, Col. Champs, 1997, p. 304.
[12] J. Golding. Op. cit. p. 69.
[13] R. Shattuck. Op. cit. p. 160.
[14] A. Ruscio. Op. cit. p. 305.
[15] J. Golding. Op. cit. p. 360.
[16] J.-L. Ferrier. Op. cit. pp. 77-78.
[17] H. Read. Histoire de la peinture moderne, Paris, Arted, 1985, p. 75.
[18] J. Golding. Op. cit. p. 128.
[19] H. Read. Op. cit. pp. 86-87.
[20] H. Read. Ibid. p. 67.
[21] H. Read. Ibid. p. 106.
[22] J. Golding. Op. cit. pp. 36-37.
[23] J. Golding. Ibid. pp. 141-153.
[24] H. Read. Op. cit. p. 97.
[25] H. Read. Ibid. p. 82.
[26] H. Read. Ibid. pp. 90-91 et 91-94.
[27] S. Giedion. La mécanisation du pouvoir, t. 1, les origines, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 233, 1983, p. 127.
[28] P. Francastel. Peinture et société, Paris, Denoël, Col. Œuvres t. 1, 1977, pp. 230-231.
[29] E. Fry. Le cubisme, Bruxelles, Weber, Col. Témoins et témoignages, 1966, p. 35.
[30] E. Fry. Ibid. p. 36.
[31] E. Fry. Ibid. pp. 37 à 39.
[32] S. Giedion. Op. cit. 1983, pp. 123 et 126.
[33] J. Golding. Op. cit. p. 183.
[34] J. Golding. Ibid. p. 204.
[35] L. Richard. Op. cit. p. 26.
[36] R. Shattuck. Op. cit. p. 308.
[37] T. Narcejac. Une machine à lire : le roman policier, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 124, 1975, p. 162.
[38] P. Francastel. Op. cit. p. 230.
[39] L. Venturi. Op. cit. pp. 174-175.
[40] J.-L. Ferrier. Op. cit. p. 123.
[41] P. Francastel. Op. cit. p. 274.
[42] R. Shattuck. Op. cit. p. 348.
[43] C. Bonnefoy. Apollinaire, Paris, Éditions Universitaires, Col. Classiques du XXe siècle, # 100, 1969, pp. 108-109.
[44] K. E. Silver. Op. cit. pp. 74-75.
[45] J. Golding. Op. cit. p. 180.
[46] S. Giedion. Op. cit. 1980, p. 53.
[47] M.-A. Matard-Bonucci, in A. Aglan & R. Frank (éd.) 1937-1947 La guerre-monde, t. 1, Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire, # 244, 2015, pp. 88-89.
[48] Cité in J.-L. Ferrier. Op. cit. p. 17.
[49] P. Francastel. Op. cit. p. 273.
[50] S.. Sontag. Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois, Col. Titre, # 88, 2008, pp. 132-133.
[51] W. S. Johnson, M. Rice, C. Williams. Histoire de la photographie, p. 417.
[52] W. S. Johnson, M. Rice, C. Williams. Cologne, Taschen, 2005. p. 508.
[53] R. Buckle. Diaghilev, Paris, Lattès, 1980, p. 265.
[54] M. Raymond. De Baudelaire au Surréalisme, Paris, José Corti, 1966, pp. 234-235.
[55] R. Julian. Le futurisme et la peinture italienne, Paris, SEDES, 1966, p. 32.
[56] G. Lista. Qu’est-ce que le futurisme? Paris, Gallimard, Col. Folio essais, # 610, 2015, pp. 40-441.
[57] G. Lista. Ibid. p. 41.
[58] G. Lista. Ibid. pp. 41-42.
[59] G. Lista. Ibid. p. 43.
[60] G. Lista. Ibid. p. 44.
[61] G. Lista. Ibid. pp. 44-45.
[62] G. Lista. Ibid. p. 45.
[63] G. L. Mosse. L’image de l’homme, Paris, Abbeville, 1997. p. 160.
[64] A. Mayer. La persistance de l’Ancien Régime, Paris, Flammarion, Col. Champs, 1990, pp. 204-205.
[65] T. W. Gaehtgens. L’Art sans frontières, Paris,  L.G.F., Livre de poche, Col. Références, # 559, 1999,  p. 340.
[66] R.-M. Albérès. L’aventure intellectuelle du XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1960, pp. 86-87.
[67] G. Lista. Op. cit. p. 71.
[68] G. Lista. Ibid. p. 73.
[69] R. O. Paxton. Le fascisme en action, Paris, Seuil, Col. XXe siècle, 2004, p. 14.
[70] G. Lista. Ibid. pp. 79-80.
[71] G. Lista. Ibid. p. 97.
[72] V. Fauque. La dissolution du monde, Québec, P.U.L., 2002, pp. 140-141.
[73] V. Fauque. Ibid. p. 140.
[74] V. Fauque. Ibid. p. 139.
[75] V. Fauque. Ibid. pp. 146-147.
[76] V. Fauque. Ibid. pp. 151-152.
[77] Cité in P. Milza et F. Roche-Pézard (éd.) Art et Fascisme, Bruxelles, Complexe, Col. Questions au XXe siècle, 1989, p. 82.
[78] R. Jullian. Op. cit. p. 149.
[79] V. Fauque. Op. cit. pp. 142-143.
[80] R. Jullian. Op. cit. pp. 86-87,
[81] R. Jullian. Ibid. p. 92.
[82] R. Jullian. Op. cit. pp. 128-129.
[83] S. Niémetz. Stefan Zweig Le voyageur et ses mondes, Paris, L.G.F. Livre de poche, 1998, pp. 143-144.
[84] S. Niémetz. Ibid. p. 271.
[85] Cité in P. Somville. Donner à voir, Liège, Solédi, 1977, p. 52.
[86] M.-C. Bancquart. Paris “Belle Époque”par ses écrivains, Paris, Adam Biro, 1997, p. 61.
[87] J. Borie. Zola et les mythes, Paris, Seuil, réed. Livre de poche, Col. Biblio-essais, # 4319, 2003, p. 124 et n. 1, et 129.
[88] R. Jullian. Op. cit. p. 95.
[89] G. L. Mosse. Les racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, #, 2006, p. 500.
[90] P. Sloterdijk. Critique de la raison cynique. Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 520.
[91] G. L. Mosse La révolution fasciste, Paris, Seuil, Col. XXe siècle, 2003, p. 192.
[92] Cité in W. Benjamin. Écrits, t. 2, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 241, 1983. pp. 124-125.
[93] E. Gentile. Qu’est-ce que le fascisme?, Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire, # 128, 2004, p. 445.
[94] R. Jullian. Op. cit. p. 73.
[95] F.-G. Dreyfus. 1917 L’année des occasions perdues, Paris, De Fallois, 2010, p. 292.
[96] R. Jullian. Op. cit. pp. 124-125.
[97] J. Willet. L’expressionnisme dans les Arts, 1900-1968, Paris, Hachette, Col. Connaissance de l’univers, # 59, 1977, p. 168.
[98] R. Jullian. Op. cit. p. 151.
[99] R. Jullian. Ibid. pp. 36-37.
[100] H. Read. Op. cit. pp. 109-110.
[101] G. Lista. Op. cit. pp. 89-90.
[102] Alexandrian. Création Récréation, Paris, Denoël/Gonthier, Col. Médiations, # 145, 1976,  pp. 145 et 146.
[103] G. Lista. Op. cit. p. 91.
[104] G. Lista. Ibid. p. 91.
[105] R. Jullian. Op. cit. p. 39.
[106] G. Lista. Op. cit. pp. 91-92.
[107] G. Lista. Ibid. p. 93.
[108] R. Jullian. Op. cit. pp. 41-42.
[109] G. Lista. Op. cit. p. 94.
[110] G. Lista. Ibid. p. 95.
[111] G. Lista. Ibid. pp. 95-96.
[112] M. Albistur et D. Armogathe. Histoire du féminisme français, t. 2, Paris, Éditions des femmes, Col. pour chacune, # 22, 1977, pp. 587-588.
[113] Alexandrian. Op. cit. pp. 147-148.
[114] R. Jullian. Op. cit. pp. 43-44.
[115] R. Jullian. Ibid. pp. 50-51.
[116] Alexandrian. Op. cit. p. 149.
[117] L. Malvano-Bechelloni, in P. Milza et F. Roche-Pézard (éd.) op. cit. p. 169.
[118] D. Tarizzo. L’anarchie, Paris, p. 59.
[119] L. Gervereau. Les images qui mentent, Paris, Seuil, Coll. XXe siècle, 2000, p. 145.
[120] T. W. Gaehtgens. Op. cit. p. 340.
[121] G. L. Mosse. Op. cit. 2003, p. 200.
[122] G. Hallgarten. Histoire des dictatures, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1961, pp. 212-213.
[123] G. L. Mosse. Op. cit. 2003, p. 152.
[124] E. Gentile. Op. cit. p. 30.
[125] G. L. Mosse. Ibid. p. 190.
[126] D. Pélassy. Le signe nazi, Paris, Fayard, 1983, pp. 248-249.
[127] R. Jullian. Op. cit. pp. 126-127.
[128] Z. Sternhell, M. Sznajder, M. Ashéri. Naissance de l’idéologie fasciste, Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire, # 58, 1989, pp. 420-421.
[129] H. Read. Op. cit. p. 112.
[130] H. Read. Ibid. p. 113.
[131] H. Read. Ibid. pp.137-138.
[132] J. Golding. Op. cit. p.322.
[133] J. Golding. Ibid. p. 281.
[134] J. Golding. Ibid. p. 58.
[135] A. Kyrou. Le surréalisme au cinéma, Paris, Ramsay, Col. Poche, # 14, 1985, pp. 169-170.
[136] Commentaires d’Émile Vuillermoz, critique musical au film La Roue d’Abel Gance, cité in R. Jeanne & C. Ford. Abel Gance, Paris, Seghers, Col. Cinéma d’aujourd’hui, # 14, 1963, p. 183.
[137] M. Raymond. De Baudelaire au Surréalisme, Paris, José Corti,  p. 218.
[138] M. Raymond. Ibid. p. 249.
[139] H. Read. Op. cit. p. 372, n. 4.
[140] J. F. Vance. Mourir en héros, Montréal, Athéna, 2006, p. 121, n. 72.
[141] J. F. Vance. Ibid. p. 121.
[142] Z. Sternhell, M. Sznajder, M. Ashéri. Op. cit. p. 425.
[143] V. Fauque. Op. cit. p. 149.
[144] V. Fauque. Ibid. p. 147.
[145] V. Fauque. ibid. p. 148.
[146] Z. Sternhell. Les anti-Lumières, Paris, Fayard, rééd. Gallimard, Col. Folio-Histoire, # 173, 2010, p. 63.
[147] W. S. Johnson, M. Rice, C. Williams. Op. cit. pp. 423-425.
[148] Alexandrian. Op. cit. p. 154.

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