mardi 13 novembre 2012

Ressentiment, colère et révolte




RESSENTIMENT, COLÈRE ET RÉVOLTE

Malaise dans la philosophie

C’est une formule consacrée, par bien des chercheurs des disciplines sociales, que le XXe siècle fut le «siècle des idéologies». Plaçant la naissance de l’idéologie avec la crise découlant de l’Affaire Dreyfus, dans la dernière décennie du XIXe siècle français, les intellectuels ont fait entendre leurs voix, à côté de celles des banquiers, des curés et des politiciens, sur les affaires de l’État, de l’armée, de la justice et de la société. Prenant les membres de l’élite intellectuelle, qu’ils soient d’opinion conservatrice ou progressiste, un «corps professionnel» lié à l’Académie, à l’Institut ou tout simplement à l’Université est devenu le porteur de la pensée, de l’analyse et du jugement prêt à prendre le relaie des anciens clergés et des porteurs d'opinion publique.

Pourtant, 1900 ne marque pas tant la «naissance des intellectuels» que le début d'un processus régressif appelé à réduire la condition des intellectuels à celle d’idéologues. Charles Péguy (1873-1914), un revenant de l’Affaire Dreyfus, qui, en quinze ans, évolua du dreyfusisme au nationalisme intégral pour finir, dès le début de la Grande Guerre, à l’automne 1914, avec une balle allemande au milieu du front, déplorait déjà la dégradation de la «mystique en politique». La formule était heureuse, et on l’appliqua à bien des contradictions politiques. Plus prosaïquement, si nous observons les philosophes, force est de reconnaître que beaucoup d’entre eux sombrèrent, sous le coup des événements, de «la philosophie à l’idéologie». Ainsi, Oswald Spengler (1880-1936), contemporain de Péguy, écrivit-il le premier tome de son Déclin de l’Occident dans le parfait anonymat. Le succès remporté par son ouvrage, dans le contexte de la Grande Guerre et surtout de la défaite allemande de 1918, le poussa à ajouter un second volume à son essai. Alors que le premier volume relevait d’une philosophie post-nietzschéenne mais encore honnête dans sa démarche, le second était tout simplement un avatar idéologique du premier dans lequel les nationaux-socialistes, en émergence dans l’Allemagne en crise des années 20, trouvèrent l’une (mais non l’unique) référence à leur idéologie.

En France, il en a été de même de Raymond Aron. Lui aussi commença par une série d’essais philosophiques brillants. Mais le contexte de la Guerre Froide en fit un idéologue libéral ouvert à la récupération d’une opinion publique conformiste. Nous ne prenons que ce contexte de la philosophie de l’histoire, mais les sciences de la vie, des conceptions critiques d’un Jean Rostand (1894-1977) à la sociobiologie d'Edward O. Wilson, subissent une régression comparable. De l’humanisme universaliste à la spécialisation technicienne, le parallèle est saisissant. Toute la pensée intellectuelle converge vers l'une ou l'autre des idéologies centrées généralement sur la production économique et la consommation des plaisirs sans autres finalités que leur satisfaction immédiate, sans délais ni accumulation de tension. La pensée cesse de réfléchir pour refléter, séduire, inviter à l'adhésion à des groupes d’intérêts qui ne sont pas nécessairement le promoteurs ou les défenseurs des nôtres : une classe sociale, une corporation, un parti politique, une tendance culturelle (mode), une secte, etc.

Ce qui amène l'intellectuel a trahir sa vocation universaliste, comme le dénonçait jadis Julien Benda (1867-1956) en son œuvre célèbre, La trahison des clercs (1927), qui en servait autant contre la tendance de droite nationaliste que la tendance de gauche communiste, c'est le besoin d'entrer de plain pieds dans les «affaires du monde», comme l'était l'Affaire Dreyfus pour Zola et pour Péguy. Benda dénonçait la «trahison» de ce qui constitue la base intellectuelle et morale de la civilisation occidentale moderne, les valeurs humanistes : la spécificité des cultures qui ne doivent pas servir de rejets à l'universalité de la valeur humaine. Condamnée comme élitiste, cette vision, qu’on y adhère ou pas, a fait le meilleur de l’Occident. Que ce «meilleur» ait été pervertie par des ambitions démesurées, subvertie par des pratiques aculturantes, relèvent de ce que l’humanisme même a toujours combattu : la brutalisation des rapports humains. L’humanisme, c’est le pari jamais gagné d’éduquer les désirs, de dominer les angoisses, de faire de l’amour un principe qui déborde la satisfaction de la libido et de la haine un principe contenu par le droit. Jamais l’humanisme, comme les idéologies du XXe siècle l’ont promis, n’eut pour but de ramener le paradis sur la terre. En retour, l’humanisme s’engageait à adoucir les mœurs, pour reprendre l’expression de Voltaire, et rendre la vie un peu moins malheureuse, un peu moins souffrante aux pauvres créatures que nous sommes. Et qui sait? peut-être même accéder à une part légitime de «bonheur», cette «place au soleil» dont parlait Pascal et qui soit autre chose que la sacro-sainte propriété privée, ce à quoi les Pères de la nation américaine le réduisait.

Si vous êtes un penseur anonyme, travaillant sans salaire, boudé par ses semblables, vous risquez d’être un philosophe; si vos ouvrages sont lus, si vous devenez populaire, si vous avez votre quinze minutes de gloire à la télévision, alors vous courez de fortes chances de devenir un idéologue. Très vite, vous vous verrez affublés d’un parti, d’une cause, d’un «message» pro ou contra, d’alliés ou d’adversaires. À la fin, comme les nouveaux philosophes français des années 70, vous finirez par faire la pute dans les gong show et les interviews raccoleuses. Vous ferez rire aux dépens de Descartes ou de Leibniz, de Foucault ou de Derrida. Des clins d’œil complices adressés à la foule vous fera partager ses bêtises, voire vous absorbera dans l’ésotérisme des gourous ricanants comme des hyènes dans le désert, à la nuit tombante. Celle précisément où la chouette prend son envol.

Si vous êtes Québécois, vous n’aurez pas la chance d’atteindre ce niveau. Vous resterez toute votre carrière à faire des analyses de corpus, des traductions ou à servir de consultant pour un ministère dans un programme précis d'éducation de base. Vous n’accéderez jamais à l’émancipation de l’histoire de la philosophie pour y apporter votre propre contribution originale. Les commentaires de textes sont sans doute des exercices utiles pour un bachelier, mais rendu au niveau du doctorat ou de la carrière, on est en droit à s’attendre à autres choses que des considérations générales sur un thème à la mode (modernité et post-modernité) ou une dissertation en 128 pages sur un problème de l’heure (le suicide par compassion, les mariages gais).

Un philosophe comme Peter Sloterdijk, à la réputation mondiale, a suivi ce processus de «dégradation de la philosophie en idéologie». Alors que sa trilogie intitulée Sphère était l’œuvre d’un philosophe qui contenait, peut-être la première fois depuis Hegel et Marx, une tentative de ramener une vision poétique de l’universalité en un esprit singulier, ce qui est le défi normal pour tous philosophes; une fois connu, une fois célèbre, s’est à son tour mis au service d’un avatar d’une pensée idéologique. Non pas qu’il a perdu ses qualités premières : l’érudition, l’étendue et la diversité de ses connaissances, ses capacités à les maîtriser et à jongler avec pour construire un mouvement de pensers, mais tout cela a été mis au service d’une conception du monde visant moins à accéder à une «vérité» qu’à satisfaire à des lieux communs qui sont ceux de l’idéologie dominante en Occident depuis l’effondrement du communisme et qui font des philosophes des amuseurs publiques.

Des Sphères, nous régressons avec Colère et Temps. Le titre en appelle à une évocation du célèbre Être et Temps de Martin Heidegger (1889-1976), mais Sloterdijk utilise le concept de temps de manière différente dont l’utilise Heidegger. Ici, l’auteur parle d’une constellation politico-psychologique de la colère et du temps (ou de la colère et de l’histoire) (P. Sloterdijk. Colère et Temps, Paris, Méta-Éditions, Col. Pluriel, 1997, p. 100). Or, jamais Heidegger n’a assimilé le temps à l’Histoire. Avec son goût pour les néologismes et les abstractions inspirées de son maître Husserl et des discussions sur la durée engendrée par un philosophe comme Henri Bergson et un écrivain comme Marcel Proust, l’expérience du temps était perçue fort différamment de la manière dont nous invite à le percevoir Sloterdijk. En ce sens, philosophe de l’histoire, ce que n’est pas Heidegger, Sloterdijk assume ce rôle beaucoup plus dans Colère et Temps.

Un autre auteur auquel Sloterdijk fait référence est le célèbre fonctionnaire américain Francis Fukuyama et son ouvrage célèbre de La fin de l’histoire et le dernier homme (1992). Fukuyama a certes beaucoup moins d’érudition que Sloterdijk. Moins d’érudition en connaissance historique et sa formation philosophique repose sur quelques textes de quelques auteurs qui font passer Hegel par Kojève et la pensée grecque par Nietzsche. Bref, comme je le reprochais plus haut aux instances philosophiques québécoises, Fukuyama est un analyste de corpus auxquels il fait subir la méthode issue de la formation technique en sciences administratives et non vraiment un philosophe. Bien que Sloterdijk marque sa distance de certaines conclusions «idéologiques» de Fukuyama, il encense l’ouvrage de l’Américain comme un texte qui «a été mal lu». De Fukuyama, il tire essentiellement l’usage qu’il fait de la notion de thymos, d’«estime de soi», mais surtout du besoin de reconnaissance entre semblables. C’est en ces termes que Fukuyama construit le caractère du «dernier homme» confiné à «la fin de l’histoire» : un homme qui trouve sa reconnaissance dans la société capitaliste qui lui assure l’accès aux biens de consommation et la démocratie qui lui permet d’exprimer son opinion et de participer au gouvernement populaire. Pour Fukuyama, le citoyen américain est à la fois le dernier homme et celui qui marque la fin de l’histoire avec l’effondrement des utopies socialistes et communistes. Mieux que tous les autres, il a réussi dans ses objectifs idéologiques et sociaux. Dans l’utilisation que Fukuyama fait de ce concept de thymos, il n’ignore pas ses deux sous-produits, l’isothymos, c’est-à-dire le manque d’estime et de reconnaissance de soi, et le mégalothymos (concept sur lequel la réflexion de Sloterdijk glisse comme l’eau sur les plumes d’un canard), qui désigne ceux qui manifestent un besoin supplémentaire de reconnaissance. Le mégalotymique est généralement porté par un narcissisme qui peut en faire, dans un autre langage, l'éthologie, un «mâle alpha» captivé par le commandement, la direction, la gestion et l’organisation du monde.

L’influence nietzschéenne est ici perceptible, et dans un contexte où les idéologies post-nazies font attention à leur façon de classifier les Êtres - iso- et mégalothymos rappellant trop sous- et surhommes -, les philosophes marchent sur la pointe des pieds quand ils rentrent dans le champ de l'ontologie. En fait, avec l’émancipation bourgeoise, le thymos serait davantage polarisé entre l’isothymie de la majorité anonyme et silencieuse, et la mégalothymie des «cerveaux» proactifs; deux états psychologiques transférés sur les plans politiques et économiques. Par exemple, l'enquête de Guy Sorman auprès des Vrais penseurs de notre temps, concerne-t-elle des idéologues libéraux «choisis» à l'image de l'enquêteur : Carl Sagan, Hayek, Stephen J. Gould, Karl Popper, René Girard, et autres. Malgré leurs formations de spécialistes, le journaliste mêle aux savants (Sagan, Gould, Levi-Strauss) de purs idéologues (Hayek, Popper). Mais ils servent tous de répondants à l'image que l'enquêteur se fait de [sa] «juste pensée». Mais si nous en revenons à cette division entre iso- et mégalothymos, essentielle chez Fukuyama mais négligée par Sloterdijk, elle entraîne chez ce dernier un glissement idéologique dans sa tentative d’analyser le phénomène de la colère en tant que phénomène de psychologie collective. On ne peut éviter de rappeler que pour Nietzsche, les sous-hommes de son temps, démocrates et socialistes pleurnicheurs, appartiennent à l’isothymie : ce sont des faibles qui entravent les ambitions des surhommes,  des esprits, des génies en leurs domaines. Ils réussissent à s’imposer par des moyens politiques que leur donnent les lois et les constitutions, versions nouvelles de la rhétorique chrétienne que Nietzsche haïssait aussi profondément que Machiavel en son temps. L’«amour du faible» et la complaisance dans la souffrance masochiste sont les traits de caractères de l’isothymique occidental. Le surhomme, avatar du condottieri, aristocrate culturel et politique tout aussi bien que financier, est une rareté, un esprit supérieur qui se reconnaît dans sa force et la puissance de sa volonté. Le goût de la réussite, du succès, de la conquête même, lui permet de faire régner, comme sous la Grèce aristocratique (avant la période démocratique du Ve siècle av. J.-C.) et l’Italie de la Renaissance, la vitalité dans une civilisation; d'encourager ses capacités créatrices, son goût pour la grandeur et le dépassement des conditions mortelles de l’homme. Pour un philosophe allemand, on comprend la gêne qu’entraîne cette dichotomie qui, parce qu’un demi-siècle est passé depuis la fin du nazisme, gêne moins Fukuyama. Sloterdijk saisit bien que cette hiérarchie hobbesienne doit être manipulée avec la dextérité d'un chirurgien.

Capital de colère

Voilà pourquoi Sloterdijk en appelle au travail des psychohistoriens : «Ce serait une mission gratifiante, pour les psychohistoriens et les politologues, que de raconter de nouveau l’histoire des mouvements sociaux depuis la veille de la Révolution française jusqu’à l’ère des dispersions postmodernes comme le roman des collectifs thymotiques. De fait, le militantisme dans les temps modernes a derrière lui une longue série de formes de constitutions de corps colériques - sous l’aspect de sociétés secrètes, d’ordres terroristes, de cellules révolutionnaires, d’associations nationales et supranationales, de partis ouvriers, de syndicats de tout ordre, d’organisations d’entraide, d’associations artistiques - toutes organisées, au niveau interne, par leurs journaux, revues et maison d’édition». (ibid. p. 168) Sloterdijk se donne la mission de faire l’archéologie de ces corps colériques en puisant dans le fonds religieux occidental depuis les récits homériques et la Bible hébraïque. Là, il entend trouver les racines de la thymotisation qui, pour lui, «désigne la face subjective de la préparation à une campagne globale» dans le cadre révolutionnaire, préparant à une guerre civile mondiale. (ibid. p. 180)

Le processus d’amenuisement philosophique se déroule au fur et à mesure que l’auteur veut accéder au «capital de colère» qui spécifie le haut degré de violence au XXe siècle. D’un côté, Sloterdijk prétend boire aux sources aussi bien de Hobsbawm le marxiste que de Furet, l’historien néo-libéral; autant de Ernst Nolte, pour qui l’origine du fascisme est à rechercher dans le modèle soviétique, que Arno J. Mayer et ses Furies pro-révolutionnaires. Pourtant, c’est l’esprit qui anime Nolte et Furet qui détermine celui de la philosophie de l’histoire de Sloterdijk. C’est-à-dire cette idéologie contre-révolutionnaire qui empoisonne l’historiographie de la révolution depuis plus de trente ans, plus encore que l’idéologie marxiste d’Albert Soboul ne l’a jamais contaminée. Sans critique, il reprend des affirmations citées hors contexte, telle celle de Zinoviev, l’accolyte de Lénine qui déclarait le 17 septembre 1918 que pour «gagner à notre cause quatre-vingt-dix des cent millions de personnes qui constituent la population de la Russie soviétique[, n]ous n’avons pas à parler avec les autres, nous devons les éliminer», et Sloterdijk d’ajouter: «Zinoviev, plus proche collaborateur de Lénine et auteur de ces fantasmes de génocide de classe, ne se seraient certainement pas exprimé ainsi s’il n’avait pas été certain de l’approbation du guide de la Révolution». Or Zinoviev n’était pas ce lèche-botte que suppose la réflexion du philosophe allemand puisqu’en octobre 1917, soit un an avant la déclaration relevée, il s’était opposé au coup d’État des bolcheviques! (ibid. pp. 205-206). Septembre 1918 marque le mois qui suivit les attentats qui, l’un coûta la vie à Ouritsky et l’autre faillit coûter celle de Lénine; c’était un mois de terreur aussi bien dans le camp bolchevique que sur le front de la guerre civile qui commençait à se dessiner. Qui ne tient pas compte de cela fait preuve de mauvaise foi.

Un autre glissement tendancieux se retrouve lorsque Sloterdijk dénonce les manipulations de la gauche européenne afin de cacher les horreurs du Goulag derrière le décor spectaculaire d’Auschwitz. «Pour détourner l’attention des affinités entre son propre engagement et les prémisses idéologiques des plus vastes opérations de mises à mort menées dans l’histoire de l’humanité, on mit en scène des procès-spectacles au tribunal de l’histoire des idées, dans lesquels tout se focalisait sur le caporal de la guerre mondiale, l’homme qui parachèverait l’Occident», et là Sloterdijk de glisser à nouveau: «À l’aide de formes démesurées de critique culturelle - par exemple l’idée que l’on peut faire remonter Auschwitz jusqu’à Luther et Platon, ou encore la criminalisation de la civilisation occidentale dans son ensemble -, on tenta d’effacer les traces qu montraient à quel point on avait soi-même été proche d’un système de génocide de classe» (ibid. pp. 232-233). Or, la «fascisation» de Platon n’est pas un produit de l’auto-défense de gauche mais de la pensée de droite du Cercle de Vienne, en particulier de sir Karl Popper, qu’on ne peut considérer comme un pro-marxiste, tandis qu'avec la «criminalisation de la civilisation occidentale», comme l'interprète l’historien italien Enzo Traverso dans son ouvrage La violence nazie, une généalogie européenne (Paris, La Fabrique, 2002), nous nous trouvons en face de l’une des contributions les plus innovatrices à l’histoire du XXe siècle et de la Seconde Guerre de Trente Ans. Si l’érudition de Sloterdijk n’est pas à discuter, son approche est critiquable. Elle rallie la tendance néo-libérale qui attribue tous les malheurs du monde à la seule utopie de gauche, celle de droite n’étant qu’une réaction défensive aux démesures de la première. C’est ainsi qu’il peut citer en épigramme de l’un de ses chapitres la phrase du sociologue Niklas Luhmann: «Les conservateurs commencent par la déception, les progressistes finissent par la déception, tous souffrent de l’époque et sont en cela unanimes. La crise devient générale». Colère et Temps est une tentative de démonstration libérale de cette «crise générale».

En établissant son diptyque entre la colère et le temps, Sloterdijk établit un lien direct entre le ressentiment et la colère. Le ressentiment accumule et la colère libère. Plutôt que de recourir à l’explication psychologique qui lie et oppose les tensions énergétiques des individus et des groupes, Sloterdijk recourt à la métaphore bancaire, elle-même découlant des origines de l’agriculture, avec la culture, les réserves et les répartitions et les dépenses des grains accumulés. Le système financier capitaliste tirerait ainsi ses origines de ses «totem et tabou» propres à la révolution néolithique qui, une fois déménagés dans les grandes cités, se seraient d’abord convertis en trésors à conserver, puis en argent à dépenser. L’idée n’est pas fausse, à condition bien entendu de la faire découler de la structure psychologique de l’espèce humaine et non de l’évolution de l’économie qui, pendant des millénaires sous le paléolithique et le mésolithique, constitua en la simple et pure prédation. La tension énergétique influe sur la Psyché. Mais, dans le contexte post-communiste, l’appel à une métaphore bancaire correspond à la représentation sociale que nous offre un monde entièrement obnubilé, jusqu’à la névrose obsessionnelle pathologique, par l’accumulation et la dépense énergétique sous forme d’échanges. La valeur d’usage se consume/se consomme sous le feu arrosé constamment par les carburants fossiles : huile, pétrole, mazout, gaz, comme un retour fantomatique d'êtres qui ont vécu des millions d’années passées et des multi-générations d’espèces vivantes enfouies et décomposées sous le sol sur leurs successeurs dans la lignée de l’évolution dont elles ont tirées le billet perdant.

De la démocratie à la démagogie

Le défi de la post-modernité consiste à faire cohabiter dans une même structure politique l’iso- et le mégalthymique. Et là, nous touchons à une expérience vécue à de multiples reprises par le passé, entre l’abondance des ressentiments - les capitaux - qui, inconsciemment, ciblent tout parce qu’ils ne saisissent rien, et la colère - la dépense - qui cible des points précis et développe un processus conforme à la dimension idéologique de la conscience (apocalypse ou révolution). Affirmons tout de suite notre pensée. La grande majorité isothymique cultive et engrange des ressentiments, motivée par la destrudo, où la haine et le besoin de détruire sont servies par une rhétorique démagogique. Ici, l’orientation politique de droite comme de gauche peut tout aussi bien se justifier d'une rhétorique démagogique. C’est celle entendue dans l’Athènes de Démosthène, après la défaite dans la guerre du Péloponnèse, une cité qui a perdu toute cohésion démocratique après avoir été dominée un temps par une occupation étrangère. Il en a été de même au moment de la guerre civile à Rome. Cette sous-philosophie que fut le stoïcisme de Sénèque et de l’esclave Épictète a nourri au sein un petit avorton du nom de Néron et un empereur mélancolique, Marc-Aurèle. Là aussi la démagogie a servi aussi bien à justifier les moindres caprices à un empereur vicieux qu'elle a injecté l’acédie dans un autre pourtant doté d'une forte personnalité. Plus près de nous, le pamphlet du père Chenu contre la doctrine sociale de Léon XIII, interprétée comme une «idéologie» qui rapetissait le catholicisme à un parti parmi d’autres dans l’éventail politique, fait ressortir la démagogie cléricale qui domine l’Église catholique depuis au moins Pie IX. En tant que Res Publica christiana, l’Église, intoxiquée de ses triomphes passés - entre Grégoire VII, Innocent III, enfin Boniface VIII -, a perdu de son honnêteté spirituelle pour son goût à rassembler dans une même société les insatisfaits du modernisme et les diktats de l'autorité pontificale.

Coriolan. Fin de la démocratie romaine
Bref, les ressentiments engendrent la démagogie. La démocratie est un mode de gouvernement qui peut s’exprimer de multiples façons. Nous utilisons surtout la démocratie représentative (avec scrutin universel, uninominal ou proportionnel). Mais il y a aussi la démocratie directe (pratiquée à Athènes et dans certaines petites unités politiques, en Suisse par exemple). Il y a la démocratie sociale qui vise à permettre à un gouvernement fort de rééquilibrer ce qui cause disparités entre les membres de la polis. Enfin, nous pourrions ajouter la dictature, fasciste ou communiste, qui après avoir été portée par des mouvements révolutionnaires, abolit les libertés pour permettre à une oligarchie dirigée par un leader et son entourage de dominer, à sa façon irréprochable, la société. Voilà pourquoi la démocratie fut toujours jugée comme le pire des régimes, alternative à l’aristocratie et à la monarchie. La dégradation de la démocratie, c’est la démagogie dont le but est l’abolition même de la démocratie. La fin de tout régime démocratique dégénéré en démagogie est sa propre auto-abolition, tant les pulsions destrudinales sont plus fortes que les pulsions libidinales dans les collectivités isothymiques. La rhétorique démagogique conduit ainsi les ressentiments des isothymiques à s'infiltrer dans tous les vaisseaux et irriguer les pulsions de mort dans toutes les institutions de la société. Elle cultive et utilise une tension subversive contre le gouvernement, n'hésitant pas à recourir à des «colères» populaires qui n’accèderont pourtant jamais à ce qu’est une véritable «révolte», une explosion positive qui remet en question cette dégradation de la pensée idéologique et du régime politique. Ce que ne voit pas Sloterdijk.

Le danger qui se présente ici, c'est de confondre les mégalothymiques avec des isothymiques mégalomanes qui entendent détourner cette subversion à leur profit personnel (le goût pour la dictature, à l’intérieur ou à l’extérieur d’un parti politique) ou ploutocratiques (une minorité dominante). Nous voyons ainsi les ressentiments populaires cultivés par cette même minorité en vue précisément de maintenir la société divisée afin de mieux y imposer son régime politique et son système socio-économique. Ainsi se conjuguent deux groupes psychologiquement organisés dans un même but. Les mégalomanes resteront forts parce que dominants et utilisant droit, justice et police à maintenir cette domination; et les faibles resteront faibles, complaisants, sécurisés par cette puissance alpha des isothymiques. Ils s’uniront tous deux contre la colère qui pourrait jaillir d’une partie de la société subvertie, entretenant des idéologies à rhétoriques démagogiques, utilisant tous les sophismes possibles pour discréditer les critiques sociales, politiques ou culturelles et déjouer les stratégies d’équité sociale, de responsabilité des citoyens et de la formation intellectuelle des membres de la société. Contre les démagogies faciles, les argumentaires intellectuels apparaissent compliqués, donc suspects. Au niveau de l’esprit comme de n’importe quoi d’autre, la force de conviction réside dans le moindre effort. Voilà pourquoi il ne faut surtout pas confondre les mégalomanes isothymiques, forts mais stériles, des mégalothymiques dont la force ignore les ressentiments.

Du ressentiment

Depuis Nietzsche et Scheler, l’analyse du ressentiment comme pulsion sociale a été étudiée avec précision. Il faut dire qu'après l’expérience des fascismes européens et des démagogies latino-américaines, il était facile, pour les chercheurs, d’obtenir des discours, des rhétoriques, des formulations de loi, des décisions politico-militaires, etc. afin de mieux cerner le contenu et les mécanismes de cette attitude. Le ressentiment capitalise la colère comme le reconnaît Sloterdijk. Mais il ne la fait pas fructifier pour ce qu’elle pourrait donner de bon (des intérêts). L’isothymique s’en nourrit, s’en gave, en fait un met exquis de sa diététique. Autrement dit, il s’y complait et y trouve sa «raison critique». Il ne polémique pas. Il prend ce qu’il pense pour être un reflet exact du réel et inverse le cogito de Descartes. Ce n’est plus le «Je pense, donc je suis», mais «je suis, donc je pense». Or tout ce qui est «être» ne pense pas nécessairement. Et parmi les «êtres» qui pensent, certains ont de la méthode et d’autres pas. Il est donc le plus facile du monde d’affirmer que quelque chose est vraie parce que je le pense ainsi plutôt que de faire l’effort de percer l’inconnu, le mystère du vrai pour accéder à un penser ouvert. L’idéal de la démocratie commence par une véritable démocratisation de l'instruction, elle aurait dû amener tout le monde à ce préalable à l’acte politique plutôt que de mettre la charrue avant les bœufs et affirmer : ce que je pense EST la réalité! Telle est la démagogie à l'état pur.

Ainsi fonctionne le ressentiment comme produit de la pulsion négative. Qu’il entraîne des condottieri, des dictateurs ou des troïka au pouvoir, il ne faut pas s’en étonner. C’est la stratégie idéologique asservie à un Symbolique négatif. Ensemble, ils créent l’Imaginaire d’une société vicieuse, exploiteuse, faites de brigands, de filous, de pervers sexuels et d’immoralistes. Bien sûr, ce n’est là qu’une projection sur d’autres des désirs frustrés en nous. La société est vicieuse parce qu’elle bloque notre accès à la licence; elle est exploiteuse parce que nous sommes exploités et aimerions être exploiteurs; elle est faite de brigands parce que nous nous croyons honnêtes, parce que nous ne pouvons brigander à notre tour par peur de se faire prendre par la loi, mais dès que l’occasion se présentera, nous ne nous gênerons pas pour brigander à notre tour, car nous aussi nous ne sommes que des filous en attente. Enfin, nos goûts pervers sont restreints par notre pauvreté libidinale qui s’imagine, nourrie de pornographie, que la sexualité est un étalage d’orgies, de viols et de permissivités licencieuses à faire rougir un Caligula ou un Héliogabale! Toutes ces fantaisies aliénantes appartiennent bien à des motivations imbues de ressentiments. Derrière la rhétorique puritaine des démagogues s’expriment des perversités frustrées inouïes, voire des vices innommables.

Quand cesse-t-on d’être mue par la colère? D'abord, d'où vient-elle, cette colère, sinon d'une souffrance du thymos, une blessure à nos scrupules, à notre intégrité, aux valeurs que nous faisons nôtres? Mais surtout, quand passons-nous de la colère pour entrer dans une phase négative de ressentiment sans passer par la révolte salutaire? Car nés d’un commun sentiment d'outrage, nous pouvons dériver facilement vers le ressentiment et se laisser envahir par la destrudo avec pour objectif la faillite du monde entier, y compris la nôtre. Nous limitons ainsi notre colère à son assouvissement dans la vengeance. Ou, alors, nous pouvons dépasser notre outrage pour accéder à une révolte qui, malgré des moyens parfois discuttables mais incontournables, nous proposera de lutter et de travailler à établir un monde meilleur, ou du moins à une modification en profondeur des mœurs et des comportements sociaux institués.

Dans le premier cas, nous obtenons des caractères aigris, amers, velléitaires. Dans le second, des caractères effrontés, amènes, volontaires, ce qui donne généralement l’idéaltype du héros. Par le fait même, les caractères aigris se campent dans le ressentiment. Sur ce, Sloterdijk décrit assez bien le conflit psychologique qui oppose le suborneur social au caractère colérique : «Lorsque celui qui n’est le premier que par le rang retire une distinction à celui qui est premier par la force, son honneur est bafoué au plus haut niveau. […] les héros aussi connaissent des temps d’indécision et de rage introvertie. Mais un choc suffisamment violent suffit à remettre en marche le moteur de sa menis [de sa colère]. Une fois cette impulsion donnée, les conséquences sont assez atroces et fascinantes pour être dignes d’un “destructeur de villes” détenteur d’un record de combat…» (ibid. p. 17). Alors que la velléité arrête et repli sur soi le ressentiment de l’isothymique, d’autres accèdent à la mégalothymie qui se donne comme devoir de confronter le pouvoir et l’ordre établi. La résistance des suborneurs de la minorité dominante suffit alors pour déclencher une révolution dont nous connaissons les effets destructifs aussi bien que créatifs.

Tous les isothymiques ne sont pas nécessairement gens vivant sur l’énergie du ressentiment. En fait, c’est plutôt le contraire. Les isothymiques sont plutôt passifs. Ils attendent, ruminent, ressassent les situations et les options avant de s’engager. Pour certains, il s’agit là d’une vertu de sagesse; pour d’autre de la débilité. Encore là, force est de reconnaître que Sloterdijk comprend fort bien leur situation : «Mais pour les gens sédentaires, les paysans, les artisans, les journaliers, les scribes, les premiers fonctionnaires, comme pour les thérapeutes et professeurs ultérieurs, ce sont les vertus hésitantes qui donnent la direction - quand on est assis sur le banc de la vertu, on ne peut pas savoir, d’ordinaire, quelle sera la mission suivante. On doit écouter le conseil de différentes parties et prendre ses décisions à partir d’un brouhaha dans lequel aucun ténor ne tient la première voix. Pour les gens du quotidien, l’évidence est pour l’instant hors de portée; ce qui les aide à poursuivre leur route, à la rigueur, ce sont les béquilles de l’habitude. L’habitude n’est qu’un pauvre ersatz de la certitude. Celui-là peut être stable, mais il n’assure pas la présence vive de la conviction. Pour celui qui a la colère, il n’y a plus de pâleur du temps. Le brouillard se lève, les contours durcissent, des lignes claires mènent à présent à l’objet. L’attaque incandescente connaît sa cible. Le colérique lancé “part dans le monde comme le boulet dans la bataille” (ibid. p. 20-21).

Oui, la colère est mauvaise conseillère. Elle entraîne son fardeau de remords, de regrets, de culpabilités. «La Révolution, comme Saturne, dévore ses enfants». Il y a une transgression inouïe et jugée impardonnable par les béni oui oui de l’ordre-à-tout-prix. Mais, contrairement aux ressentiments - ce que ne distingue pas explicitement Sloterdijk -, c’est là une transgression nécessaire, essentielle afin d’éviter à la société, à la civilisation de stagner et de s’auto-intoxiquer de son équilibre précaire et létal. Le caractère révolté paie sans doute le prix fort de sa liberté, mais contrairement au caractère imbu de ressentiments, il accède à la libre-conscience et à la vérité (dans une mesure limitée) : «Le ressentiment, installé de bonne heure dans les cultures impériales et leurs religions, ressentiment contre le Moi et son penchant à se faire valoir, lui et ce qui est sien, au lieu d’être heureux dans la soumission, a fait diversion pendant rien de moins que deux millénaires sur l’idée que cet égoïsme tant décrié ne représente souvent que l’incognito des meilleures possibilités humaines» (ibid. p. 29). Le colérique détournera donc le ressentiment contre le Moi pour l’investir d’auto-satisfaction. Avec raison d’ailleurs. Le narcissisme mégalothymique devient ainsi salutaire dans la mesure où il refuse la soumission qui serait la (fausse) condition naturelle et indépassable du Moi. L’implantation progressive de la démocratie a profité de ce sacrifice des révolutionnaires idéologiques et politiques du XVIIIe siècle. La démocratie s’est transformée sans doute à l’image d’un Citoyen-Roi devenu non pas mégalothymique mais mégalomane qui, comme l’Enfant-Roi, réclame la soumission de tous à ses caprices, à sa volonté. En ce sens, la démocratie a été vite victime de l’irruption de toutes les isothymies et de tous les ressentiments longuement ruminés. Nous ne savons plus nettement distinguer ce qui appartient à la récrimination de la juste colère des crises infantiles pour obtenir des satisfactions superflues. L’affirmation de la libération de l’individu au prix de sa séparation d’avec le corps social, s’appelle l’isolisme et Sade en fut le prédicateur.

Dans une société bouleversée par de multiples et successives révolutions industrielles; une société qui atteint au stade de l’automation de la production des biens et services, cette auto-satisfaction démocratique donne à chacun l’idée qu’il peut être le nouveau Dieu : «Même si les journalistes entrent désormais couramment la phrase “Dieu est mort” dans les ordinateurs, les dressages théistes à l’humilité se prolongent presque à l’identique dans le consensualisme démocratique. On le voit, il est possible, sans autre forme de procès, de faire mourir Dieu tout en conservant un peuple de bigots. Même si la plupart de nos contemporains sont saisis dans des courants antiautoritaires et ont appris à exprimer leurs propres besoins de se faire valoir, ils en restent pourtant, du point de vue psychologique, à un rapport de vassalité semi-rebelle à l’égard du seigneur qui les alimente. Ils exigent du “respect” et ne veulent pas renoncer aux avantages de la dépendance» (ibid. p. 32). Qu’est-ce à dire. Que la société démocratique dominée par l’isothymie
Magnus Zeller. L'État hitlérien
réinstaure, par vacuité, le régime de soumission et d’aliénation qui était celui de la société déviée par la minorité dominante subversive. En fait, elle est l’occasion de la rappeler au pouvoir. Non plus par un quelconque privilège transcendant ou hiérarchique, mais par l’absence même, le vide de ce privilège vite envahi par des ploutocraties économiques et financières, puis par des civil servants politiques et administratifs. Le ressentiment, par son incapacité créatrice, est indépassable, même lorsqu'il use de la colère et de la force. D’où les expériences malheureuses du fascisme ou du communisme. La confusion du démos devient dictature d’un seul. Comme ces expériences s’adressaient à des Citoyens-Roi elles ne pouvaient que créer l’identité de chacun des membres de la polis avec le sauveur, le chef; la fascination/fascisation des chemises noires et des chemises brunes. Unie dans l’uniforme, la population s’identifiait tout en prenant ce chef comme l’objet idéal, à la limite de la transcendance (le Führerprinzip). L’évhémérisme devient la religion de la nouvelle société de masse.

En retour, l’effet pervers est parfaitement bien saisi par Sloterdijk : «La performance la plus remarquable du thymós - interprété dans le sens platonicien - est sa capacité de dresser une personne contre elle-même. Ce tournant contre soi-même peut se produire lorsque la personne ne satisfait pas aux exigences requises pour qu’elle ne perde pas le respect de soi. La découverte de Platon, c’est la portée morale de la vive désapprobation de soi. Celle-ci se manifeste doublement - d’une part dans la honte, comme ambiance affective totale qui pénètre le sujet au plus profond de lui-même, d’autre part dans le blâme de soi, teinté de colère, qui prend la forme d’un discours intérieur que l’on s’adresse à soi-même. La désapprobation de soi prouve au penseur que l’homme dispose d’une idée innée, quoique confuse, de ce qui est adapté, juste et louable, ce dont le non-respect suscite l’objection d’une partie de l’âme - le thymós, précisément. C’est avec ce tournant vers le refus de soi que débute l’aventure de l’indépendance. Seul celui qui peut se blâmer lui-même peut se diriger lui-même» (ibid. pp. 37-38). C’est ainsi que la société reposant sur le démos surinvestit de négativité le Moi lui-même, le Citoyen-Roi, le chargeant de ressentiments à partir de son incapacité à se choisir des représentants efficaces. Il n’a pas à se révolter contre la société, puisque c'est lui qui la constitue, avec son pouvoir électoral  débile et son incapacité à distinguer les justes politiques. «Révolté» mais seulement contre lui-même, il est facile (et lâche) de se projeter sur des boucs émissaires qu'il charge de ses angoisses. Sa seule issue demeure alors la vengeance colérique.

De la colère

Le Printemps arabe
Le schéma historique que Sloterdijk donne de cette auto-subversion de la société démocratique issue de la Révolution Française laisse à désirer : «Si la répression refoulement du ressentiment constituait réellement la priorité absolue, alors le “règlement de compte” avec le christianisme devait passer au deuxième plan, derrière la lutte contre le “Muckertum” - ce revanchisme philistin des révolutionnaires nationaux et internationaux. De fait, le mot-clé de “vengeance”, qui parcourt la déduction nietzschéenne de la morale dominante à partir de réflexes serviles, peut être appliqué aux mouvements de ressentiment les plus actifs des XIXe et XXe siècles - et son actualité nous occupe toujours. D’après tout ce que l’on sait aujourd’hui des choses qui nous attendent, on est forcé de supposer que la première partie du XXIe siècle sera elle aussi marquée par d’immenses conflits qui seront sans exception déclenchés par des collectifs de la colère et des “civilisations” vexées. Cela donne une raison supplémentaire de répéter le travail entrepris par Nietzsche, et de mettre à l’ordre du jour une réflexion aux racines encore plus profondes sur les semis et les récoltes de la colère dans les temps modernes» (ibid pp. 44-45). Nietzsche, malgré son art de décrypter les impulsions vitales, demeure le théoricien par excellence du ressentiment parce qu’il est lui-même dévoré de ressentiments. Tout ce qui relève de la modernité industrielle lui répugne. Il en appelle à la tradition italienne de la Renaissance, celle des condottieri, car elle a hissé des héros au-dessus de la masse geignarde des isothymiques. Des Visconti, des Sforza, des Médicis, des Malatesta, des Montefeltre, des della Rovere, des Borgia, des Cortez, des Pizzaro, des Wallenstein, des Bonaparte. Voilà ceux qui apparaissent des héros à ses yeux, car dénués d’isothymie, ils sont les mégalothymiques qui font la civilisation par leur seule volonté et leur seules actions. Mais nous savons que parmi ceux-là il y avait surtout des isothymiques mégalomanes, parfois mentalement fêlés. Voilà pourquoi il fut si facile de détourner Nietzsche de sa critique du démos pour en faire un partisan du nazisme ou du fascisme avant le temps. Lui ajoutant Bergson et Georges Sorel, l'irrédentisme italien et le pangermanisme, laissant le tout mijoter dans des foules frustrées par la défaite ou l'insatisfaction des résultats de la Grande Guerre, et voilà, le tour était joué. Mais cela n'a donné ni la révolte, ni l’émancipation des aliénations de la modernité. Le rendement de l’efficacité nazie triomphante sur l’archaïsme des velléités mussoliniennes de mare nostrum en est un exemple criant.

Ce ne sont jamais les excès qui tuent, mais ce qui les contrarie. Raoul Vaneigem
Si nous en restons au niveau des sociétés libérales qui ont réussi à écarter la tentation totalitaire, le jeu du ressentiment psychologique et moral se réalise d’une autre façon : «Une fois les batailles physiques livrées, les guerres métaphoriques commencent. Celles-ci sont inévitables, parce que la mesure de satisfaction sommaire du monde libéral - la reconnaissance mutuelle de tous par tous comme concitoyens, placés à égalité de droit, de la communauté - demeure en réalité beaucoup trop formelle et non spécifique pour ouvrir à l’individu l’accès à la conscience heureuse. Même et surtout dans un monde empli de libertés largement répandues, les gens ne peuvent cesser de rechercher les reconnaissances spécifiques qui se manifestent dans le prestige, le confort, les avantages sexuels et la supériorité intellectuelle. Comme de tels biens restent rares, quelles que soient les circonstances, un grand réservoir de jalousie et de déplaisir se remplit chez les concurrents déclassés du système libéral - sans parler de ceux qui sont réellement défavorisés et de ceux qui en sont exclus de facto. Plus la “société” est pacifiée dans ses traits fondamentaux, plus on voit prospérer la jalousie de tous contre tous. Elle entraîne ceux qui postulent à de meilleures places dans des guéguerres qui pénètrent tous les aspects de la vie. Le système de la “société ouverte” présente toutefois l’avantage qu’en lui, même les énergies plus sombres créent des emplois. La jalousie génère en permanence des carrières alternatives, notamment dans le secteur de la culture et des médias, qui se ramifie chaque jour un peu plus. Le sport, lui aussi, est devenu indispensable, en tant que système expansif de possibilités de victoire et de notoriété, pour stimuler et canaliser les excédents d’ambition postmodernes. Au total, on peut dire que des insatiables combats pour le prestige qui se déroulent dans la posthistoire, des élites émergent en permanence à partir des non-élites. Lorsque la sphère publique est dominée par le spectacle d’innombrables acteurs qui ne peuvent pas vraiment être au top et qui ont pourtant bien progressé, on peut jurer qu’il s’agit d’une démocratie florissante» (ibid. pp. 60-61). Comment doit-on prendre cette analyse de la société libérale démocratique de Sloterdijk?

Comme une réaction platonicienne à la démocratie. À la manière d'Allan Bloom dans L'Âme désarmée, Sloterdijk «adapte» ici le raisonnement platonicien à la démocratie non plus athénienne mais occidentale. La démocratie ne peut apporter qu'un système social particulièrement médiocre, voire cruel. Non de la cruauté du knout des tsars ou des tortures de l’Inquisition, ni des sévices sur la place publique des monarchies absolues. Non, mais de la tyrannie de tous contre tous. En ce sens, il y a du Tocqueville extrémisme dans l’analyse néo-platonicienne de Sloterdijk : «Dans le cas des blessures morales, pourrait-on dire, l’âme entre en contact avec la cruauté volontaire ou involontaire d’autres agents - et dans ce genre de cas aussi, on peut évoquer des mécanismes subtils de guérison mentale des blessures. Parmi ceux-ci, on trouve la protestation spontanée, l’exigence de demander immédiatement des comptes à celui qui a provoqué la blessure ou, si ce n’est pas possible, le principe consistant à se donner satisfaction l’heure venue. On trouve parallèlement le repli sur soi-même, la résignation, la réinterprétation de la scène comme un test, le refus de percevoir ce qui s’est passé et, au bout du compte, lorsque seul un remède de cheval psychique semble pouvoir être utile, l’intériorisation de la blessure comme peine inconsciemment méritée, pouvant aller jusqu’à l’adoration masochiste de l’agresseur. [le Soi vexé] (ibid. pp. 72-73). Ici manque un facteur alternatif. La colère de la révolte. Les Mussolini n’ont jamais réussi à limiter les Gramsci de penser et le totalitarisme nazi n’a pu empêcher l’éclosion de «la Rose blanche».

D’où la fatalité tragique à laquelle conduit la réflexion de Sloterdijk : «Le ressentiment, avant même le bon sens, n’est-il pas la chose du monde la mieux partagée» (ibid. p. 69)? Pourtant, Sloterdijk n’ignore pas le processus qui finit par distinguer la vengeance humiliée de la révolte : «La fondation d’un temps qualifié ou existentiel - d’un temps vécu ayant un caractère de rétention et de pré-tension - passe par le décalage de l’instant où a lieu la décharge. Le potentiel de colère se transforme en un vecteur qui produit une tension entre jamais, aujourd’hui et plus tard. Raison pour laquelle on peut dire que le colérique qui se retient provisoirement est le premier à savoir ce que signifie “avoir un projet”. Il est par ailleurs le premier à ne pas seulement vivre dans les histoires, mais aussi à faire l’histoire - dans la mesure où ce “faire” signifie ici quelque chose comme emprunter les motifs du passé afin de veiller à ce qui vient. De ce point de vue, il n’existe rien que l’on puisse comparer à la vengeance. Par son exigence de satisfaction, le thymós activé découvre que le monde est un champ d’action pour des projets allant vers l’avant - projets qui puisent dans ce qui a été l’élan du coup suivant. La colère devient le momentum d’un mouvement dans l’avenir que l’on peut purement et simplement concevoir comme un matériau du dynamisme de l’histoire (ibid. p. 88). Pourtant, Sloterdijk ne peut ignorer que toute colère n’est pas affaire de «vengeances personnelles» et les historiens des foules, de Serge Tchakhotine à George Rudé, l'ont clairement démontrée. Certes, la vengeance est présente dans tous les moments révolutionnaires, que ce soit en France ou en Russie, en Allemagne ou en Espagne. On s'exécute mutuellement des otages; on s’entre-détruit un patrimoine commun; on répare un meurtre par une sauvage exécution punitive d’un village entier, femmes, enfants et vieillards compris. Mais là n’est pas la motivation première de la révolte. Le travail de l’Idéologique consiste précisément à conforter la légitimité de son irruption, de son scandale, de son refus de la situation ante. Elle manifeste au nom d’une utopie idéalisée sans doute, mais qui ne se limite pas à la  simple satisfaction d'une rancune personnelle. La révolte est donc autre chose que la vengeance, et si ça adonne, cette vengeance est davantage le fruit des isothymiques motivés par des ressentiments qui, soudainement investis d’un pouvoir ou d’une charge publique, en profitent pour «régler des comptes» personnels. Ces débordements aux dommages colatéraux sont le résultat d’une profonde aliénation doublée d’une terreur intérieure qui depuis tant de siècles, ressassaient des ressentiments individuels.

Révolte des Maccabées
Sloterdijk semble mieux le comprendre à partir des sociétés anciennes que des sociétés contemporaines. Ainsi, lorsqu’il écrit : «Les sédiments mentaux de l’exil israélien, mais aussi les exacerbations apocalyptiques de l’anti-impérialisme prophétique (qui s’est d’abord tourné contre les souverains étrangers helléniques, puis contre les souverains étrangers romains) sont profondément masqués dans la tradition religieuse de la civilisation occidentale. Les uns comme les autres restent incompréhensibles si l’on ne suppose pas qu’il s’est constitué une sorte de trésor de la colère. Leur dynamique spécifique provoque un changement de structure de la colère de la victime qui se transforme en ressentiment durable. Cette transformation devrait prendre, pour l’ambiance caractéristique de la religion, de la métaphysique et de la politique occidentales, une signification qu’on ne saurait surestimer (ibid. p. 116). Est-ce à dire qu’après tant de siècles, l’actuel État d’Israël serait le produit d'un ressentiment multiséculaire? Si tel est le cas, nous comprendrons aisément que l’État israélien est le digne héritier des États totalitaires nazis et communistes du XXe siècle. Cet État n’a pas émergé d'une colère révolutionnaire issue d’un scandale blessant, mais d’un «ressentiment durable», obsessionnel, renouvelé et entretenu non jusqu'à une époque récente, mais à partir de l’opportunité offerte par une monstruosité qui justifierait tous les actes politiques de vengeance réclamés par cet État subsidiaire, constitué artificiellement comme fer de lance de l’Occident dans le monde oriental lors de sa Guerre Froide contre l’influence soviétique. Cet État n’a pas seulement pour but de redonner à l’Israël ancien sa Palestine «natale», mais d’engager une revanche à la fois contre l’Occident qui a opprimé le peuple juif en l’humiliant par ses dirigeants politiques et économiques et à se venger également du monde slave dont les pogromes ont servi de modèles à la Shoah. Ce n’est pas pour rien que Sloterdijk nous invite en «ce qui concerne les formes moins sublimes de l’accumulation de la colère, [à] jeter un regard rapide sur les tristement célèbres psaumes de malédiction et autres prières visant à la destruction de l’ennemi, que l’on retrouve dans le Psautier de l’Ancien Testament…» (ibid. p. 117).

Qu’est-ce alors le ressentiment pour Sloterdijk, après les méditations de Scheler et de Nietzsche? «Le militantisme, d’ancienne et de nouvelle date, est l’une des clefs principales de la configuration de la colère et du temps, parce que, sous ses premières formes, il met en marche l’histoire effective de la mémoire cumulative de la colère. Il fait donc partie de l’histoire originelle de ce que Nietzsche a appelé le “ressentiment”. Celui-ci commence à se former lorsque l’on empêche la colère vengeresse de s’exprimer directement et qu’elle doit emprunter le détour d’un ajournement, d’une intériorisation, d’une transposition, d’un déplacement. À chaque fois que les sentiments liés au fait d’avoir subi un revers sont soumis à la contrainte de l’ajournement, de la censure et de la métaphorisation, se remplissent les entrepôts locaux de colère dont on ne conserve le contenu que pour le vider plus tard, et le transposer dans l’autre sens. La conservation de la colère place le psychisme du vengeur inhibé devant le défi consistant à associer la retenue de la colère et sa préparation en vue d’une date qui n’a pas été fixée. On ne peut l’obtenir que grâce à une intériorisation qui s’appuie sur des extériorisations réussies» (ibid. p. 122). Nous ne pouvons qu’être d’accord avec cette définition. La colère liée au ressentiment prend, chez Sloterdijk, une vision apocalyptique qui est tout l'opposé de la colère liée à la révolte. Et pour cette raison, nous devons logiquement en écarter la colère révolutionnaire. Celle-ci refuse cet auto-emprisonnement dans ses ajournements, ses intériorisations, ses transpositions, ses déplacements dans une sublimation haineuse et vengeresse. Elle naît moins d'une tension accumulée et sources de fixations pathogènes que d'un subit état de conscience révélé à lui-même. C'est cette prise de conscience qui donne à la révolte cet aspect hirsute, inattendu, débordant d'un bord et de l'autre, alors que la colère issue de la tension des ressentiments est peaufinée, planifiée, préparée par des sectes, des groupuscules, des armées.

À la résilience du refoulé imbu de ressentiment s’oppose la résistance de la conscience et de l’action contre la subversion par les minorités dominantes. Sloterdijk encore : «Le phénomène du perdant qui émet un avis divergent sur sa défaite est manifestement aussi ancien que celui de la spiritualité politique. Pour désigner cette figure, et celles qui lui ont succédé sous une forme non religieuse, le terme de résistance a acquis droit de cité au XXe siècle - qui ignore ce que signifie ce terme ne connaît rien à l’esprit de gauche» (ibid. p. 121). Voilà pourquoi, à ses yeux, «il n’y a donc rien d’étonnant à ce que dans une situation de souffrance particulièrement scandaleuse, désespérée et ennuyeuse, le paradigme prophétique traditionnel doive s’effondrer en soit remplacé par un concept d’un genre entièrement nouveau» (ibid. p. 129). Du ressentiment procède la colère et cette colère appelle la révolte. Mais les Résistants de 1940-1945 étaient-ils des gens colériques à cause des frustrés du marché noir sous l'Occupation ou bien des gens qui investissaient dans une utopie d'après-guerre où les erreurs commises par le passé (à Versailles, à Munich, etc.) ne se répéteraient plus? Nous atteignons bien la limite de la liaison de la colère et du ressentiment chez Sloterdijk.

De la révolte

Rejetant à la fois le ressentiment résilié et la résistance révolutionnaire, on comprend le choix «petit-bourgeois» de Sloterdijk : «Pour la grande histoire du militantisme, le IIe siècle avant la naissance du Christ doit effectivement être considéré comme une ère-clé, parce que, depuis cette date, l’esprit de l’insatisfaction radicale à l’égard des situations existantes est placé devant un choix en principe immuable. Depuis cette “ère des axes” de la dissidence, les colériques disposent de l’alternative historique entre l’option des Macchabées et celle de l’Apocalypse, en un mot: entre l’insurrection anti-impériale séculaire et l’espoir religieux ou parareligieux dans la chute globale des systèmes - une alternative à laquelle la modernité n’a ajouté qu’une troisième valeur, mais décisive: celle du dépassement réformiste, visant à rétablir des situations anormales dans des délais moyens par le biais de l’application de procédures libérales-démocrates. Il n’est pas nécessaire d’expliquer pourquoi la troisième option constitue la seule stratégie de civilisation ayant à terme des chances de réussir» (ibid. p. 130). En fait, l'Apocalypse recouvre deux options : le ressentiment et la révolte, et il y a le réformisme.

Stalingrad
Car, entre l’insurrection et la destruction finale reste le réformisme bourgeois de l’amendement des systèmes économiques inégaux dans la répartition des richesses, et donc des privilèges d’argent; à la correction des régimes politiques corrompus ou imparfaits dans leur utilisation sage du droit et de la force. Enfin, dans une liberté des mœurs et des comportements qui n’enfreignent ni les possibilités du système, ni les paramètres du régime. Mais quand cela même cause la subversion sociale, doit-on se contenter d’un «laisser faire», en espérant que la situation se corrigera d’elle-même? On comprend alors la floraison de sectes et de thérapies basées sur l’inévitable apocalypse now : «Il existe une gaieté fébrile telle que seule garantit la théorie apocalyptique. Elle s’embrase à l’idée que tout se déroulera au bout du compte tout à fait autrement que le pensent ceux qui connaissent actuellement le succès» (ibid. p. 153). Doit-on à «l’alliance antique et fatale entre l’intelligence et le ressentiment», «la diminution réelle des quantités disponibles de colère chez les exclus, les ambitieux, ceux qui n’ont pas réussi et ceux qui ont soif de vengeance (ibid. pp. 316 et 262)? Soyons sérieux, la réflexion de Sloterdijk, son incapacité à vraiment trancher entre le ressentiment grégaire et la révolte des consciences le condamne à un tiers paralysant. Telle est notre situation actuelle qui suscite, d’une part une rhétorique apocalyptique de la haine de tous contre tous en démocratie, et un appel au militantisme contre les rouages corrodés des institutions civiles occidentales.

Une fois que nous avons identifié la traite de la banque de la colère dans l’impôt du ressentiment, nous sommes mieux à même d’apprécier ce que Sloterdijk écrit à son sujet. Et, naturellement, il doit remonter aux sources de la civilisation occidentale : «…l’Homère de l’Iliade ne néglige rien pour propager la dignité de la colère. Il montre, au moment critique, avec quelle explosivité s’est enflammée l’énergie colérique d’Achille. Son actualité s’impose d’un instant à l’autre. C’est précisément sa soudaineté qui est indispensable pour accréditer son origine supérieure. C’est un élément de la vertu des héros de la Grèce antique que d’être prêts à devenir le réceptacle d’une énergie affluant d’un seul coup» (ibid. p. 18). Contrairement au caractère amer de celui motivé par les ressentiments, le caractère vaillant de celui motivé par la juste colère (de son point de vue certes) ouvre la porte à l’héroïsation, dont nous avons déjà touché un mot : «Avec l’engagement du héros enflammé dans le combat se réalise une identité de l’homme avec ses forces motrices, dont les êtres domestiques rêvent dans leurs meilleurs moments. Eux-mêmes, aussi habitués qu’ils soient aux ajournements et à l’obligation d’attendre, n’ont pas oublié le souvenir des moments de leur vie au cours desquels l’élan de l’action semblait découler des circonstances elles-mêmes» (ibid. p. 20). Cette première rencontre de la conscience hellénique avec la colère humaine a tracé une voie qui domina jusqu’à l’aube de la Première Guerre mondiale. Dans ce cadre, il était encore plausible de considérer que «la colère se fasse son propre droit et frappe à la porte de l’offenseur, dans le rôle de son propre huissier de justice, voire dans celui d’exécuteur autoproclamé» (ibid. p. 73). Pour Sloterdijk, encore : «Il existe ici de toute évidence entre le colère et la fierté un lien grâce auquel la fureur s’accorde à soi-même un certificat de légitimité. Plus le facteur de fierté se transforme en colère, plus le “Tu as le droit” se transforme efficacement en “Tu dois”. L’acte de colère parfaitement motivé serait dès lors celui qui se ressent lui-même comme l’accomplissement d’une nécessité indispensable et noble. son modèle empirique se trouve au niveau familial dans les meurtres par vengeance, aux niveaux ethnique et national dans les guerres de religion et de libération» (ibid. p. 82).

Est-ce par hasard que Sloterdijk en est arrivé à parler d’un «capital de colère» et assimiler le processus colérique à celui du système bancaire occidental? L’assimilation d’un programme psychologie à une opération économique n’est pas originale. Ne parle-t-on pas de la circulation des affects comme de la circulation des marchandises ou de la circulation des monnaies? La tension énergétique qui s’accumule, tant au niveau de la libido que de l’agressivité, pourrait se voir appliquer «l’accumulation primitive du capital» telle que théorisée par Marx. Jusqu’où ces analogies sont-elles exactes? Dans sa logique, le capital accumulé de colère équivaudrait au ressentiment : «La véritable mission du capital est d’assurer constamment la poursuite élargie de son propre mouvement. Sa vocation est de renverser toutes les situations où des obstacles à l’exploitation que sont usages, mœurs et législation compliquent sa marche victorieuse. Dès lors, aucun capitalisme n’existe sans la propagation triomphale de cet irrespect auquel les critiques de l’époque donnent depuis le XIXe siècle le nom pseudophilosophique de “nihilisme”. En vérité, le culte du néant n’est que l’effet secondaire inévitable du monothéisme monétaire, pour lequel toutes les autres valeurs ne sont que des idoles et des simulacres. (On peut du reste aussi développer sa théologie sous une forme trinitaire, dès lors qu’au Père “argent” s’ajoutent le Fils “succès” et le Saint-Esprit “notoriété”.) Conformément à la logique du développement capitaliste, les banques se placent de plus en plus à la pointe de l’évolution, parce que seules ces agences de l’agitation ouverte vers le futur sont en mesure de manier la collecte et la canalisation effective des flux monétaires» (ibid. p. 191). La question qui nous vient à l’esprit est celle-ci : pourquoi ce que Homère présente comme étant la détente de la colère devient-elle, avec le monde contemporain, une accumulation débile de ressentiments pernicieux et bourgeois? «La forme de projet de la colère (ce que l’on appelle aussi en termes policiers la justice que l’on se rend à soi-même ou système des bandes, en termes politiques l’anarchisme ou le romantisme de la violence) est capable de prendre la forme d’une banque. Nous désignons ainsi l’absorption des capacités locales de colère et des projets de haine dispersés au sein d’une instance générale dont la mission, comme celle de toute banque authentique, consiste à servir de réceptacle et d’agence de mise en valeur de placements. De la même manière que, déjà, la vengeance, comme forme de projet de la colère, donne à celle-ci une plus grande extension dans le temps et fait prospérer une planification pragmatique, la forme bancaire de la colère exige des différentes impulsions vengeresses qu’elles se classent dans une perspective supérieure. Celle-ci réclame fièrement pour elle-même le concept “d’histoire” - au singulier, cela va de soi. Avec la création d’une banque de colère (conçue comme un dépôt d’explosifs moraux et de projets vengeurs), les différents vecteurs sont contrôlés par une régie centrale dont les exigences ne concordent pas toujours avec les rythmes des acteurs locaux et des actions locales. Pourtant, désormais, la subordination devient indispensable: les nombreuses histoires vengeresses doivent enfin être ramenées sous l’égide d’une histoire unifiée» (ibid. pp. 90-91). Dans le monde des ressentiments et de la colère accumulée, tout se passe sur le modèle du capital mort. L'argent. On l'accumule comme la colère s'accumule devant les frustrations. L'idéal, comme dans le capitalisme, serait que ce processus d'accumulation primitive ne s'arrête jamais. Devant cet impasse, le seul moyen consiste à «faire sauter la banque». La révolte est précisément la tentative non d'évacuer la tension pour retourner au cycle vicieux comme une simple vendetta, mais de le briser.

Nous pourrions dire que c’est là un autre moment où cessant d’être philosophe, Sloterdijk devient idéologue. Aurions-nous tort? La colère de la révolte n’est-elle que celle, destructrice, qui galvanise la réaction? «La colère des destructeurs de cabines et des incendiaires se consomme dans sa propre expression - et le fait qu’elle se régénère souvent par les réactions sans douceur de la police et de la justice n’ôte rien à son aveuglement. Elle se contente de la tentative de dissiper le brouillard avec un bâton» (ibid. p. 92). Si nous en restions à ces quelques citations, nous pourrions le croire. Mais Sloterdijk constate bien que la colère à ses raisons qui ne sont pas les raisons du ressentiment. C'est contre sa propre philosophie que l'idéologue s'impose une conclusion boiteuse. Que quelqu’un ait un caractère qui gère une accumulation de tensions négatives dont le ressassement laisse, comme un volcan, échapper quelques fumerolles sans conséquences immédiates, c’est une chose; qu’il s’engage dans un processus de colère et de révolte, c’en est une autre. Il y a une différence plus qualitative que quantitative.

Sloterdijk décrit ainsi le passage de l’accumulation primitive à la dépense colérique comme simple dépassement de la vengeance : «Tout comme dans l’économie monétaire, l’économie de la colère franchit elle aussi son seuil critique lorsque la colère monte et passe du stade de son accumulation locale et de sa dépense ponctuelle à celui de l’investissement systématique et de la croissance cyclique. Dans le cas de l’argent, on décrit cette différence comme la transition entre la forme du trésor et la forme du capital. Pour ce qui concerne la colère, on aurait accompli ladite transformation en question dès que la production vengeresse de la douleur abandonne la forme de la vengeance pour la forme de la révolution. La révolution, dans le sens le plus extensif du mot, ne peut être l’affaire du ressentiment de personnes privées isolées, bien que de tels affects trouvent eux aussi leur compte à l’instant critique. Elle implique la fondation d’une banque de la colère dont les investissements doivent être aussi minutieusement réfléchis que les opérations de l’armée avant la bataille décisive - ou encore celles d’un groupe mondial à la veille de lancer une offre publique d’achat hostile contre son concurrent» (ibid. p. 93). La révolte serait donc ce moment où la vengeance se renverse en révolution, ou le ressentiment individuel se fond dans un mouvement de revendications collectif. Chacun peut, mais pas nécessairement doit, oublier ses ressentiments personnels lorsque la collectivité appelle au bien commun. Contre cet idéalisme, les expériences révolutionnaires nous apprennent que derrière l'action des révoltés grenouillent toujours les ressentiments abjects des foules. Les révoltés seront ceux qui feront sauter la banque, comme je l'ai dit. C'est Camille Desmoulins au jardin du Palais-Royal le 14 juillet 1789, l'insurrection sans leaders de Février 1917 à Petersbourg. Ce sont eux qui transgressent et qui paieront de leur vie leur transgression. Pendant que ces révoltés essaient de mener la révolution vers ses objectifs, d'autres, beaucoup d'autres s'organisent vite en sous-mains. Ces révolutionnaires professionnels harnachent déjà la révolution pour que les anciens médisants du ressentiment puissent en tirer leur traite sans trop souffrir. Après Thermidor, ce sera le temps des Merveilleuses et des Incroyables, des banquiers (Cabarrus, Ouvrard), de l'armée (Bonaparte) et des corrompus (Tallien, Barras); après 1939 et la Seconde Guerre mondiale, le temps de la nomenklatura tracera la voie à la pègre libérale qui s'installera sous Yeltsine. Ce sont des porteurs de ressentiments que naissent l'«appétit de jouissance» dont Pétain lui-même, qui la dénonçait contre tous les Français vaincus de 1940, était un partisan jouisseur. C'est ainsi que la révolte aura été un moment de la colère, non un simple renversement de ressentiments en révolution, mais une action visant à briser le cercle vicieux dont ils sont les deux dynamos.

Comme dans le circuit économique, mais comme dans le sentiment amoureux pourrions nous ajouter, après la phase euphorique qui qualifie la révolte qui accompagne la colère, il est facile d’anticiper le moment qui succédera à l’euphorie avec angoisse, sinon avec hystérie : «Compte tenu des implications illusoires de la “révolution qui avance”, on ne s’étonne pas du fait que les plus fortes impulsions sociales-révolutionnaires aient toujours rayonné de la volonté d’ascension de ces activistes qui parlaient au nom des masses sans oublier leurs propres ambitions. La faiblesse de ces aspirants apparaissait dans le fait qu’ils ignoraient volontairement une réalité élémentaire : même après des renversements réussis, les bonnes places restent rares et chères. Il y a de la méthode dans cette manière de ne pas voir le réel. S’il y a un point aveugle dans l’œil du révolutionnaire, il tient à l’espoir inavouable de pouvoir se nourrir des fruits du changement qu’il a lui-même provoqué. Pourrait-on dire par conséquent que les révolutionnaires sont des carriéristes comme tous les autres? Ils le sont tout à fait, mais pas sans réserve, dès lors que le commerce révolutionnaire, au moins à ses débuts, est placé, ou semble être placé, sous la loi de l’abnégation. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve, dans les éloges des plus ardents fonctionnaires du renversement, l’affirmation selon laquelle ils n’ont nourri aucune ambition personnelle. Cela ne démontre cependant que la possibilité de faire coïncider plusieurs points aveugles - un milieu, révolutionnaire ou pas, est toujours aussi une alliance en vue de l’ignorance commune d’états de fait qui sautent aux yeux de personnes étrangères au milieu. Ce qu’on plonge ici dans l’obscurité apparaît après coup dans l’amertume des aspirants qui n’ont pas réussi, et constatent qu’on les a laissés pour compte alors que d’autres sont arrivés tout en haut. Et l’on dénonce alors une révolution qui, une fois de plus, aurait dévoré ses propres enfants. On doit aux impulsions de ceux qui sont restés en arrière la preuve du fait que la colère doit être comptée au nombre des énergies renouvelables» (ibid. pp. 157-158). Ne nous trompons pas. Sloterdijk saute un tour du sillon lorsqu'il fait passer des révoltés aux déçus de la révolution. C'est oublier l'An II, les procès de Moscou, la révolution culturelle chinoise. Il saute précisément ce moment de révolte qui assimile la colère à un espoir utopique, à une altérité autre, maladroite ais-je dit, mais qui ne lutte pas pour faire transiter un ordre des privilèges à un autre. Il y a un point aveugle dans l'œil de Sloterdijk, et ce point aveugle est celui qui refuse d'assimiler la révolte à la colère compulsive des isothymiques.

La révolte est affaire de mégalothymiques car seuls les mégalothymiques peuvent s’y engager complètement et inscrire leur marque dans l’Histoire. Ceux que la colère effraie, que la révolte culpabilise, que le changement inquiète, reviennent vite à l’état d’accumulation de l’énergie négative, passant de la révolte aux ressentiments. Pour confirmer ce point, Sloterdijk cite un exemple éloquent : «Dans une lettre, devenue célèbre à juste titre, que Rosa Luxemburg adressa le 28 décembre 1916 depuis une prison berlinoise à son amie Mathilde Wurm, des figures comparables de la dynamique des affects apparaissent dans une orchestration plus riche, complétées par un credo désespéré et courageux, révolutionnaire et humaniste, qui est de manière compréhensible entré dans l’album et de la militance de gauche. Au début de sa lettre, la captive épanche la vive indignation que lui inspire le ton pleurnichard d’une lettre de son amie, qui vient de lui parvenir : “Vous êtes tous ‘trop peu fonceurs’ pour moi, dis-tu avec mélancolie. ‘Trop peu’, voilà qui est bien! Vous n’êtes absolument pas ‘fonceurs’, mais ‘rampeurs’. Ce n’est pas une différence de degré, mais de nature. ‘Vous’ êtes tout simplement une autre espèce zoologique que moi, et je n’ai jamais autant haï votre caractère grognon, aigri, amorti et petit bras que maintenant… Pour ce qui me concerne, moi qui n’ai jamais été tendre, je suis ces derniers temps devenue dure comme de l’acier poli et je ne ferai plus désormais la moindre concession, ni politiquement, ni dans mes relations personnelles… En as-tu désormais assez comme vœux de nouvel an? Alors fais en sorte de rester humaine, cela signifie : être ferme, claire et gaie, oui, gaie malgré tout et tout, car pleurer est l’affaire des faibles…” (ibid. pp. 160-161). Cela évoque la superbe réplique de Saint-Just lors des négociations avec les officiers autrichiens dans laquelle il insistait, que les révolutionnaires n'appartenaient pas à la même humanité que les soldats de l'empereur d'Autriche.

Voilà où la révolte s’approche le plus de la passion amoureuse. Conscient qu’il faudra bien, tôt ou tard, en finir avec la révolte bancale, il faut prendre sans laisser filer une minute ce temps qui, réduit, doit permettre de produire le maximum de résultats. Contrairement aux caractères qui carburent aux ressentiments, les révoltés veulent obtenir dans une durée brève qui leur est impartie (comme à Jeanne d’Arc), l’euphorie amoureuse qui seule peut transformer le monde. «Ce sont des romantiques inversés qui, au lieu de sombrer dans la douleur du monde, veulent incarner en eux-mêmes la colère du monde. À la manière du sujet romantique qui se conçoit comme un réceptacle de la douleur sur lequel non seulement s’accumulent les maux personnels, mais conflue aussi la souffrance du monde, le sujet militant conçoit sa vie comme un réceptacle de la colère où l’on enregistre les factures impayées venues de toute part et où on les conserve en vue d’un remboursement ultérieur» (ibid. p. 163). Il est vrai qu’ils sont romantiques, ces porteurs de la colère, qu’ils se font une image surfaite de ce «peuple», de ce «prolétariat», de ces «étudiants québécois du printemps érable» (2012), mais la révolte a besoin de s’ancrer «au sein du peuple en question, la colère et la justice ne fais[an]t plus qu’un» (ibid. p. 169).

Le passé a montré que toutes révolutions s'achevaient dans un Thermidor. Il y a un moment où la tension s’épuise ou se disperse. La phase hystérique peut conduire alors à un passage ombrageux de la civilisation, c’est l’aboutissement de la démocratie en dictature. Ou, plus typiquement, le passage du «mouvement populaire» en «gouvernement révolutionnaire» - du Comité de Salut Public à l'Empire napoléonien; le triomphe du Parti communiste sur les soviets, etc. C’est le passage de la traite au remboursement : «La base de leur commerce est la promesse faite à leurs clients de déverser un profit thymotique sous forme d’une hausse du respect de soi et d’une capacité élargie à faire face à l’avenir s’ils renoncent au défoulement instantané de leur colère. Les profits sont obtenus par les opérations politiques des banques de la colère, avec lesquels ils élargissent matériellement et symboliquement les marges de manœuvres existentielles de leurs membres» (ibid. p. 199). D’autre part, nous retrouvons la troisième voie - la voie réformiste -, celle que préfère Sloterdijk, celle que choisit généralement la démocratie libérale. Au Québec, c’est le renversement opposé à partir des années 1980-1990 et continué au cours de la première décennie du XXIe siècle. Ici, «les rapports de souveraineté se sont inversés du jour au lendemain : non seulement les organisations de salariés n’ont pas grand-chose en main pour exercer une menace effective, le privilège de la menace étant passé presque exclusivement du côté des entrepreneurs. Ceux-ci peuvent désormais affirmer de manière passablement plausible que tout sera encore pire si la partie adverse se refuse à comprendre et à assumer les nouvelles règles du jeu» (ibid. p. 302) Tel était le sens du mot «maturité» que le Premier ministre libéral employait couramment pour intimider et culpabiliser les revendications syndicales dans les années 1980. Parce qu’il est incapable de bien saisir ce qui distingue la colère du ressentiment, la phase euphorique de la phase hystérique de la révolte, à la manière de Spengler, l'idéologie de Sloterdijk ramène une vision cyclique de l’Histoire qui n’exerce qu’un mirage semblable aux miroirs aux alouettes. La phase hystérique enveloppe la première, non parce qu'elle est névrotique mais parce qu'elle en appelle à une médiocratie préférée aux risques d'une catastrophe incommensurable : «Qui pourrait nier que le malheur immense du siècle dernier - nous ne citerons que les univers d’extermination russe, allemand et chinois - émanait des menées idéologiques visant à faire mettre en scène la vengeance par des agences terrestres de la colère? Et qui voudrait ignorer le fait que l’on voit aujourd’hui s’amasser les nuages d’où tonneront les orages du XXIe siècle» (ibid. p. 65). Comme Cassandre, Sloterdijk entrevoit l’inéluctable catastrophe que toutes révoltes ne peut qu’entraîner et que l’accumulation des ressentiments exerce en tant que tension psychologique et sociale jusqu’au jour où elle éclatera, jour qu'il repousse, comme toute apocalypse, le plus loin possible. Mais les ressentiments ne viennent qu’une fois les révoltes se sont avérées des défaites ou des demi-succès. Le jour où une révolte se transforme en révolution, promettant plus qu’elle ne peut réaliser, la panne survient brusquement. La révolte s'arrête d'elle-même. Tel est Thermidor. La frustration nécessite alors des réactions (les guerres napoléoniennes, la guerre germano-soviétique, la révolution culturelle chinoise, etc.) afin de canaliser et de dépenser la destrudo au service de l’État. Après, seulement, il sera permis de laisser s’accroître une tension qui s’exercera contre les individus mêmes, par leurs propres ressentiments individuels.

L’idée que les révoltes sont des crimes de droit commun, le déni de toute hypothèse qu’il peut se commettre en démocratie des abus politiques où les forces au pouvoir s’en prennent à des individus ou des groupes politiques s'opposant à cette «vision de l'esprit» de la sacro-sainte démocratie libérale, nourrie le négationnisme des gouvernements occidentaux. Ces gouvernements démocratiques libéraux se comportent envers leurs critiques comme les Soviétiques jadis envers leurs dissidents. Les Soviétiques, c’est connu, enfermaient leurs dissidents dans des asiles sous prétexte qu’il fallait être «malade mental» pour refuser l’évidence du bien-être apporté par la démocratie populaire. À leur façon, nos gouvernements ignorent leurs critiques en en faisant des casseurs, des bandits de droit commun, des délinquants, afin d’ignorer la légitimité de leur «désobéissance civile» et leur permettre de suggérer et de participer à une définition autre de la démocratie que celle qui aboutit à une forme d’unanimisme général basé d’une part sur l’isolisme des individus par les moyens de la haute-technologie, d’autre part par l’intimidation intériorisée d'une réprobation sociale à ne pas partager une pensée commune. D’un côté, la révolte dégénère en perversions individuelles qui s'inspireront d'un ensemble de fantasmes psychotiques propres à exprimer leurs ressentiments; de l’autre, les ressentiments se cristalliseront en une forme de puritanisme pointilliste de la morale, de l’éthique, du politicaly correctness, de l’human interest pleurnichard qui donne l’impression que la société agit afin de «réformer» les impaires que la révolte pointait d'un index accusateur. Voilà où nous en sommes rendus. C’est alors qu’apparaît la pensée de Denis-Robert Dufour, tel qu’exprimée dans son essai La Cité perverse (Paris, Gallimard, Col. Folio-essais, 2012).

L'ère de la perversion puritaine

La révolte suppose au-delà des intérêts individuels une solution sociale à la crise. Dans l’esprit «romantique» des révoltés, le salut est collectif; le salut de l'individu passe par le salut du groupe. Dans l’attitude geignarde des imbus de ressentiments s'affirme la tendance à l'égotisme et que le salut du groupe passe par mon salut à moi : «Lorsque chacun mettra en avant son moi, si haïssable soit-il, il en découlera une nouvelle forme de bonheur puisque les individus, tout occupés d’eux-mêmes ne se haïront plus - ce qui permettra de refonder la Cité» (ibid. pp. 93-94). La colère qui apporte la révolte est issue d’une conscience de soi plus élaborée que celle des imbus de ressentiments. Alors que les premiers, sincèrement ou non, en appellent à l’altruisme, les seconds ne voient le Moi que comme le commencement et la fin de leurs sentiments négatifs. La Rochefoucauld, dans une de ses Maximes de 1664 écrit : «L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens; il ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie» (cité in ibid. p. 112). On devine qu’une société hédoniste, qui se contente de réformes, d'ajustements répétés à une machinerie gâtée, générera une quantité inouïe de ressentiments tant ses frustrations seront grandes devant son impuissance à affirmer ses caprices de Citoyens-Roi.

Cette problématique ne se posait pas ainsi dans la Cité antique selon Dufour : «Concernant la Cité classique, on pourrait dire que c’est une Cité qui obéit à des lois créées par les hommes pour échapper aux lois de la nature - la question si essentielle qu’elle a occupé une place centrale dès les débuts de la philosophie, puisque Platon y aura consacré deux études décisives : La République et Les Lois. On peut dire ceci d’une façon beaucoup plus moderne et même freudienne : une Cité classique est composée de névrosés qui croient qu’il existe un Maître à qui ils doivent obéir et de qui ils sont persuadés qu’ils tiennent leur existence. Pour que cela fonctionne, il faut et il suffit qu’au moins un se prenne pour ce qu’il n’est pas : le Maître, et que les autres le croient. On peut le dire encore autrement : le Maître est fou en tant qu’il se prend pour celui devant qui les autres doivent s’agenouiller, c’est-à-dire courber l’échine. Il est fou, mais personne ne doit le savoir - c’est pour cela qu’il y a de l’in-conscient, au sens littéral d’Un-bewust : “in-su”. Toutes les éventuelles incohérences du Maître seront mises au compte de mystères inaccessibles au commun». À l’opposée, la cité post-moderne, celle de l’isothymie issue au rang de la citoyenneté-royale par la fiction démagogique, Dufour écrit : «De cette définition de la Cité classique, on peut déduire celle de la Cité perverse ; c’est une Cité qui s’emploie à remettre au premier plan les lois de la nature. Ce qui peut également se dire de façon moderne : le fonctionnement pulsionnel sera alors privilégié sur le fonctionnement symbolique. Est-ce à dire en ce cas que tous les habitants de cette Cité deviennent pervers? Non, nous avons vu dès le prologue qu’une Cité pouvait devenir perverse sans que les individus qui la composent ne suivent nécessairement le même chemin. Il suffit en effet que la Cité perverse mette en place une “sélection naturelle” des habitants les plus aptes à suivre cette pente. La pression sera alors si forte sur les individus restants que, même non pervers, ils se trouveront contraints d’adopter des comportements pervers. Cette remarque conduit à supposer que, dans la Cité perverse, il peut exister de (nombreux) névrosés à comportement pervers» (ibid. pp. 333-334). C'est la différence essentielle entre la révolte et le ressentiment qui échappait à Sloterdijk.

Dufour reproduit le schéma augustinien des deux cités. La Cité de Dieu devient la Cité classique en autant où les hommes aiment le prochain (la loi de l’hospitalité) au détriment d’eux-mêmes. La Cité perverse, actuelle, est constituée de citoyens-roi qui s’aiment eux-mêmes, égoïstement, obsessivement comme le montraient La Rouchefoucauld et Pascal en leur temps, observateurs tout en finesse de la société de cour et prophètes de nos cités modernes. Mais comme Sloterdijk, Dufour n’invite guère à l’optimisme. Les cartes sont brouillées. L’homme névrosé issu du triomphe de l’homme sur la nature, s’investit d’un rapport pervers une fois qu’il sent qu’il a en mains la donne du jeu. Il peut alors régresser vers un comportement pervers polymorphe, utilisant les autres à la satisfaction de ses pulsions primitives tout en en éprouvant par après les remords et les culpabilités de l’enfant transgresseur devant des parents outrés mais ici inexistants. Le monde tranché issu de Malaise dans la civilisation de Freud, disparaît dans la Cité perverse : «Ce qui distingue le pervers du névrosé, c’est fondamentalement la question du rapport à la loi. Le névrosé est celui qui subit la loi, de gré ou de force. Content ou pas (et la plupart du temps, c’est “pas content”), il s’y soumet, au risque d’en pâtir. Tandis que le pervers, non. Il déroge à la loi, il récuse la loi. Certes, pour les deux, “il existe quelque chose plutôt que rien”, mais alors que le névrosé croit devoir obéir à la loi supposée régir ce quelque chose, le pervers croit que la loi, c’est toujours celle des autres obéissant à l’Autre, ce n’est jamais la sienne, la seule qui l’intéresse (ibid. p. 361). L’homme imbu de ressentiment devient l’homme qui craint la loi, qui rejette la révolte, mais qui se sert de ses pulsions individuelles pour expulser le surcroît de tensions négatives sur le mode de la perversité. Voilà pourquoi l’Apocalypse prédite par Sloterdijk ne viendra pas comme celle annoncée dans le Livre du Nouveau Testament, mais comme un dévoiement, un effondrement dans les licences les plus scabreuses adaptées à la domination de la société de consommation et à la domestication conditionnée des désirs et des angoisses sur lesquels naviguent les réseaux de communications - réseaux sociaux, mais aussi réseaux télécommunicationnels régis par les États. C’est ainsi que la morale sadienne marque au fer rouge la société des ressentiments comme modèle de la Cité non pas perverse bien entendue, mais de la Cité démocratique et libérale.

Pourquoi en revenons-nous toujours à Sade? Car nous avons tout appris de lui : à partir et contre la nature, à partir et contre le christianisme, à partir et contre les droits de l’homme, à partir et contre la raison, à partir et contre la société. Contrairement aux philosophes antiques qui établissaient les lois de la Cité comme un défi lancé à l’état de nature, Sade affirme que dans l'état de nature il n’y a pas de lois, et donc pas de lois humaines ou sociales qui découleraient d'hypothétiques lois de la nature. Ce qui me permet de revendiquer ma toute puissance et, par le fait même de refuser ou de jouer avec les lois comme bon me semble. De la puissance seule du Moi, chez Sade, toutes les lois dérivent et sont toutes orientées vers sa jouissance mais aussi sa mort (comprenant la mort des autres, cela va de soi); car respecter les lois du Moi (de «ma» nature), c'est respecter sa volonté finale qui est l'auto-destruction ultime. La seule solution, c'est de se résilier, comme le suggère Freud dans Malaise dans la Civilisation, car pour souffrante qu'elle soit, la névrose empêche la perversion de s'engager dans un cercle vicieux auto-destructeur. Or, le ressentiment préfère investir dans ce cercle vicieux de frustration/haine (de soi, de l’autre) et redoublement de la frustration, qui conduit à un jeu sado-masochiste qui devient la constitutante caractérielle de la démocratie libérale.

Le conflit étudiant québécois du printemps 2012 a donné un exemple de cette dépense du capital thymoique, opposant une population en colère suite aux lourds soupçons de corruption de son gouvernement libéral subversif. Dufour dirait probablement que le mouvement carré rouge des étudiants québécois au printemps 2012 a été un mouvement pervers (sans, ajouterait-il, le condamner moralement, ce qui serait un sophisme de sa part). D’un côté, il a suscité la colère et la révolte des étudiants, faible réplique d’un Mai 68 grandeur maison et stimulé par les dépenses isothymiques de ressentiments communs. Nous voyons s'appliquer le cycle décrit plus haut par Dufour : «La pression sera alors si forte sur les individus restants que, même non pervers, ils se trouveront contraints d’adopter des comportements pervers». Ainsi, 1º le gouvernement libéral de Jean Charest s’autorise une augmentation exorbitante des frais de scolarité universitaires en se justifiant de son seul mandat obtenu par le processus électoral. C’est pervers, car la démocratie ne lui a jamais accordé un mandat sur cette décision précise. Il est permis dès lors d’en contester le bien fondé. 2º D’où que les étudiants s’opposent par des voies démocratiques mais contestataires à la décision. C’est pervers, car ils s’opposent ainsi au sens de l’unité de la société incarnée dans son État pour des intérêts corporatistes. 3º Le gouvernement Charest réplique en envoyant la police, l’autorisant à utiliser la violence physique à sa discrétion. Le cercle de la perversité s’accroît car il fait d’une violence optionnelle un moyen exclusif (contre d’autres modes de règlement possibles) pour s'entendre avec ses opposants. 4º Les étudiants n'ont plus qu'à se confronter avec la violence policière. Pervers encore une fois car ils contribuent à la déconstruction de l’État donc à nourrir un sentiment de guerre civile larvée. 5º Se sentant menacé, le gouvernement réagit en votant une loi d’exception, toujours sous la justification démocratique de la légalité électorale. Pervers, car une loi d’exception ne se justifie pas par le processus électorale, puisqu’elle est «extraordinaire», donc au-delà de ce que le suffrage reconnaît au gouvernement. À situation exceptionnelle, lois exceptionnelles, ce qui n’était pas le cas au printemps 2012. 6º Les étudiants continuent de résister. Pervers, car ils ne cessent de contribuer à l’affaiblissement de la légitimité gouvernementale. - Le choix offert aux Citoyens-Roi est celui entre «ton» État ou le gel de «mes» frais de scolarité. Le gouvernement Charest, mis ainsi au pied du mur, déclenche des élections. Il est défait et le processus pervers a atteint sa finalité : «se débarrasser du gouvernement Charest» en manifestant contre la hausse des frais de scolarité! La résistance étudiante a amorcé la mise à terre d'un gouvernement subversif contre sa propre société; mais il a aussi stimulé la grogne des imbus de ressentiments qui n'ont cessé de dénoncer la mollesse du gouvernement libéral contre les étudiants en révolte. Si «du mal peut naître le bien», il ne faut pas oublier que «qui brandira l’épée périra par l’épée». C’est parce que la colère a soulevé la révolte que le jeu pervers a pu ainsi venir à bout du gouvernement subversif, mais il faut comprendre que le processus s’est accompli dans une société qui a peine à se figurer une orientation collective au-delà de la satisfaction de ses besoins individuels et immédiats et qui supporte difficilement l'attente.

En jouant le double jeu de l'ordre et de la répression, le gouvernement Charest a lui-même initié le rapport de nécessité d'un puritanisme légal à une perversion licencieuse. Ces manifestants,  profitant de la jovialité du mouvement, n'hésitaient pas à se dénuder complètement pour répondre à ces uniformes «mode SS» que portent fièrement tout corps policiers d'élite. Ainsi, la perversion répondait au puritanisme d'un gouvernement bourgeois hypocrite dans la pure tradition de l'establishment. Car, nombre des ministres de ce gouvernement n'étaient-ils pas soupçonnés sinon accusés de favoritisme dans l'octroi de contrats, de corruption, de délits d'initié? Le puritanisme dans l'application de la loi cacherait-il une honte coupable d'avoir été un gouvernement pervers, c'est-à-dire transgressant la légalité dont il avait été chargé par l'électorat de faire respecter? Ceux qui font les lois ne sont pas différents de ceux qui les subissent. La perversité (à la place du bon sens de Descartes) est bien la chose la mieux partagée au monde. Voilà pourquoi la révolte, pour perverse qu'elle puisse paraître, est parfois la solution qui contient aussi bien l'amélioration du monde que sa déchéance. Couteau à double tranchant, voilà pourquoi les sociétés éduquent les enfants afin qu'ils ne se l'approprient pas. À partir du jour où, avec la société de consommation, les perversions deviennent des marchandises chargées de valeur d'échange, plus aucune éducation ne peut en restreindre les utilisations déviées. Perversion pour perversion, la lutte des classes trouve ici sa motivation fondamentale qui échappait à Marx. Il faut choisir son camp, ne pas se laisser enfirwouaper par les consensus, et accepter de donner autant de coups qu'on en reçoit.

Ce n'est pas le refus de la loi mais sa manipulation qui est l’enjeu de la Cité perverse. Sade associe les lois de la Nature aux privilèges humains - ses héros sont ou bien des puissants, ou bien des sous-prolétaires qui ont parti lié avec ces puissants, un peu comme chez Marx qui concluait à des rapports étroits entre la bourgeoisie dominante et le lumpenproletariat. C'est sous la protection de ces privilèges que bourgeois et mafieux revendiquent le droit d'user et d’abuser à volonté de leurs victimes. Comme le déplorait Robespierre, les privilèges de l’argent se sont substitués aux privilèges du sang. Cette manipulation de la loi ramène tout régime politique à une dépendance à des forces économiques. Le goût des perversions individuelles permet aux ressentiments de s’acclimater de la Cité perverse, c'est-à-dire de la subversion de la société par une minorité dominante par l'argent. Le libéralisme, en s’associant la morale sadienne, dégrade l’individualisme en isolisme. L’égoïsme devient le moteur de la société morale : on veut bien de la loi quand il s'agit d’assurer ses intérêts, mais on la refuse quand il s’agit de garantir les intérêts de l’Autre. Aussi, comme Sloterdijk déviait de sa logique en associant colère et ressentiment, Dufour dévie à son tour de sa logique en associant la révolte à la perversion. La perversion est dans la société close, refermée sur elle-même et ses valeurs, sur la subversion même de l’étendue des avantages équitables du libéralisme à toutes les parties de la société. Elle suscite la révolte qui ne peut qu’être perverse dans le cadre où il s’agit de défendre des intérêts de groupes. Mais arrive un moment où ces intérêts particuliers se dépassent et atteignent un altruisme opposé aux intérêts du concept même de la Cité perverse. Alors la révolte devient moyen d'«ouvrir la société», elle devient source de libération des chaînes de l'esclavage.

Pour complaire et s’allier la masse d’isothymiques rongés par l’amertume et les ressentiments, la subversion sociale devient appel à l’ordre et au respect des lois. Nous entrons alors dans la schizophrénie du pervers-puritain dont parle Dufour. En veut-on des exemples? On habille Calvin Klein un(e) mineur(e) afin de promouvoir aux ventes le stock (jeans, chandails), puis on lapide le pédophile excité qui se met à courir après! C'est une stratégie de psychologie collective structurelle à notre société qui, d'un côté, normalise les clubs échangistes, et de l'autre, nous prêche à coups de téléromans la morale de la fidélité, du lien conjugal et de la famille. Cette confusion est entièrement perverse-puritaine. Je ne suis pas d'accord avec Dufour lorsqu’il cible le libéralisme (archéo- ou néo- peu importe!) comme étant la cause de cette situation. Autrement, ce serait réduire la morale sadienne à la liberté, l'individualité et le libéralisme comme Weltanschauung, de la même manière dont Sloterdijk réduit la colère aux ressentiments. La morale sadienne enveloppe le libéralisme comme n'importe quelle idéologie issue du capitalisme industriel, car précisément elle est une MORALE, c'est-à-dire qu'elle offre un modèle développé de COMPORTEMENTS entre les humains. Elle seule (à défauts des idéologies subordonnées) s'adapte au Protée qu'est le capitalisme, toujours changeant, s'adaptant à toutes les situations naturelles et sociales et qui fait qu'il apparaît, après l'échec des socialismes, comme indépassable.

Un gouvernement libre-échangiste ou protectionniste, démocratique ou dictatoriale, finit toujours par être rongé par la morale sadienne du capitalisme, tant il s’astreint à des dépenses symboliques, à son armement, à des ostentations de puissance, voire à des comportements strictement sadiens sinon sadiques. La morale sadienne domine aussi bien dans une société dite de gauche et progressiste (la légalisation de licences perverses; l'acceptation des hiérarchies de pouvoir qui se reconstituent dans les organismes communautaires ou syndicaux; le recours facile aux droits fondamentaux de l'individu pour justifier des atteintes à des collectivités minoritaires si elles n'acceptent pas la tyrannie de la majorité…), qu'elle domine dans une société réactionnaire ou néo-conservatrice (le fanatisme moral qui heurte les libertés individuelle; le culte des valeurs collectives au détriment de la libre-pensée et de la libre-expression; l'agressivité de la masse contre l'émancipation personnelle et la désobéissance civile, enfin la protection - sans droit de regard - sur des groupes qui ajoutent à leur propagande des abstractions symboliques collectives (Bien commun, la Cité, la Nation, la Classe, etc.). Puritaine ou perverse, la société libérale et démocratique est une société sans passé et sans avenir, ne vivant que pour l'immédiat et l'instantané, où la valeur naît en s'anéantissant.

Conclusion

La morale qui précédait - jusqu'au tournant du XVIIIe siècle - était la morale chrétienne (catholique, orthodoxe ou protestante). D'elle aussi sortait des idéologies : le jésuitisme, le jansénisme, le puritanisme, le millénarisme, le gallicanisme, l'ultramontanisme, le quiétisme, etc. Ce n'est pas le libéralisme ou les droits de l'homme qui ont mis fin à cette morale chrétienne, stoïcienne, masochiste, mais la morale sadienne lorsque deux conceptions complémentaires se sont mariées avec elle : la conception de l'homme-machine (sur laquelle Dufour passe rapidement sans l'analyser en profondeur, ce que je fais dans La machine infernale - à paraître) et la pensée magique liée à la technologie qui rend le savoir scientifique l'équivalent d'une formule rituelle d'une efficacité inconnue jusqu'alors. Liez le tout, agitez et vous obtenez quelque chose qui ressemble assez à la société actuelle.

La morale sadienne est un tout en elle-même. Elle est plus qu'une idéologie (en fait, elle n'existe pas comme idéologie, sauf chez Sade), elle infiltre toutes les infrastructures mentales de toutes les idéologies, d'où se dégagent l'isolisme pervers (dans l'atomisation et la standardisation occidentale; je ne partage pas l'association que Dufour fait entre l'isolisme et l'individualisme : l'individualisme promeut la valeur de l'individu sur la collectivité sans détruire celle-ci, alors qu'au contraire, l'isolisme consiste précisément à détruire cette collectivité afin que l'individu tire de sa solitude même sa toute-puissance destructrice nietzschéenne), et le repli sur le privé sous l'intimidation publique dans des collectivités à texture absolutiste (en Iran, dans les pays arabes, en Birmanie, en Chine et ailleurs en Afrique, et jadis dans le Québec traditionnel). Il suffit que le rapport de production soit capitaliste, avec des minorités, créatrices ou dominantes, propres à investir de la richesse symbolique dans la production des biens matériels accompagnée de contraintes sur les grandes majorités. Le Protée capitaliste exige la souffrance du plus grand nombre afin de permettre au plus petit d'en jouir et de se reproduire sur celles-là sans nécessairement - et cela est la marque de Sade -, entraîner une amélioration de la civilisation ni de la condition humaine. (je m'excuse de la longueur des phrases). De tous les systèmes oppressifs du passé, jusqu'au capitalisme marchand du XVIIe siècle encore viable associé avec le christianisme (ce que s'efforçait de démontrer Weber), l'espoir en une amélioration de la condition humaine, physique et morale, était un but, non une justification comme elle est devenue aujourd'hui. Nous touchons là l'origine même de l'idée de progrès. Aujourd'hui, cette justification ne doit pas être pris au pied de la lettre, ni trop au sérieux dans bien des cas. Le progrès est une notion, même pour le néo-libéralisme, à toute fin pratique morte.

Trois fils impudiques se branlottent derrière le dos du Père de la Confédération canadienne, sir John A. Macdonald

Le capital de colère est toujours en reconstitution tant la révolte ne l'épuise et que les ressentiments le nourrissent. L'important, pour l'avenir, sera toujours de bien comprendre que la révolte seule peut amener l'amélioration de la condition humaine tandis que les réactions pleines d'amertumes ne peuvent que consolider les gouvernements subversifs, ennemis de la société dont ils ont reçu pourtant, de manière démocratique, le mandat d'assurer la protection, l'émancipation et la progression. Malheureusement, les forces isothymiques étant plus diffuses, elles ne font pas que nuire, elles empêchent l'amélioration de la condition du groupe en deçà de ses possibilités. En revanche, s'il faut compter sur la mégalothymie des révoltés pour lutter pour l'émancipation et l'amélioration, c'est de la mégalomanie des isothymiques que naissent le goût de la dictature, l'appétit de la vengeance et les rêves sadiens d'une société qui se meure à elle-même dans l'isolisme de chaque isoloir⌛

Montréal
13 novembre 2012

3 commentaires:

  1. Je suis curieuse de lire ce texte. Votre production est si vaste, il me faut choisir. C'est le point de vue qui me semble singulier et d'une si grande érudition.

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    1. Merci beaucoup Irène. Ça fait chaud au coeur de savoir que le travail que je fais puisse intéresser des gens. Ça nous fait sentir un peu plus utile.

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  2. C’est un travers assez répandu que croire que nécessité et perfection sont interchangeables. Ce n’est pas vrai. La révolte reste nécessaire même si elle est imparfaite. J’avais vu passer des citations de ce M. Sloterdijk qui me semblaient prometteuses. Reprendrait-il le problème là où l’avait laissé Peter Weiss avec son Marat-Sade? Pas vraiment, finalement. Merci pour cette belle synthèse.

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